vendredi 6 décembre 2019

Tattoo - Earl Thompson

 Un jardin de sable m’a mis une telle claque que je ne pouvais que tendre l’autre joue en apprenant la sortie du second tome de la trilogie consacrée à Jack Andersen.

Après avoir découvert son enfance tumultueuse on retrouve le gaillard devenu ado. Pas simple d’avoir 14 ans à Wichita, Kansas, en 1945. Surtout quand votre père est mort depuis longtemps, que votre mère est en prison et que vous vivez dans le mobile home déglingué de vos grands-parents sans un sou en poche. Seule perspective pour Jack, s’engager dans l’armée. Bien sûr il est trop jeune mais en trafiquant ses papiers il parvient à trouver une place sur un bateau de la Navy en partance pour Okinawa. La guerre vient de se terminer, il ne finira pas en héros mais au moins le dépaysement est garanti et la misère laissée provisoirement derrière lui. Le Japon, la Chine, le dur retour à la vie civile au Kansas, la femme aimée qu’il va évidemment trahir, le fond qu’il va finir par toucher avant de signer un nouveau bail avec l’armée. Juin 1950, sur une base militaire américaine en Allemagne, il apprend le début de la guerre de Corée. Une fois sur le théâtre des opérations, l’horreur du conflit va faire de lui un autre homme.

Difficile de résumer ces 1000 pages en quelques étapes. Difficile également de vous dire à quel point ce phénoménal pavé m’a emporté dans son tourbillon. Parce qu’une fois de plus Earl Thompson m’a botté le cul. Et pas qu’un peu. C’est cru mais pas que. C’est violent mais pas que. C’est choquant mais pas que. Ça transpire le sexe mais pas que. C’est à la fois un incroyable roman d’initiation et une formidable chronique sociale sur l’Amérique pauvre de l’après-guerre. Jack n’a cessé de me serrer les tripes. J’ai eu envie de le baffer, de le prendre dans mes bras, de lui hurler dessus, de le prévenir de la merde dans laquelle il allait inévitablement se fourrer, de pleurer avec lui sur les échecs qui ont balisé son chemin. Parce qu’à force, on le connait par cœur. Un gentil gars manquant de confiance en lui, facilement colérique, plutôt influençable, la déveine collée aux basques, qui « pense avec sa queue » et qui finit toujours par détruire le peu qu’il est parvenu à construire.

On l’accompagne en se disant « jusque-là tout va bien » et en sachant que ça ne va pas durer. Non, Jack n’est pas de la race des vainqueurs, il ne fait pas partie de ceux à qui on peut promettre le grand soir. Comme nous, il n’est pas dupe, il a compris que chaque lueur d’espoir n’est qu’une chimère. Il a beau faire semblant d’y croire, il sait qu’il lui sera impossible de s’extraire de sa condition de prolo, il a conscience que la vie ne fait pas de cadeaux à un gamin sorti du ruisseau comme lui. Pas pour autant qu’il se lamente. Résigné, fataliste ou enthousiaste, Jack avance, sans savoir où il va, sans penser à demain, se demandant juste « comment on fait pour vieillir sans avoir la trouille. »

Earl Thompson ne ménage pas son personnage au destin inspiré de sa propre vie. Son écriture est fluide, directe, sincère, dans une langue très orale. C’est beau, drôle, triste, tragique, affligeant, révoltant, poignant, toujours sans concession. C’est plein d’amour, de mort et de sexe, de vies au bord du vide, de putes, de salauds, de bouges crasseux, de coups foireux et de réveils solitaires dans des draps froids. Un grand roman américain, aussi puissant qu’envoûtant. 

Tattoo d’Earl Thompson (traduit de l'américain par Jean-Charles Khalifa). Monsieur Toussaint Louverture, 2019. 1010 pages. 28,00 euros.











mercredi 4 décembre 2019

Les croques T2 : Oiseaux de malheur - Léa Mazé

On avait laissé Céline et Colin en mauvaise posture à la fin du premier tome, on les retrouve au même endroit dès la première planche de cet album. Punis après une bagarre au collège, les jumeaux doivent nettoyer le cimetière jouxtant l’entreprise de pompes funèbres familiale. Une corvée barbante qui se transforme en drôle d’aventure après la découverte d’une inscription gravée sur une pierre tombale qui les mène dans une chapelle cachant un trésor et un mur couvert de sang. Persuadés qu’un meurtre vient d’y être commis, les enfants décident de prévenir leurs parents. Une réaction de bon sens aux conséquences bien plus néfastes que positives. Et tandis que le mystère de la chapelle s’épaissit, Céline et colin semblent plus que jamais en danger.

Après la présentation des personnages et de leur environnement en ouverture de ce triptyque, Léa Mazé passe la vitesse supérieure et embraye sur une histoire beaucoup plus axée sur l’aventure et le suspens. L’ambiance pesante s’installe grâce à un découpage au cordeau entrecoupé de pauses souvent sans texte qui permettent à la narration de reprendre son souffle. Et comme dans le tome précédent, elle conclut l’album sur une image choc qui laisse le lecteur dans une insoutenable attente !

Une courte série jeunesse à la redoutable efficacité. C’est classique mais tellement bien mené que l’on tombe dans le piège avec un plaisir non dissimulé. Le troisième et dernier tome aura pour titre « Bouquet final », voilà qui augure une conclusion à la hauteur pour cette histoire trépidante.

Les croques T2 : Oiseaux de malheur de Léa Mazé. Les éditions de la Gouttière, 2019. 70 pages. 13,70 euros.




Les BD de la semaine sont chez Stephie








mardi 3 décembre 2019

Le goût du baiser - Camille Emmanuelle

Noukette et moi avons déjà combiné une pépite jeunesse au Premier mardi c’est permis de Stephie avec le documentaire Sexe sans complexe. Nous réitérons l’expérience aujourd’hui avec ce roman déconseillé aux moins de quinze ans contenant des « scènes explicites pouvant heurter la sensibilité des plus jeunes ».

Des scènes explicites, il y en a en effet quelques-unes, mais leur présence ne doit rien à une volonté délibérée de faire du croustillant pour du croustillant. Car le projet de Camille Emmanuelle est bien plus ambitieux que cela. A travers le personnage d’Aurore, elle aborde quelques étapes incontournables de l’entrée dans la vie sexuelle d’une jeune fille. Sans enjoliver les choses mais sans dramatiser à l’excès non plus. L’équilibre n’était pas simple à trouver et le challenge a été relevé de main de maître. 

La qualité de l’écriture n’est pas le point fort de ce roman mais l’essentiel est ailleurs. Suite à un accident, Aurore a perdu le goût et l’odorat. Privée de ses deux sens, son quotidien devient particulièrement handicapant, tant à la maison qu’au lycée. L’absence de ressenti influe grandement sur ses relations aux autres mais aussi et surtout sur son rapport à son propre corps.

L’angle d’attaque est original et se révèle percutant. Aurore se pose de nombreuses questions. Sans expérience, sans repères mais également sans fausse naïveté, elle constate que les garçons peuvent être maladroits, autocentrés ou au contraire particulièrement attentifs à leur partenaire. Elle tâtonne, lestée du fardeau que constitue la perte de ses sens et chaque expérience, bonne ou mauvaise, la renforce malgré son évident manque de confiance en elle.

Il en faut du culot pour mettre en scène une héroïne de roman jeunesse qui se masturbe et ne s’en cache pas, pour la placer dans une situation humiliante sans tomber dans le glauque et pour faire dire à sa meilleure amie que « le cunni, c’est la vie » (en même temps, elle a tellement raison !). Les discussions entre lycéennes ne s’embarrassent pas de fioritures et sont d’un naturel vivifiant (on appelle une bite une bite et une chatte une chatte, point barre). Les culs serrés peuvent s’offusquer, les échanges sont simplement réalistes, crus mais jamais gratuitement vulgaires. Il en est de même pour les scènes « explicites ». Personnellement je valide le choix de descriptions bien plus directes que suggestives, même si là encore, cet aspect du roman pourra faire grincer quelques dents.

Au final, Camille Emmanuelle aborde des sujets fondamentaux dans une vie d’ado. Le regard sur soi et sur les autres, le désir ou son absence, le balbutiement de la sexualité, ces étapes « fondatrices » de la vie sexuelle à démystifier, mais aussi le rapport aux corps des jeunes filles, le leur et celui de leur partenaire, sans oublier la confiance que l’on accorde (ou pas) à ce même partenaire et à quel point cette confiance participe grandement au lâcher prise permettant d’accéder au plaisir.

Ambitieux me direz-vous. Certes mais le résultat est à la hauteur des ambitions, c’est suffisamment rare pour être souligné.

Le goût du baiser de Camille Emmanuelle. Editions Thierry Magnier, 2019. 220 pages. 14,90 euros. A partir de 15 ans.



La pépite partagée avec Noukette





Le premier mardi de Stephie









mercredi 27 novembre 2019

Le reste du monde T4 : Les enfers - Jean-Christophe Chauzy

Trois ans ont passé depuis le tremblement de terre qui a ravagé une bonne partie de l’Europe. Dans le sud de la France, Marie, enceinte, est séquestrée par un gourou frappadingue (doux euphémisme) tandis que ses deux fils ont trouvé refuge dans une communauté d’ados se serrant les coudes pour échapper au chaos ambiant. Leur père, quant à lui, erre comme une âme en peine dans des paysages désolés. Frappé par un étrange mal qui se répand comme une traînée de poudre chez les survivants, ses jours semblent comptés.

Triste constat à l’ouverture de ce quatrième tome : les choses vont de mal en pis. Jean-Christophe Chauzy ne cesse d’amplifier le nihilisme qui caractérise la série depuis le départ avec une volonté farouche de prouver que, devant une situation extrême, l’homme retourne à la sauvagerie primaire et n’a plus la moindre considération pour son prochain. L’aspect tragique de la situation ne fait qu’augmenter à chaque page, aucun personnage n’étant en mesure d’agir par choix et de prendre le contrôle de son destin. C’est sombre, violent, désespéré, porté par une voix off aux accents apocalyptiques terrifiants. N’en déplaise aux collapsologues s’imaginant vivre paisiblement en reclus autosuffisants, un effondrement tel que celui présenté ici, s’il devait avoir lieu, engendrerait bien plus de torrents de larmes que de longs fleuves tranquilles.

Niveau dessin, les vestiges en ruine et les paysages lunaires des Pyrénées sont toujours aussi impressionnants. Les illustrations pleine page et les nombreux panoramiques offrent aux décors une profondeur et une densité qui renforcent la petitesse de l’homme face à la nature.

Clairement pas la série la plus fun et la plus réjouissante de la BD actuelle mais pour les amateurs de récits post-apocalyptiques, ce reste du monde est un incontournable. Seul gros bémol (et petit coup de gueule en passant), la conclusion est tellement ouverte que l’on a du mal à croire le bandeau de couverture annonçant « Le grand final de la saga événement ». Quand on sait que Jean-Chritophe Chauzy travaille déjà à un second cycle, il est facile de comprendre que l’éditeur joue clairement sur les mots pour attirer le lecteur en annonçant une fin qui n’en est pas une. Et pour le coup cet argument commercial laisse en bouche comme un arrière-goût de tromperie sur la marchandise…

Le reste du monde T4 : Les enfers de Jean-Christophe Chauzy. Casterman, 2019. 124 pages. 18,00 euros.

Mon avis sur les tomes 1, 2 et 3






















mardi 26 novembre 2019

Le couscous de Noël - Élisabeth Benoit-Morelli

« Mais pourquoi je n’ai pas une vie comme celle des copains ? Deux parents, un frère ou une sœur, un chien, des week-ends à la mer, des balades dans les collines et des visites en famille chez les grands-parents… Ce serait beaucoup plus simple. Ou pas. Les parents, ça divorce. Les petites sœurs, ça casse tout. Les chiens, ça meurt. »

Jules vit à Marseille. Il n’a jamais connu son père et a été élevé par sa mère. Le mardi soir, il va manger et dormir chez son grand-père, amateur de pêche et cordon-bleu. Le jeune garçon apprécie la présence de son papi mais aussi celle du meilleur ami de ce dernier, Mohamed. Il aime leurs complicités, leurs prises de bec et leurs conversations à bâtons rompus. Jusqu’au jour où, après les avoir entendus comploter en pleine nuit, Jules comprend qu’on lui cache un gros secret.

Le secret de famille, ce grand classique ! Il est ici décliné à la sauce marseillaise, métissé, surprenant et à la conclusion festive. Jules ne sait rien de ses origines paternelles. La question ne l’obsède pas, il ne ressent pas le moindre manque, sa mère et son grand-père lui suffisent. A partir de ce postulat de départ, Élisabeth Benoit-Morelli mêle la petite et la grande histoire. Une photo trouvée dans un album, des adultes qui préfèrent glisser sous le tapis un passé à oublier et des enfants menant l’enquête sans trop savoir comment s’y prendre, il n’en fallait pas plus pour tricoter une intrigue pleine d’empathie et d’ondes positives malgré un semblant de tension. C’est frais, sans chichi, bien mené et pas aussi simple que les apparences ne le laissent penser.

Un chouette premier roman jeunesse, chaleureux comme un couscous de Noël dégusté sur la canebière ! 

Le couscous de Noël d’Élisabeth Benoit-Morelli. Magnard jeunesse, 2019. 115 pages. 10,90 euros. A partir de 9 ans.




Une pépite jeunesse évidemment partagée avec Noukette !








mardi 19 novembre 2019

Va te changer - Cathy Ytak, Thomas Scotto et Gilles Abier

« Ils voudraient oser et ils osent pas. Ils voudraient être eux-mêmes, mais se conforment au groupe, et ça les rend cons et méchants. »

Robin a décidé d’aller au lycée en portant la jupe qu’il s’est achetée pendant un séjour à Londres. Pas par provocation, ni parce qu’il voudrait être une fille, ni parce qu’il est homo, ni parce qu’il voulait se déguiser ou s’exhiber, simplement parce que cette jupe, il la trouve classe, stylée, et qu’elle lui va à merveille. Pour les autres élèves, c’est le choc. Même sa petite copine Jade tombe des nues. Mais elle au moins ne le juge pas. Car après la surprise et les réactions d’admiration devant une telle audace, le ton change. Moqueries, insultes, réflexions lourdingues, la tension ne cesse de monter au fil de la journée, jusqu’à l’inévitable conclusion…

Un petit texte qui montre à quel point il est impossible de vivre sa vie comme on l’entend dès que l’on envisage les choses un tant soit peu en dehors des normes. Robin n’a rien d’un excentrique, il ne cherche pas à se faire remarquer, il veut juste être libre de s’afficher au lycée comme bon lui semble, dans une tenue où il se sent bien. Son pas de côté vestimentaire ne laisse pas insensible et provoque chez certains une réaction épidermique ne reposant sur aucun argument solide. Cet aspect irrationnel du surgissement d’une forme de brutalité, tant verbale que physique, est exposé avec une implacable justesse. 

Cathy Ytak, Thomas Scotto et Gilles Abier dénoncent sans clichés et évidemment sans gros sabots la bêtise crasse des esprits trop étroits et le dévastateur effet de meute entraînant certains dans une incontrôlable spirale de violence. Nul besoin d’en rajouter, le message est d’autant plus fort qu’il évite toute caricature inutile. Un texte fort, engagé, idéal pour une lecture théâtralisée à partager avec un maximum d’élèves tant il souligne l’importance fondamentale du droit au respect et à la différence.

Va te changer de Cathy Ytak, Thomas Scotto et Gilles Abier. Editions du Pourquoi pas ?, 2019. 60 pages. 9,00 euros. A partir de 12 ans.





Lecture en duo avec Noukette













mercredi 13 novembre 2019

Royal City T3 : On flotte tous en bas - Jeff Lemire

A Royal City les choses ne s’arrangent pas pour la famille Pike. Pendant que le père sort tout juste du coma après sa crise cardiaque, la mère le trompe avec un ancien camarade de lycée. La fille, Tara, entame une procédure de divorce et voit son gros projet immobilier battre de l’aile tandis que Richie, son cadet, doit effacer une dette au plus vite s’il ne veut pas finir avec les genoux fracassés à la batte de baseball et que Patrick, l’aîné, n’arrive pas à écrire la moindre ligne alors que son éditeur lui met la pression pour récupérer le manuscrit de son troisième roman. Tous continuent de vivre avec à leurs côtés le fantôme de Tommy, le petit dernier décédé vingt ans plus tôt, en pleine adolescence. Un fantôme que chacun façonne selon sa propre vision et auquel chacun confie ses secrets les plus inavouables.

Conclusion d’un triptyque à la mélancolie déchirante, cet album creuse jusqu’à la racine les dysfonctionnements de cette famille frappée par un drame dont personne n’a pu se relever. Récit choral traversé par la voix de Tommy, Royal City est un modèle de drame psychologique ne tombant jamais dans la mièvrerie ou d’artificiels torrents de larmes. Tommy accompagne les siens, il les pousse dans leurs derniers retranchements, les place face à leurs responsabilités, leurs égarements, leurs compromis devenus trop lourds à porter. Ce faisant, il les amène à déchirer le voile de faux semblants barrant depuis trop longtemps leur chemin pour les ramener vers un indispensable lâcher prise et une salvatrice résilience.

Jeff Lemire excelle dans ce registre intimiste tout en retenu, décrivant à merveille la banalité et l’horizon bouché d’une petite ville industrielle sans relief. Après Essex County, Jack Joseph, Sweet Tooth et Winter Road, ce génial touche à tout confirme sa place parmi les grands noms de la BD américaine actuelle.

Royal City T3 : On flotte tous en bas de Jeff Lemire. Urban Comics, 2019. 120 pages. 14,50 euros.




Les BD de la semaine sont à retrouver chez Stephie













mardi 12 novembre 2019

Je les entends nous suivre - Florence Cadier

Il y a eu la fuite éperdue, les poursuivants à leurs trousses. Il y a eu les insultes, les « salopes », les « pédales ». Puis il y a eu le moment où ils les ont rattrapés et leur sont tombés dessus. Ensuite est venue la douleur, le goût du sang, la perte de connaissance. Et ce déferlement de haine qui a marqué bien plus que la chair, ce déferlement de haine dont, psychologiquement, il ne parvient pas à se relever.

Un an plus tôt les choses étaient bien différentes. Léo pensait séduire Léonore en organisant une fête chez lui pour ses 15 ans. Mais ce soir-là, après avoir embrassé la jeune fille, il est tombé sous le charme de Robin. Le début d’une belle histoire et le début des ennuis. Car Léo a d’emblée eu du mal à afficher cet amour en public, mal à l’aise dès que son petit ami se montrait trop démonstratif, préférant taire cette relation à son entourage de peur des réactions, pensant que pour vivre heureux il valait mieux vivre caché.

Surprenant de voir à quel point ce roman parvient à aborder autant de thèmes sans donner l’impression de les survoler. Au-delà de l’homophobie, de la difficulté à assumer, à affronter le regard des autres et à se confier, le cœur du récit repose sur les questionnements existentiels de Léo, son impossibilité à déterminer clairement une orientation sexuelle, son traumatisme après l’agression, son difficile chemin vers une résilience dont on ne connaîtra pas l’issue, sans oublier la certitude que son aventure avec Robin l’aura à jamais transformé : « Aujourd’hui, je comprends. Aujourd’hui, je suis un autre – un garçon amoureux. »

La fin est du coup assez inattendue mais se révèle d’une grande finesse, hyper réaliste et intelligemment menée. Rencontre, coup de foudre, questionnement, euphorie, douleur, séparation, Florence Cadier ne raconte pas spécifiquement une histoire d’amour homosexuelle, elle raconte la relation amoureuse dans sa dimension universelle et à quel point ce sentiment ressenti pour la première fois bouleverse avec une intensité que l’on ne pouvait soupçonner avant d’en faire l’expérience.  Troublant et particulièrement percutant.

Je les entends nous suivre de Florence Cadier. Le Muscadier, 2019. 90 pages. 9,50 euros. A partir de 13 ans.


















mardi 29 octobre 2019

Les ombres de Nasla - Cécile Roumiguière et Simone Rea

Ce soir, Nasla ne trouve pas le sommeil. Elle fixe un point jaune qui ressemble à un œil au-dessus de l’armoire de sa chambre. Nasla se demande qui la regarde. Peut-être la tortue en peluche perchée tout là-haut ? Peut-être l’éléphant Timboubou, dont la trompe semble bouger ? Lui aussi fait partie des jouets entassés sur l’armoire. Et si ce n’était pas l’éléphant mais plutôt un fantôme qui bougeait, et si l’œil jaune grossissait jusqu’à l’avaler ? Et qui entend-elle respirer dans sa chambre ?

Nasla voudrait chanter, Nasla voudrait parler, Nasla voudrait sortir de son lit, jouer pour s’occuper et ne plus être effrayée. Mais la nuit, on doit dormir, et pour dormir, Nasla a heureusement un indispensable allié sous son oreiller.

Ah, ce difficile moment où l'on n'est plus un bébé mais que l'on n'est pas encore tout à fait un grand ! C'est avec une tendresse touchante que Cécile Roumiguière aborde ce passage si particulier de la petite enfance à l'enfance tout court. Il se dégage de chaque phrase une douceur et une poésie qui jouent davantage sur la complexité des émotions que sur la simple peur enfantine. Les illustrations sont magnifiques, épurées et intenses, portées le plus souvent par des fonds noirs profonds qui subliment les autres couleurs et offrent un écrin parfait au texte.



Un superbe album, soulignant à la fois la difficulté de grandir et la puissance de l’imaginaire. 


Les ombres de Nasla de Cécile Roumiguière et Simone Rea. Seuil jeunesse, 2019. 32 pages. 13,50 euros. Dès 5 ans.










vendredi 25 octobre 2019

Un sandwich à Ginza - Yôko Hiramatsu

« Le goût, c’est subjectif, mais quand vous vous efforcez de ne faire qu’un avec ce qui vous entoure, il vous relie au pouls de la ville, au cœur de la cité. »

Yôko Hiramatsu est reporter culinaire. Dans ce recueil de chroniques, elle parcourt le Japon et se régale de ses richesses gastronomiques. Cuisine de saison, cuisine bouddhique, cuisine populaire, cuisine chinoise, dégustation de bières accompagnées de raviolis croustillants au printemps ou d’anguilles en été, les chapitres thématiques abordent tous un sujet bien précis. Gargote ou restaurant de prestige, établissements centenaires ou à la mode, la curiosité et la recherche de la qualité sont les moteurs de ses choix et de ses envies. 

Sociologue de formation, Yôko Hiramatsu  ne donne pas dans l’analyse pointue des plats. Son regard se porte davantage sur l’histoire des lieux, des personnages qui les font vivre et de l’ambiance qui y règne. Point de critique gastronomique donc mais plutôt un ressenti, l’expression du plaisir simple de manger, seule ou accompagnée. Elle insiste sur l’importance de prendre son temps et de faire de chaque repas un moment de joie : « la précipitation vous fait passer à côté de ces petits bonheurs. […] Il faut se laisser porter et savourer. »

J’ai adoré découvrir la diversité de la cuisine japonaise au fil de ses chroniques. Sa démarche est avant tout épicurienne, son enthousiasme ne tombe jamais dans l’exagération, rien ne semble jamais surjoué. Manger est une fête, connaître les bons produits et les lieux où la qualité prime sur toute autre considération évite forcément les désillusions. Après, tout ne m’a pas mis l’eau à la bouche. Le chapitre sur les sandwichs est particulièrement appétissant, tout comme celui consacré aux pot-au-feu typiquement japonais mais la soupe de baleine, les cocons de vers à soie frits et le ragoût d’ours, très peu pour moi.

Proposer à Jirô Taniguchi de faire quelques illustrations semblait couler de source tant, entre son Gourmet solitaire et la sociologue hédoniste, les connexions quasi philosophiques sont nombreuses. Les dessins du regretté mangaka sont distillés avec parcimonie mais ils complètent le texte à merveille.

Un voyage culinaire dépaysant, qui permet de découvrir à la fois la richesse d’une cuisine dont le patrimoine ne cesse d’être entretenu par des chefs passionnés et le rapport assez particulier (et fascinant) des japonais à la nourriture. 

Un sandwich à Ginza de Yôko Hiramatsu (illustré par Jirô Taniguchi). Editions Picquier, 2019. 250 pages. 20,00 euros.