mercredi 10 novembre 2010

La position du tireur couché

Martin Terrier est un tueur à gages. Sa dernière mission achevée dans une ruelle de Liverpool, il rentre à Paris pour annoncer à son employeur qu’il se retire définitivement. Son but est de repartir dans son village natal où, pense-t-il, un amour de jeunesse l’attend. Mais de vieilles rancœurs et une sombre machination vont contrarier ses plans.

Quand Tardi adapte Manchette, il faut s’attendre à déguster un petit noir très serré à l’amertume bien prononcée. Ne cherchez pas ici de héros au grand cœur, il n’y a que de pathétiques losers. Martin Terrier le tueur est surtout un pauvre gars naïf, stupide, incapable de s’en sortir avec les filles. Et que dire des autres personnages. Tous, absolument tous, sont au mieux antipathiques, au pire d’infâmes salauds. Même les femmes ! Pas un pour rattraper l’autre.

Dans une lettre adressée à son ami Pierre Signac datant de 1977 et reprise au début de l’album, Manchette écrivait à propos de son roman : « […] une histoire de tueur absolument sans intérêt intrinsèque, uniquement un exercice technique de mon point de vue. » La position du tireur couché relève donc de la mécanique de précision. Tout s’enchaîne pour aboutir à cette fin où le « héros » est plus pitoyable qu’il ne l’a jamais été. Pour Tardi, la difficulté était là : ne pas dérégler cette horlogerie en respectant au maximum le texte original. Et le challenge est relevé avec brio. Les 40 premières pages ronronnent un peu (trop de récitatifs qui nuisent à la fluidité du récit) mais la seconde partie est beaucoup plus prenante.

Pour le dessin, pas de surprise, Tardi fait du Tardi. Un noir et blanc maîtrisé, des trognes qu’on reconnaît au premier coup d’œil, quelques balades dans les rues de Paris ou à la cambrousse pour les décors. Les scènes ultra-violentes sont retranscrites avec froideur. Pas de théâtralisation, c’est net et précis : les os craquent, le sang coule, les cadavres s’accumulent… Le trait est parfait pour retranscrire le désespoir qui traverse l’œuvre de Manchette. Pas une once d’humanité, juste des hommes et des femmes dépassés par les événements.

Rein à rajouter, ce Tardi-là me plaît. Autant je n’ai jamais accroché avec Adèle Blanc-sec, autant je ne suis pas fan des titres sur 14-18, mais pour les adaptations, c’est toujours du très bon. Le Cri du peuple avec Jean Vautrin est monumental et les Nestor Burma sont tous excellents. Bref, vous l’aurez compris, je recommande chaudement cet album à tous les amateurs de polar en général et de Manchette en particulier. Même si je me doute qu’ils n’ont pas besoin de mon avis pour être convaincus.

La position du tireur couché, de Tardi et Jean-Patrick Manchette, Futuropolis, 2010. 100 pages. 19 euros.



L’info en plus : Les éditions Casterman rééditent l’album Griffu, première collaboration du duo Tardi/Manchette. Publié initialement en 1978, Griffu raconte les déboires d'un conseiller juridique embarqué dans une histoire de gros sous qui finira dans une mare de sang...




La BD du mercredi, c'est chez Mango

Le challenge Pal sèche de Mo'



lundi 8 novembre 2010

Thomas Drimm T1 : La fin du monde tombe un jeudi

Thomas Drimm est un préado normal avec pour seuls problèmes des parents qui se disputent et quelques kilos en trop. Mais sa vie bascule le jour où il tue accidentellement avec son cerf volant le professeur Pictone, l’un des plus éminents savants du pays. Parvenant à dissimuler le corps, Thomas a la surprise de voir le scientifique se réincarner dans son ours en peluche. Et le professeur Pictone de lui annoncer qu’il est désormais le seul être vivant capable de sauver le monde… Petite précision qui a son importance, Thomas vit dans une société où le gouvernement possède le contrôle total de chaque individu grâce à une puce implantée dans le cerveau. Le jeu est devenu la seule religion et les États-Uniqes sont le dernier pays existant au monde. Entre complot gouvernemental, premiers émois amoureux et course contre la montre, Thomas va devoir grandir bien plus vite qu’il ne l’aurait sans doute jamais souhaité.

Il est rare de voir de célèbres écrivains pour adultes « s’abaisser » à écrire pour la jeunesse. Didier Van Cauwlaert le fait avec maestria en proposant aux jeunes lecteurs un texte trépidant, plein d’humour mais également assez exigeant d’un point de vue formel. Le roman est rédigé à la première personne. C’est Thomas Drimm lui-même qui raconte ses déboires. Et le ton colle parfaitement à celui d’un ado dépassé par les événements.

Pour le reste, les personnages constituent à l’évidence le point fort de ce premier tome. Tous sont parfaitement campés : du vieillard devenu ours en peluche à la mère hystérique en passant par le père désabusé et alcoolique, sans oublier Brenda, top modèle sur le retour ou Boris Vigor, un ministre dont le QI ne doit pas être supérieur à celui d’une tasse à café. Il n’y a aucune personnalité « creuse ». Toutes ont été franchement bien pensées et ce carambolage entre des personnages si forts donne tout son sel à l’aventure. Et que dire de la société imaginé par le prix Goncourt 1994. Là encore, il fait très fort. Rendre crédible une telle organisation sociale est une gageure qu’il relève haut la main. Et force est de reconnaître qu’au-delà du sourire que cela engendre, ça peut aussi faire froid dans le dos. Mais c’est là que le bas peut blesser pour les jeunes lecteurs qui ne saisiront peut-être pas toute les subtilités « politiques » du texte.

D’ailleurs Thomas Drimm est-il vraiment un roman jeunesse ? Peu importe. Chacun y trouvera son compte. Pour les adultes, les clins d’œil à l’évolution de notre propre société sont jubilatoires. Pour les enfants, c’est l’aventure avec un grand A et la découverte d’un roman d’initiation furieusement moderne et très parlant. Plusieurs niveaux de lecture donc, mais aussi et surtout un vrai plaisir pour tous, de 12 à 112 ans, comme le précise la 4ème de couverture.

Lu dans le cadre du Prix littéraire des bloggeurs.

Thomas Drimm T1 : la fin du monde tombe un jeudi, de Didier Van Cauwelaert, Albin Michel, 2009. 392 pages. 17 euros. Dès 13 ans.

L’info en plus : Didier Van Cauwelaert est un talentueux touche à tout. Il a notamment créé une pièce de théâtre intitulée Le Rattachement qui met en scène Napoléon III et l’impératrice Eugénie au moment de l’union de la ville de Nice à la France en 1860. La pièce s’est jouée à Nice du 12 au 20 juin 2010 avec notamment la présence sur scène d’Alexandra Lamy, Mélanie Doutey et Samuel Labarthe. Le texte est disponible en librairie (éditions Albin Michel) au prix de 10 euros.

samedi 6 novembre 2010

Chouette, la suite vient de sortir !

J'ai présenté beaucoup de premiers tomes au cours de cette année. Depuis début octobre, quelques séries se sont enrichies d'un nouveau volume. Petit tour d'horizon :


Dr Slump T6 : ultimate edition
Résumé : Aralé, la jeune fille aux lunettes imposantes, rencontrée par Sangoku dans la série Dragon Ball, est le personnage principal de cette série, dont l'action se situe au village Pingouin.

Mon avis : Déjanté, scatologique, totalement délirant. Un must du manga d'humour. Indémodable.
J'en ai parlé ici.


Echo T3 : course poursuite
Résumé : Pourchassée par un psychopathe qui dispose des mêmes pouvoirs qu'elle, Julie s'enfuit dans le désert, accompagnée de Dillon. Elle cherche à établir un lien entre le projet Phi, les visions prophétiques de sa soeur et Ivy Raven.

Mon avis : un excellent comics en noir et blanc. Une des meilleures surprises de l'année. J'en ai parlé ici.
 
 
 
 


Empowered T3
Résumé : La plus vulnérable des super-héroïnes apprend à son grand désarroi qu'une autre super-héroïne risque bien de lui voler la vedette. Et qu'elle en fait une affaire très lucrative. Quant à son sbire adoré, il en sait peut-être un peu trop sur ses habitudes coupables... la nuit. Heureusement qu'il y a le karaoké, et Ninjette quand elle n'est pas trop occupée à échapper aux ninjas qui veulent sa peau.

Mon avis : Encore un comics n noir et blanc du grand Adam Warren. Une série complètement barrée à l'humour plutôt gras. J'en ai parlé ici.
 

Mr Blaireau et Mme Renarde T4 : Jamais tranquille
Résumé : L'hiver approche, c'est pourquoi monsieur blaireau, madame renarde et leur famille préparent leur maison avant l'arrivée du grand froid. Cependant les blaireaux et les renards ne vivent pas l'hiver de la même manière. Madame renarde veut initier sa fille à la chasse, tandis que les blaireaux profitent de l'hiver pour dormir.

Mon avis : la meilleure série pour les 7-9 ans qui découvrent la BD. Indispensable ! J'en ai parlé ici.
 


Le Narval T2 : Terrain vague
Résumé : Robert Narval et son équipe de plongeurs de l'agence Bloodshift parcourent le monde pour des missions parfois dangereuses. Dans ce second volume, l'action se déroule dans le désert, à Cuba, dans les égouts de Paris...

Mon avis : une nouvelle série d'aventures en histoires courtes. Pas révolutionnaire mais très agréable à lire. J'en ai parlé ici.
 
 
 
 

Scalped T2 : Casino Boogie
Résumé : Depuis son retour dans sa réserve indienne Dashiel Bad Horse s'est mis au service de Red Crow, chef de la police et de la mafia locale. C'est une soirée spéciale pour la réserve de Prairie Rose : le casino Crasy Horse ouvre ses portes.

Mon avis : Encore un comics. Pour moi, c'est clairement la BD de l'année. Un polar crépusculaire dans une réserve indienne gangrenée par la corruption, la violence et l'alcool. Monumental ! J'en ai parlé ici.



Une sacrée mamie T8
Résumé : 1958, Hiroshima. A cette époque, il est difficile pour une jeune femme d'élever seule ses deux fils. Elle décide de confier le plus jeune, Akihiro, à sa mère. C'est dur de quitter la ville pour la campagne sans y être préparé. Mais le petit garçon s'habitue vite à sa nouvelle vie au grand air. Suivant l'exemple de sa mamie débrouillarde, il apprend à s'adapter à toutes les situations.

Mon avis : Toujours un plaisir de retrouver Akihiro, sa grand mère et ses copains. Plus que 3 tomes avant la fin définitve de la série. Snif  !
J'en ai parlé ici.

vendredi 5 novembre 2010

Jean-Loup

Pour Jean-Loup, c’est enfin les grandes vacances. Mais une mauvaise surprise l’attend. Ses parents lui annoncent qu’il passera son été en Normandie chez Papi et Mamie Toussaint, ces grands parents qu’il ne connaît même pas. Pour lui c’est la catastrophe : « Mais c’est horrible la Normandie, il y pleut tout le temps ! L’été ça existe pas là-bas ! ». A son arrivée, il découvre que la maison où il va habiter est une baraque toute sombre en lisière de forêt. Papi et Mami ont l’air d’être de sacrés illuminés mais petit à petit, Jean-Loup va apprendre à les apprécier. Il va aussi rencontrer la petite Rosanne et le séjour va se révéler au final plutôt agréable pour un gamin qui pensait au départ passer les pires vacances de sa vie.

Voila un album inclassable. Déjà, il conviendra aussi bien aux enfants (à partir de 9 ans) qu’aux adultes. Chacun pourra y trouver son compte. Ensuite, c’est à la fois poétique, onirique et fantastique. Si je rajoute que les couleurs sont franchement psychédéliques, ça commence à faire beaucoup de « iques ! ». Allez, un petit dernier pour la route : disons que Jean-Loup est quelque sorte un récit initiatique. C’est le passage de l’enfance à l’adolescence, la découverte des premiers émois amoureux et la révélation d’un secret de famille qui va bouleverser la vie d’un jeune garçon. Au niveau graphique (encore un « ique »), on sent l’influence de Joann Sfar. Les membres très étirés des différents personnages m’ont aussi fait penser au travail de Cyril Pedrosa sur son chef d’œuvre Trois ombres. Certaines pages tiennent presque plus du story board que du dessin vraiment léché mais ça passe sans problème car on reste dans l’ambiance vaporeuse du récit.

Un album plein de charme qui plaira à ceux qui aimaient entendre leur maman leur raconter une histoire le soir avant de s’endormir. A lire avant de plonger dans les bras de Morphée.

Jean-Loup, de Benoît Frébourg, éditions Delcourt, 2010. 58 pages. 13,95 euros. A partir de 9 ans.

L’info en plus : Jean-Loup est inspiré du recueil de poésie de Tim Burton La Triste Fin du petit enfant huître et autres histoires dans lequel le réalisateur raconte des histoires courtes sur des enfants-monstres. Le poème de Benoît Frébourg que l’on peut lire à la dernière page de l’album est le véritable point de départ du projet de création de Jean-Loup.



Lu dans le cadre du challenge Pal sèche de Mo'

mercredi 3 novembre 2010

Milady de Winter T1

Épouse du mousquetaire Athos, la future Milady de Winter est pendue à un arbre par son mari le jour où il découvre une fleur de lys sur son épaule, une marque symbole d’infamie que les bourreaux infligeaient aux voleurs et aux prostitués. Ayant survécu miraculeusement à cette tentative d’assassinat, elle se réfugie en Angleterre où elle rencontre Lord de Winter, dont elle tombe amoureux. Ce second époux périt suite à un terrible concours de circonstances. Violée par le Duc de Buckingham le jour de l’enterrement, Milady de Winter ne va cesser de nourrir sa rancœur vis-à-vis de la gente masculine. Engagée comme espionne par le cardinal de Richelieu, elle va notamment être impliquée dans la fameuse affaire des férets de la Reine Anne d’Autriche. Doublée par les mousquetaires au dernier moment, elle restera néanmoins dans les bonnes grâces du Cardinal et deviendra une intrigante manipulatrice, sans aucun état d’âme.

Agnès Maupré à choisi de prendre à contre-pied la classique histoire des mousquetaires en focalisant son attention sur un personnage secondaire. Une femme ambitieuse, libre, qui n’hésite pas à user de ses charmes pour obtenir ce qu’elle veut. Mais Milady est aussi une femme seule qui doute et qui souffre, se révélant au final à la fois fragile et vulnérable.

Le trait m’a rappelé celui du duo Kerascoët sur la série Miss pas touche. Le choix du lavis (technique picturale consistant à n'utiliser qu'une seule couleur diluée pour obtenir différentes intensités) permet une grande variation des niveaux de gris et donne aux aventures de Milady un coté clair/obscure très parlant. Avec ce portrait de femme en BD, comment ne pas penser à la magnifique biographie de Calamity Jane (Martha Jane Canary) mise en images par Matthieu Blanchin et Christian Perissin. Petit bémol toutefois au niveau du dessin, les décors urbains et les intérieurs manquent parfois de détails et de réalisme. Autre très gros soucis, les différentes représentations des chevaux sont tout simplement affreuses.

Mais ce ne sont là que quelques détails sans importance. La vie de l’espionne de Richelieu telle que l’a imaginée Agnès Maupré vaut vraiment le coup d’œil. Les femmes fatales qui ne se cantonnent pas au rôle de potiche ne sont pas légion en bande dessinée. Une chose est sûre, cette Milady de Winter tient plus de la Nana de Zola que de Bécassine. Le second et dernier tome est prévu l'année prochaine.

Milady de winter T1, d’Agnès Maupré, éditions Ankama, 2010. 134 pages. 14,90 euros.



L’info en plus : Agnès Maupré a réalisé l’adaptation en BD de quatre Contes du Chat Perché d’après Marcel Aymé. Deux volumes sont parus en 2008 aux éditions Gallimard dans la collection Fétiche.




Challenge Pal sèche

La BD du mercredi chez Mango


lundi 1 novembre 2010

Où j'ai laissé mon âme - Jérôme Ferrari

Alger, mars 1957. Le capitaine André Degorce et son équipe ont pour charge de faire parler les prisonniers qui passent entre leurs mains. Tous les procédés sont bons pour obtenir une information. Lorsque les « terroristes » ont vidé leur sac, ils sont transférés chez le lieutenant Horace Andréani qui, le plus souvent, les fait disparaître définitivement. Degorce et Andréani ont un passé commun. Ils ont combattu ensemble en Indochine. Les deux hommes ont vécu l’horreur de la détention et l’humiliation de la défaite. Degorce a de plus été interné plusieurs mois à Buchenwald pendant la seconde guerre mondiale. De victime, il est devenu bourreau. Il s’applique à remplir les missions qui lui sont confiées mais il s’interroge sur le sens de ses actions. Un questionnement métaphysique qui le pousse à affronter l’évidence : il a laissé son âme quelque part derrière lui, sans se rappeler ni où ni quand.

Trois jours. Du 27 au 29 mars 1957. Les événements s’enchaînent avec l’arrestation de Tahar, le commandant de l’ALN. Le réseau est enfin décapité mais le capitaine Degorce n’en tire aucune satisfaction. Il repense au cheminement qui, depuis son engagement dans la résistance en 1944 alors qu’il n’avait que 19 ans, l’a poussé à se retrouver en ce printemps 1957 à torturer des pauvres bougres dans des caves algéroises. Une plongée au plus profond des tourments de l’âme humaine.

N’ayons pas peur des mots : l’écriture de Jérôme Ferrari est ici éblouissante. Le ton n’est ni trop sec, ni trop lyrique. Il n’y a pas un mot de trop. La construction est limpide et tous les éléments s’imbriquent pour que le lecteur comprenne les errements du capitaine Degorce et le courroux affiché par le lieutenant Andréani. Les descriptions des scènes de tortures ne sont pas du tout racoleuses. Froides, inhumaines, elles frappent aux tripes et donnent la nausée. Comment pourrait-il en être autrement ?

Où j’ai laissé mon âme est un roman ambitieux. Il m’a tout simplement bouleversé. Il y a bien longtemps que je n’avais pas lu un texte aussi fort. Clairement un des chocs de la rentrée littéraire.

Où j’ai laissé mon âme, de Jérôme Ferrari, Actes Sud, 2010. 154 pages. 17 euros.

L’info en plus : Où j’ai laissé mon âme fait partie de la sélection du prix des libraires qui sera remis le 18 mars prochain. Je ne suis pas libraire mais franchement, si je faisais partie du jury, il y a fort à parier que le roman de Jérôme Ferrari serait mon petit chouchou, loin devant les 17 autres candidats !

vendredi 29 octobre 2010

Manabé Shima

Été 2009. Florent Chavouet décide de passer deux mois sur Manabé Shima, une petite île de la mer intérieure du Japon. Logé dans une auberge de jeunesse, il part à la découverte d’une île où les quelques 300 habitants, essentiellement pêcheurs, ont gardé un mode de vie simple et proche de la nature, à des années lumières de la folie technologique des grandes villes. Armé de ses crayons et de son carnet, il dessine les petits événements qui vont rythmer son séjour.

Ce carnet de voyage propose une alternance entre des scènes de la vie quotidienne, des planches quasi naturalistes (les légumes, les poissons, les crustacés...), des visites des différents sites importants de l’île ou encore des descriptions ultra fidèles de l’intérieur des maisons dans lesquelles le dessinateur a été invité. Florent Chavouet est à la fois exhaustif et extrêmement précis. Mais son ouvrage n’est pas qu’une compilation froide d’impressions. L’auteur exprime une vraie empathie pour Manabé Shima et ses habitants. Jamais son plaisir n’est feint, ça crève les yeux. Il n’hésite pas non plus à saupoudrer ses textes de quelques touches d’humour qui confèrent à l’ensemble beaucoup de légèreté.

Niveau dessin, le bougre sait y faire. Chaque page fourmille de détails. Son trait, tout en rondeur, respire la bonhommie et la joie de vivre. Il sait aussi croquer avec talent les attitudes et les mouvements (le combat de chats est à ce titre remarquable). Et que dire de ces intérieurs de logis que l’on visite en plongée : un régal ! Certes les perspectives ne sont pas toujours orthodoxes, mais le rendu final est superbe et très parlant.

Manabé Shima est donc un délicieux carnet de voyage où le lecteur partage le magnifique été passé par un jeune français amoureux du Japon. C’est aussi un bel hommage rendu aux milliers de petites îles de l’archipel nippon. Un beau cadeau à offrir ou à se faire offrir !

Manabé Shima, de Florent Chavouet, éditions Philippe Picquier, 2010. 142 pages. 23,00 euros.




L’info en plus : Florent Chavouet a publié un premier carnet de voyage sur le Japon l’année dernière. Tokyo Sanpo décrit l'âme de Tokyo et de ses habitants au fil d'une promenade dans la ville et de rencontres inattendues. L'étrangeté de la capitale japonaise est présentée à travers ses parcs et ses rues, les voitures, les vêtements ou les temples. Chaque chapitre s'organise autour d'un quartier. Prix Ptolémée de géographie 2009. http://www.florentchavouet.com/

mercredi 27 octobre 2010

Bambou T1

Le petit cerf Bambou vient de naître et tous les animaux de la forêt sont réunis pour l’accueillir. Son père Abrahaaam s’est fait la malle quand il a su qu’il allait être papa. Elevé par sa mère, Bambou intrigue ses congénères : son regard inquiétant fait froid dans le dos. La vraie nature du jeune faon est révélée le jour où lui pousse sa première dent. Attiré par la chair fraîche, Bambou devient un terrible carnivore ! Il commence par boulotter sa mère avant de s’attaquer à d’autres proies : quelques lapins, un écureuil, un oiseau… Lorsque Pafpaf, son seul ami, découvre la terrible vérité, il décide de convertir le petit cerf sanguinaire au végétarisme…

Franchement, il fallait oser : faire de l’icône Bambi un serial killer qui s’attaque aux animaux de la forêt ! Et Panpan qui devient Pafpaf, une sorte de lapin crétin affublé d’un toc ridicule. Sans oublier un bestiaire qui regorge d’animaux plus stupides et naïfs les uns que les autres. La parodie est ici sans équivoque. Elle s’adresse essentiellement aux adultes qui n’en peuvent plus de la mièvrerie « Dysnéenne ». Alors attention, ne laisser pas tomber ce brûlot dans les mains de votre jeune progéniture, elle en ressortirait fortement secouée.

Au niveau graphique, lorsque l’on ouvre la BD pour la première fois, on a l’impression d’être tombé sur le travail collectif de fin d’année d’une école primaire. Vous savez, quand les enfants ont mené un atelier d’écriture et de dessin et que l’enseignant a finalisé le projet en imprimant un exemplaire pour les parents. Des dessins au crayola, sans aucun encrage. Pas vraiment de cases, un lettrage que ne renierait pas ma fille de 8 ans… Bref, un vrai choc visuel quand on découvre cet album dans le rayonnage d’une librairie. Mais à y regarder de plus près, on constate que Gaëlle Alméras possède une réelle maîtrise de ses crayons de couleur. Les proportions sont bonnes, l’expressivité des visages et notamment des yeux est très travaillée et les décors, bien que simplissimes, fleurent bon la campagne.

Bambou est donc une œuvre underground assez typique de ce que peut proposer la BD indépendante. C’est le genre de titre qui n’aurait jamais pu voir le jour chez Dargaud, Delcourt ou Dupuis ! Quoi qu’il en soit, au-delà de l’originalité et de la parodie, je n’ai pas été spécialement embarqué. L’histoire, trop linéaire, n’est pas d’un grand intérêt. Mais le gros défaut, pour moi, est l’absence d’humour. Difficile de trouver des passages vraiment drôles. Peut-être que l’humour n’était pas le but premier, mais quitte à parodier, il aurait fallu pousser le bouchon encore plus loin et faire dans le trash gras et sans équivoque. Un second tome est prévu l’année prochaine. J’y jetterai un œil pour voir comment vont évoluer Bambou et Pafpaf, en espérant que la suite de leurs aventures gagnera en épaisseur et en rebondissements.

Bambou T1, de Gaëlle Alméras, éditions Diantre, 2010. 56 pages. 15 euros.



L’info en plus : Gaëlle Alméras est diplômée de l’école de l’image d’Epinal. Elle a publié un premier ouvrage, La Gouniche, aux éditions Diantre en janvier 2010.





La BD du mercedi, chez Mango

Challenge Pal sèche

lundi 25 octobre 2010

Rentrée littéraire 2010 (épisode 8) : Dernier train pour Buenos Aires

Quatre époques, quatre personnages, quatre points de vue pour une seule et même histoire. Dans ce bled paumé du fin fond de l’Argentine, un fait divers terrible s’est produit au cours de l’hiver 1959. Le premier à s’exprimer est le coiffeur Vicente Vardemann. Nous sommes en 1973. Vicente le taciturne décrit les non-événements qu’il observe derrière la vitre du salon de coiffure. Le second à prendre la parole se nomme Bicho Souza. Il sort du cinéma et s’installe à la terrasse d’un bistrot, en 1984. Viendront ensuite Miguelito Barrios (1966) et Folcada qui, lui, raconte cette fameuse journée de décembre 1959. Les quatre parties du roman semblent n’avoir aucun point commun. Pourtant, toutes ressassent à un moment donné les souvenirs d’hommes qui, de près ou de loin, ont vu leur vie bouleversée par le drame qui s’est noué autour d’une femme, la Negra Miranda et ses jambes sublimes. Ce n’est que dans les toutes dernières pages que l’on comprend le fin mot de l’histoire et le sens de ces témoignages.

Voila un très court roman dont la construction semble de prime abord très éclatée mais qui au final relève d’une implacable mécanique de précision. Totalement déstabilisé au départ par une narration hachée en très courts paragraphes sans ligne directrice claire, le lecteur doit dépasser cet apparent manque d’intérêt pour découvrir en filigrane les relations qui unissent les différents protagonistes. Pour ne pas perdre le fil et tirer la quintessence du récit, il me paraît essentiel de lire les 90 pages d’une traite.

Hernan Ronsino adapte le discours de chaque personnage en fonction de sa nature. Pour Vicente le taiseux, les phrases sont courtes et essentiellement descriptives. Bicho Souza est plus volubile, c’est un tchatcheur comme on en croise souvent dans les cafés. Et si le témoignage de Miguelitto Barrios est tout en pudeur et en retenu, celui de Folcada est empli de colère et de véhémence avec de nombreuses répétitions qui traduisent une colère à fleur de peau.

Au final, on ne peut que rester admiratif devant la finesse et l’originalité de la construction du roman. Mais il manque à mes yeux un petit supplément d’âme, ce soupçon d’épaisseur qui aurait permis de densifier le texte et de lui donner davantage de volume.

Dernier train pour Buenos Aires, d’Hernan Ronsino, éditions Liana Levi, 2010. 94 pages. 12 euros.

L’info en plus : Hernán Ronsino est né en 1975 à Chivilcoy, quelques mois avant le coup d'État. Sociologue, il enseigne aujourd'hui à l'Université de Buenos Aires. Il est l'auteur de nouvelles et d'un premier roman remarqué : La Descomposición (pas encore publié en France).

vendredi 22 octobre 2010

Mamé

Mme Cahen vit à la maison de retraite « Les beaux jours ». Elle passe ses journées dans son fauteuil roulant, voyant les visiteurs défiler, mais jamais pour elle. Ne supportant plus cette situation, elle s’échappe et file rejoindre son petit fils Loulou à l’école.
30 pages, 6 euros, 10 minutes de lecture. Voila pour les chiffres bruts. Pas emballant, à priori. Et pourtant ! Tour à tour histoire d’amour, de tendresse et de complicité, ce court récit met du baume au cœur. Il dénonce aussi : la façon dont nous traitons nos aînés, enfermés dans des mouroirs avec comme seule perspective quotidienne l’heure des repas. Que la maison de retraite de Mme Cahen s’appelle « Les beaux jours » n’est pas anodins. Belle ironie ! Finalement, Loulou et Mamé n’aspirent qu’à une chose : partager, ensemble, un dernier moment de liberté. Et le lecteur apprécie de passer ces quelques instants avec eux.
Deborah Pinto réalise ici son premier album. Son trait a quelques ressemblances avec celui d’Hisaichi Ishii (Mes voisins les Yamada). Le dessin manque parfois de fluidité et n’est pas encore tout à fait maîtrisé, mais il colle bien à la simplicité de l’histoire. Loïc Dauvillier est pour sa part avare en dialogues mais peu importe, car les silences qu’il impose valent tous les discours. Le recueil, en noir et blanc, joue beaucoup sur les différents tons de gris ce qui apporte au final une belle variété de contrastes.
De prime abord, cette BD semble être une sorte d’OVNI inclassable. Mais au bout du compte, on ressort de ce petit livre ému, touché par ces deux personnages, par la justesse d’un récit tout en finesse.

Mamé, Loïc Dauvillier et Deborah Pinto, éditions 6 pieds sous terre, 2008. 32 pages. 6 euros. 


L'info en plus : Depuis cette premiere publication, Deborah Pinto a illustré plusieurs ouvrages pour les éditions Milan Jeunesse. Le tout nouveau paraît cette semaine et s'intitule Mon livre animé de Noël. C'est un livre interactif pour comprendre et préparer Noël, avec des animations : volets, roues, peignes, tirettes...




Une BD lue dans le cadre du challenge Pal Sèche.