vendredi 20 octobre 2017

Une histoire des abeilles - Maja Lund

1851, en Angleterre. William, commerçant au bord de la faillite, se passionne pour l’apiculture et élabore les plans d’une ruche révolutionnaire qui devrait faire sa fortune.

2007, aux États-Unis. George, apiculteur bio, apprend avec stupeur que son fils unique ne souhaite pas prendre sa relève et constate avec effroi que ses abeilles disparaissent du jour au lendemain par colonies entières.

2098, en Chine. Les insectes ayant été rayés de la surface de la terre, Tao, comme tous ses compatriotes, passe ses journées à polliniser manuellement des hectares de vergers. Le jour où son fils s’écroule pendant une sortie en forêt et est évacué en hélicoptère vers la capitale sans qu’on lui donne la moindre information, la jeune femme plonge à la source de « L’Effondrement », cet événement majeur qui, des décennies plus tôt, bouleversa à jamais le destin de l’humanité.  

Trois époques, trois histoires et trois personnages distincts reliés par un fil aussi ténu que solide. Cette histoire des abeilles est un texte plus éclairant qu’alarmant je trouve. Le message est limpide (et connu) : sans abeilles, les humains sont en grand danger. Pour autant tout n’est pas noir, l’espoir demeure et avec davantage de raison, il est envisageable d’éviter une catastrophe irréversible. La norvégienne Maja Lund aborde à la fois les causes et les conséquences de la disparition des insectes. Le propos est engagé, militant et écolo mais le vernis de la fiction et une narration maline à défaut d’être originale (chaque personnage prend la parole à tour de rôle) allège grandement la façon d’aborder le sujet.

L’écriture est sans relief mais l’ensemble se lit très facilement. Un roman prenant, qui pointe du doigt un danger de plus en plus imminent et dont les prédictions semblent malheureusement plus visionnaires que farfelues. A la fois instructif et effrayant.

Une histoire des abeilles de Maja Lund (traduit du norvégien par Loup-Maëlle Besançon). Les Presses de la Cité, 2017. 400 pages. 22,50 euros.






mercredi 18 octobre 2017

C’est la jungle ! - Harvey Kurtzman

Pour Terry Gilliam (Monty Python) « Kurtzman était un dieu ». Pour Wolinski, un génie. Pour Goscinny, un ami qu’il admirait sans réserve. Pour Robert Crumb et Daniel Clowes, « un héros ».  Pour Art Spiegelman, « un père spirituel ». Pour Gilbert Shelton et Gotlib, une source d’inspiration majeure. Pour le New-York Times, « une des figures les plus importantes de l’Amérique de l’après-guerre ».

Créateur de la mythique revue MAD, Harvey Kurtzman est une icône de la contre-culture aujourd’hui tombé dans l’oubli dont l’influence a rayonné jusqu’en Europe et inspiré (entre autres) les fondateurs d’Hara-Kiri et Fluide Glacial. Cette réédition de « C’est la jungle ! », son œuvre la plus emblématique publiée pour la première fois en 1959, permet de redécouvrir ce que beaucoup considèrent comme le premier roman graphique de l’histoire, vingt ans avant Will Eisner.

En quatre récits distincts, Kurtzman fait l’étalage de son formidable sens de l’humour et de la mise en scène. Deux de ces récits sont des parodies de séries télé des années 50. La première raconte l’enquête farfelue menée par un détective privé aux compétences aussi limitées que son QI, le tout sur fond de jazz et de poulettes bien roulées. La seconde est un western où un shérif ne cesse de provoquer en duel l’ennemi public n°1, qui ne cesse de tirer plus vite que lui. Celle ayant pour titre « Le cadre supérieur au complet de flanelle grise », à l’évidence autobiographique, raconte l’arrivée chez un éditeur de revues bas de gamme d’un nouvel employé naïf et pétri d’idéaux qui se heurte à la dure réalité d’un monde régit par une impitoyable économie de marché. Quant à la dernière, qui est de loin ma préférée, elle montre des péquenauds du sud profond qui vont s’empresser de lyncher un innocent après la découverte du corps d’une jeune femme dans un fossé. « Décadence dégénérée » (c’est le titre on ne peut plus explicite de cette histoire) est une attaque en règle contre les écrivains du sud comme Tennessee Williams ou Erskin Caldwell et leurs personnages de bouseux décérébrés (si vous avez lu « Le bâtard » de Caldwell, vous savez de quoi je parle).

Le dessin est simple, souple, spontané, épuré, du noir et blanc rehaussé d’un léger lavis gris clair porté par un découpage d’où se dégage une vivacité et un sens du rythme remarquables. Pour ce qui est des scénarios, les références à la culture populaire américaine des fifties ne sont pas toujours évidentes à saisir pour un lecteur d’aujourd’hui (français de surcroît). Il n’empêche, Kurtzman propose avec « C’est la jungle ! » un mélange de parodies et de satires analysant avec perspicacité les vices de la nature humaine. C’est drôle, mordant, ça bouscule les codes, c’est plein d’ironie et de sarcasmes, le tout distillé avec une grande finesse.

La réédition classieuse de ce petit bijou d’humour décalé permet de remettre en lumière le travail incroyablement novateur, féroce et sans concession d’un des plus grands noms de la BD. Une lecture indispensable pour les amateurs (éclairés) du genre.

C’est la jungle ! d’Harvey Kurtzman. (Traduit de l’anglais par Frédéric Brument). Wombat, 2017. 176 pages. 25,00 euros.












mardi 17 octobre 2017

Roméo moustique sympathique - Luc Blanvillain

Il n’y avait que Luc Blanvillain pour imaginer une histoire dont le héros serait un moustique mâle polyglotte passionné par les feuilletons à l’eau de rose. Roméo (puisque c’est de lui qu’il s’agit) parle couramment grenouille, araignée, mouche et chat, il comprend le chien et se débrouille en humain. Lorsqu’il se pose sur le sonotone de Camille, une mamie elle aussi fan de soap-opera, c’est le début d’une grande amitié. La vieille dame et le moustique deviennent inséparables, jusqu’au jour où débarque Clélia, la petite fille de Camille, et sa mère Corinne. Cette dernière, obsédée par l’hygiène, va pousser Roméo à quitter la maison. Dehors, un monde hostile l’attend où le danger semble se tapir derrière  chaque brin d’herbe.

Un roman jeunesse vivifiant et plein de peps. Sur les traces de Roméo le lecteur découvre à quel point une vie de moustique est tout sauf un long fleuve tranquille. Les ennemis sont nombreux, du chat joueur à la chauve-souris gloutonne, de la grenouille affamée à la cruelle araignée en passant par la tique assoiffée de sang. Aucun temps-mort, un rythme haletant qui donne envie de savoir à chaque fin de chapitre comment Roméo va se sortir du guêpier dans lequel il s’est fourré, le plus souvent malgré lui.

Blanvillain, égal à lui-même, multiplie les rebondissements, les dialogues savoureux et les tournures de phrases drôlissimes. Il se moque gentiment des séries  romantiques aux scénarios tortueux et campe des personnages aux caractères bien trempés qui ne s’oublient pas de sitôt. Comme toujours, son écriture d’une grande fluidité se déguste avec délectation.

En général la durée de vie d’un moustique mâle n’excède pas dix jours mais j’espère néanmoins que l’on retrouvera bien vite Roméo dans une nouvelle aventure, sa courte mais trépidante existence mérite à l’évidence un nouveau coup de projecteur.

Roméo moustique sympathique de Luc Blanvillain (illustrations de Marie Novion). Poulpe Fiction, 2017. 184 pages. 9,95 euros. A partir de 8-9 ans.


Une lecture commune partagée comme chaque mardi avec Noukette.









dimanche 15 octobre 2017

Tu seras ma princesse - Marcus Malte et Régis Lejonc

Marcus Malte et Régis Lejonc sur la même couverture. L’association d’auteurs que j’adore dans un livre-poème où un papa déclare son amour à sa fille pas encore née. Autant vous dire que l’excitation était à son comble au moment d’ouvrir l’album. Et là, patatras !

« Un jour
un jour tu seras là
Un matin ou un soir
Ou une nuit peut-être 
[…]
Il n’y aura plus de jours
Il n’y aura plus de nuits
Sans toi
Je t’en fais la promesse
Tu seras ma princesse »


Et quelques pages plus loin :

« Ton palais le voici 
C’est mon cœur
Il possède autant de pièces
Que tu voudras
La chaleur
Si tu as froid
L’hiver
Tu trouveras une vaste cheminée
Où brûle
Un feu de joie
Si tu pleures »

Ou le coup de grâce :

« Tu seras mon ange
Je serai ton gardien »

Sur le coup je suis tombé de haut. Je me suis dit qu’il avait viré cucul la praline Marcus, qu’il avait trempé sa plume dans la guimauve arrosée de miel. Je me suis dit qu’il ne manquait plus à son monde de prairies, de tapis de fleurs et d’arc-en-ciel que quelques licornes pailletées pour compléter le tableau. Je me suis dit aussi qu’il était mal barré ce papa déclarant sa flamme à sa future fille. Qu’il allait nous fabriquer une enfant-roi ce papa gâteau déjà prêt à céder à tous ses caprices. Et puis qu’à la couver autant il allait l’étouffer sa princesse, qu’il allait la dorloter comme on dorlote un animal en cage que l’on veut toujours garder sous ses yeux.

Heureusement une pirouette finale vient mettre à mal la relation exclusive envisagée par ce père débordant d’amour. Et c’est le soulagement qui l’emporte : Ouf, Marcus n’est pas devenu un gros nounours en sucre ! 

Niveau graphisme, je suis une nouvelle fois sur le cul devant le talent de Régis Lejonc. Dans un style lorgnant vers le baroque-rococo-Belle Époque, il trousse des tableaux colorés pleins de détails débordant de fantaisie et d’originalité, parfaitement mis en valeur par le format XXL de l’album. Du grand art.

Tu seras ma princesse de Marcus Malte et Régis Lejonc. Sarbacane, 2017. 40 pages. 18,00 euros. 








vendredi 13 octobre 2017

Jusqu’à la bête - Timothée Demeillers

Les murs, l’usine, le bruit. Le travail à la chaîne dans l’abattoir. L’odeur du sang, son épaisseur collante sous les semelles, les éclaboussures sur la blouse et les bottes. La chaleur des viscères débordant des carcasses éventrées. Le froid des frigos où on entasse les kilos de barbaque. Le goût de la mort, partout. Que l’on ramène à la maison, qui s’incruste dans les vêtements. Sur la peau. Pour Erwan, l’usine, c’était son quotiduen. Jour après jour, année après année. Toujours la même rengaine triste, grise, monotone. Jusqu’à « l’événement », il y a deux ans. Depuis, Erwan dort en prison. De sa cellule, il raconte. Sa jeunesse pas folichonne, son histoire d’amour avec Laetitia, saisonnière à l’abattoir le temps d’un été. Sa vie d’ouvrier sans avenir ni horizon. Et cet enchaînement de coups durs qui l’on conduit à commettre l’irréparable.

Un roman résonne la voix des pas grand-chose. Ceux qui se tuent à la tâche, subissent les cadences infernales imposées par la hiérarchie, n’ont pas d’autre vie que celle les rattachant à l’usine. Ceux que l’on méprise dans les hautes sphères, ceux à qui on reproche de ne pas se bouger le cul pour retrouver un boulot quand la grande lessiveuse libérale les laisse sur le bord de la route après un plan social dont ils sortent forcément perdants.

J’ai adoré ce texte plein de rage et de désespoir. J’ai connu l’usine, j’ai côtoyé « ces gens-là » qui ne sont pas ceux que chantait Brel. J’ai vu ces visages et ces corps fatigués, abîmés par le travail harassant et répétitif qui fait « qu’à vingt ans on en paraît quarante et qu’à la retraite on est bon pour la morgue ». Timothée Demeillers maîtrise son sujet. Il signe ici un second roman éminemment social, évidemment très engagé. Sa prose est mouvementée comme les pensées d’Erwan, alternant  les phrases courtes et les envolées au lyrisme contenu. C'est tendu, prenant, touchant, simple et direct. Un texte qui vient du cœur et des tripes. Forcément je suis sous le charme.

Jusqu’à la bête de Timothée Demeillers. Asphalte, 2017. 150 pages. 16,00 euros.






mercredi 11 octobre 2017

La dame de fer - Michel Constant

« La salope a cané, bordel ! »

8 avril 2013, Margaret Thatcher passe l’arme à gauche et une grande partie de l’Angleterre se réjouit de cette excellente nouvelle. Quelques jours plus tard Donald, Abby et Owen se retrouvent après des décennies de séparation. Les deux derniers ont quitté leur bourgade d’enfance du Kent pour rallier Londres tandis que Donald est resté sur place pour succéder à son père aux commandes du seul pub du village. Avec le retour de ses amis d’enfance, il revit sa jeunesse tumultueuse, à l’époque où les mesures économiques de Miss Maggy la Dame de fer en faisaient baver à la classe ouvrière de tout le pays.

Une bière à la main, un bomber noir sur le dos, des Doc Martens aux pieds et les Clash en fond sonore dans un troquet enfumé alors que la pluie tambourine aux fenêtres, Michel Constant fait revivre l’Angleterre de 1985 avec un joli soupçon de nostalgie. C’est une belle histoire d’amitié, bon enfant et positive. Le dessin très « ligne claire », typique des BD franco-belge des années 80, est parfait pour restituer les décors de l’époque thatchérienne.

Pas forcément l’album de l’année mais un sympathique moment de lecture teinté d’optimisme mettant en scène des personnages touchants en diable. Simple et efficace à défaut d’être inoubliable, je connais quelques quinqas qui avaient 20 ans sous le premier septennat de Mitterand à qui cet album rappellera de bons souvenirs.


La dame de fer de Michel Constant. Futuropolis, 2017. 72 pages. 15,00 euros. 










mardi 10 octobre 2017

T’arracher - Claudine Desmarteau

Elle a le cœur en lambeaux, Lou. Découpé au hachoir, en fines tranches. Depuis que l’histoire avec Toi s’est achevée, elle a plongé. Des nuits sans sommeil, des notes en chute libre. Plus le goût à rien, plus envie de rien. L’année du bac en plus, au moment où l’orientation devient la préoccupation principale des parents. Et devrait aussi être la sienne.

Lou va mal. La fatigue devient insupportable, les yeux se creusent, le corps lâche prise. Et ses coups de poignard dans la poitrine qui viennent la terrasser à n’importe quel moment de la journée. Lou s’enfonce depuis que Tu es parti, c’est bien plus qu’un chagrin d’amour, c’est une blessure, une douleur, une cicatrice impossible à refermer.

Un roman qui claque. J’avais découvert la plume de Claudine Desmarteau il y a des années avec son personnage de Gus, un sale gosse très drôle à la langue bien pendue. Je la retrouve ici dans un registre différent, sombre, torturé, dérangeant. Lou se confie. Elle écrit comme elle parle. Et elle ne cache rien de ses états d’âme. C’est cash, ça agace souvent, ça touche énormément. On a envie de la secouer, Lou, de lui dire d’aller de l’avant, de penser à demain plutôt qu’à hier. On la sent trop borderline, on se dit qu’elle va trop loin, qu’elle a besoin d’apaisement. Et d’un avenir où le champ des possibles, même réduit à son strict minimum, lui offrirait quelques signes d’espoir.

Un roman jeunesse qui gratte là où ça fait mal, qui montre une souffrance d’ado sans filtre ni pincette. Un roman jeunesse difficile à encaisser dont on sort rincé et essoré, mais que l’on n’oubliera pas de sitôt.

T’arracher de Claudine Desmarteau. Édition Thierry Magnier, 2017. 160 pages. 13,80 euros. A partir de 15 ans.


Et une nouvelle pépite que j'ai le plaisir de partager comme chaque mardi avec Noukette.



samedi 7 octobre 2017

Nanar Wars : Quand les grands succès d’Hollywood se font plagier - Vincenot et Prelle

Tarzan, Zorro, King Kong, les super-héros, Rocky, Rambo, Harry Potter, Robocop, Jurassic Park, les dents de la mer, E.T, Star Wars et Indiana Jones. Qu’ont en commun ces grandes licences du cinéma hollywoodien ? Elles ont toutes été plagiées, détournées, contrefaites. Elles ont toutes donné naissance à des nanar improbables, œuvres de faussaires à l’imagination débordante.

Ce Nanar Wars dresse un inventaire (forcément non-exhaustif) de ces contrefaçons aussi kitchissimes que cultissimes. Au menu, une version turque de la guerre des étoiles tournées dans les faubourgs d’Izmir, une vision bollywoodienne de Zorro, un King Kong du Bangladesh, Tijuana Jones l’Indiana Jones mexicain, un Rambo indonésien ou encore les dents de la mer revisitées par les brésiliens ou le requin est remplacé par une morue géante (si, si, je vous jure !).

Le Zorro indien
Amateurs d’ovni cinématographiques, cette anthologie désopilante est faite pour vous. Les auteurs présentent chaque film par le menu, comparant l’original et sa copie avec un ton léger, drôle et en offrant un maximum d’informations. La réflexion est amusée mais jamais gratuitement moqueuse, Vincenot et Prelle préférant souligner l’inventivité et le côté iconoclaste parfaitement assumés par les réalisateurs. Difficile de faire la part des choses entre l’hommage appuyé à l’original, l’opportunisme à visée financière (certains de ces nanars ont attiré dans leurs pays des centaines de milliers de spectateurs) et une volonté réelle d’être dans le pastiche totalement décalé (clairement, ces remake illégaux ne sont pas tous drôles malgré eux).

Betmen, le batman turc
Qu’en conclure en refermant cette mine d’informations aussi instructive que divertissante ? Que le plagiat « exotique » des blockbusters hollywoodiens, sous-genre cinématographique à part entière et symbole de la mondialisation culturelle, se révèle depuis les années 50 d’une richesse et d’une diversité sans limite.



Nanar Wars : Quand les grands succès d’Hollywood se font plagier de Vincenot et Prelle. Wombat, 2017. 160 pages. 19,90 euros.


PS : pour ceux souhaitant savoir où dénicher ces perles, les auteurs donnent des pistes très concrètes en fin d’ouvrage (sans forcément être obligé de se fader une version de seconde main « sur une copie DVD tirée d’une vieille VHS provenant d’une unique diffusion TV, qu’un ami, d’ami, d’ami vous fait parvenir de l’autre bout du monde »).







jeudi 5 octobre 2017

Ce qu’on entend quand on écoute chanter les rivières - Barney Norris

« Les histoires s’entremêlent. Les vies s’entrelacent. Et quand on dessine ces motifs dans l’air, on apprend à connaître un peu mieux l’espace où elles évoluent.
Il y a environ un an, alors que je m’étais arrêté au McDonald’s avant d’aller travailler, j’ai été témoin d’un accident. De la fenêtre, j’ai vu une voiture conduite par un vieil homme percuter une femme à mobylette. J’ai vu un adolescent et une autre femme qui regardaient, chacun d’un côté de la route. La scène avait quelque chose d’irréel, comme une pièce de théâtre. »

Rita était au guidon de la mobylette. Fleuriste et dealeuse occasionnelle au passé difficile, cette quinqua jeune grand-mère peine à joindre les deux bouts. George est celui qui conduisait la voiture. Le jour de l’accident, il venait de perdre sa femme et n’était pas dans son état normal. Sam, un lycéen dont le père est en phase terminal d’un cancer, se trouvait sur un coté du trottoir. De l’autre côté il y avait Alison, une femme de soldat. Son mari absent depuis des mois, elle rumine une existence sans joie avec un fils qui s’éloigne d’elle depuis qu’il est entré à la fac.

Tour à tour ces cinq personnages prennent la parole et racontent leur quotidien. Des vies minuscules unies par un drame aussi soudain qu’inattendu. Tous au mauvais endroit, au mauvais moment…

Finalement je n’ai pas grand-chose à dire sur ce premier roman dont j’attendais énormément. Ce n’est pas qu’il ne m’a pas plu, loin de là, mais je n’ai pas été emporté comme je le pensais. C’était pourtant magnifiquement parti. La voix de Rita est merveilleuse de douleur, de spontanéité, de colère et de résignation. Celle de Sam, tout en fragilité, m’a essoré le cœur. Au bout de 150 pages et de deux narrateurs différents, j’étais plus qu’emballé. Avec George, le soufflé a commencé à retomber. Je suis resté à distance de son chagrin, je l’ai regardé de loin, sans la moindre émotion. Quant à Alison, elle m’a achevé. Pleurnicheuse et geignarde, son journal intime s’est étiré en longueur et ce fut un vrai soulagement d’en venir à bout.

C’est souvent le problème avec un récit choral, il y a à boire et à manger. Ici les histoires de chacun suintent de tristesse, le canevas se tisse pour relier chaque existence et l’ensemble tient solidement debout mais je ne peux m’empêcher de constater que l’ennui m’a accompagné tout au long de la seconde partie. Heureusement, la parole de Liam en conclusion synthétise joliment les trajectoires et offre une touche finale permettant de rester sur une note positive. Pas le coup de cœur attendu donc, mais un premier roman des plus prometteurs et un auteur que je vais suivre de près, c'est une certitude.

Ce qu’on entend quand on écoute chanter les rivières de Barney Norris (traduit de l’anglais par Karine Lalechère). Seuil, 2017. 300 pages. 20,00 euros.










mercredi 4 octobre 2017

Paroles d’honneur - Leïla Slimani et Laetitia Coryn

« Toute ma vie j’ai vécu un combat intérieur entre la volonté de me libérer de la tyrannie du groupe et la crainte que cela n’entraîne l’effondrement des structures traditionnelles à partir desquelles je m’étais construite. »

La « hchouma ». Cette injonction très utilisée dans la société marocaine renvoie à un code moral tacite. Son sens oscille entre la honte et la pudeur : « être bien élevé, être un bon citoyen, c’est aussi avoir honte ». Les femmes marocaines rencontrées par Leïla Slimani font souvent référence à la hchouma quand elles parlent de leur vie intime. Etre vierge ou épouse, il n’y a pas d’autres choix. La soumission plutôt que la transgression, il n’y a pas d’autre choix. En apparence du moins. Car peu à peu les lignes bougent. Certes doucement, mais le frémissement est là, indiscutable.

Ces femmes, Leïla Slimani les a rencontrées au cours d’une tournée promotionnelle effectuée au Maroc après la publication de son premier roman « Dans le jardin de l’ogre », où elle abordait sans tabou la question de l’addiction sexuelle. Face à l’écrivaine, la parole se libère. Les faits rapportés sont édifiants : IVG clandestine, reconstruction de l’hymen, adultère et homosexualité punis par la loi, impossibilité de rester célibataire sans être durement jugée, violeur pouvant échapper à la prison en épousant sa victime (ce tristement célèbre article 475 du code pénal a finalement été abrogé par les députés en 2014 après le suicide d’une adolescente de 15 ans ayant dû se marier avec celui qui l’avait agressée), etc.

A travers les propos de ces femmes se dresse le portrait d’un pays oscillant entre hypocrisie et schizophrénie. Un pays qui élève la pudeur en vertu absolue mais est « le cinquième consommateur mondial de pornographie sur internet ». Une société patriarcale où suinte chez les hommes autant de frustration que de peur de voir éclore des femmes fortes qui assument leur sexualité et s’assument en dehors du groupe. Un pays d’où se dégage un terrible manque d’éducation sexuelle et où la religion est brandie comme un étendard pour mettre un terme à toute tentative de discussion : « Dès qu’on veut vous dominer on vous assène cette phrase : c’est le coran qui le dit ». C’est instructif et sans langue de bois mais ce n'est pas non plus provocateur ou rentre dedans. Le jugement est à charge mais la volonté d’explication apporte une lumière bienvenue sur « les racines du mal ».

Un album courageux, militant et engagé qui décrit une situation effarante avec beaucoup de calme et d’intelligence, avec une réflexion et une sincérité qui honore chaque femme ayant osé se livrer sans retenue. Surtout l’espoir demeure de voir les choses changer et la société évoluer peu à peu. Croisons les doigts pour qu’un retour en arrière obscurantiste ne vienne pas mettre à mal les rares signaux d’émancipation émergeant à l’heure actuelle.

Je laisse le dernier mot à Leïla Slimani, il me semble que tout est dit dans sa conclusion :

« Tous ces témoignages confirment le rôle central que joue la place de la femme dans ces problématiques. Malgré les avancées législatives, malgré l’évolution de la société, le corps de la femme reste contraint par le groupe. Avant d’être un individu, une femme est une mère, une sœur, une épouse, une fille, garante de l’honneur familial, et, pire encore, de l’identité nationale. Sa vertu est un enjeu public.
Il reste à inventer la femme qui ne serait à personne, qui n’aurait à répondre de ses actes qu’en tant que citoyen lambda et pas en fonction de son sexe. La femme qui pourrait s’affranchir de la qa’ida, c’est-à-dire de la norme, de la coutume admise par tous. »

Paroles d’honneur de Leïla Slimani et Laetitia Coryn. Les Arènes, 2017. 105 pages. 20,00 euros.