mardi 20 octobre 2015

Ma mère, le crabe et moi - Anne Percin

Tania, 14 ans, est persuadée que sa mère, avec qui elle vit seule depuis que son père est parti avec une autre, lui cache quelque chose : « Elle fait le genre de grimace que font les mamans qui ont une idée en tête et qui ne veulent pas le dire, histoire d’épargner à leurs loulous une confrontation violente avec la réalité nauséabonde. » Malheureusement, l’adolescente a vu juste. Après quelques recherches dans l’historique internet de l’ordinateur maternel, les doutes deviennent des quasi certitudes. Et lorsque que sa mère rentre à la maison après avoir passé des examens à l’hôpital, elle exige de connaître la vérité. Une vérité difficile à entendre : mammographie, biopsie et un verdict terrible qui tombe quelques jours plus tard...

Attaquer un roman jeunesse en y allant à reculons, ça ne m’arrive pas souvent. Mais avant le coup je me suis dit, punaise, encore un texte sur le cancer, c’est devenu une mode ! Et puis n’ayant jamais lu Anne Percin, je me suis demandé si les grosses ficelles lacrymales seraient de sortie et si la corde de l’émotion serait le seul et unique moteur de l’histoire (oui, je me pose beaucoup de questions avant d’ouvrir un livre, c’est un vilain défaut, comme celui qui consiste à lire la dernière page en premier…).

Bref, soyons honnête, je m’attendais au pire. Et là, miracle, divine surprise, j’ai eu tout faux ! Bien sûr, la situation ne prête pas à rire. Mais son traitement est d’une surprenante légèreté, plein d’optimisme et de positive attitude. C’est simple, ce roman fait du bien. Et pourtant rien n’est éludé, du diagnostic aux différentes étapes du traitement, de l’opération qui mutile à la chimio qui dévaste, du moral qui flanche au regard de ceux qui s’apitoient sans finesse sur le sort du malade, etc.

C’est Tania qui raconte l’épreuve à laquelle sa mère et elle sont confrontées. Et Tania cherche avant tout à dédramatiser. Elle s’interroge de façon pertinente sur le cancer, cette injustice qui frappe aveuglément, sur l’exclusion sociale qu’il engendre, sur la difficulté à vivre au chevet d’une maman en souffrance, donc pas toujours simple à supporter. Mais elle le fait avec un regard pétillant où le bon sens prédomine. C’est une épreuve que toutes les deux vont traverser ensemble dans une forme de soutien réciproque extrêmement touchant. Leur complicité en sort renforcée et l’adolescente gagne en maturité. Surtout, elle garde un humour à toute épreuve, une répartie cinglante qui fait mouche et qui n’a rien d’une démission face à la maladie, bien au contraire. J’ai adoré lire le point de vue de cette gamine un poil moqueuse, lucide, décidée et en même temps d’une fragilité que l’on sent poindre sous un discours déterminé qui tient souvent de la méthode Coué.

Un texte d’une rare intelligence, mené de main de maître, sur un sujet forcément casse-gueule. Chapeau bas madame Percin !

Ma mère, le crabe et moi d’Anne Percin. Rouergue, 2015. 126 pages. 10,20 euros. A partir de 13 ans.

Et comme chaque mardi ou presque, c'est une lecture que j'ai le plaisir de partager avec Noukette.

Les avis de Cathulu, Hélène et Mirontaine











lundi 19 octobre 2015

L’école de Pan T1 : Le cube mystérieux de Maëlle Fierpied - Yomgui Dumont

Une île cachée au milieu d’un lac immense. Sur cette île a été construite l’école de Pan, un établissement qui accueille des apprentis super-héros devant apprendre à contrôler leur pouvoir. On y croise, entre autres, Félix l’enfant chat, Bilal le passe-muraille et Aglaé la fille chauve-souris. Un trio inséparable qui va faire face à de multiples épreuves, surtout à partir du moment où élèves et enseignants découvriront que leur école n’est pas si secrète que ça et qu’une association criminelle à la recherche de jeunes recrues s’intéresse à eux…

Une BD jeunesse bourrée de clin d’œil aux super-héros de comics que les enfants connaissent par cœur, notamment les quatre fantastiques. Prépubliées dans la revue « Moi je lis », ces histoires courtes, à première vue indépendantes, gagnent en profondeur avec certaines révélations concernant des professeurs ou avec l'apparition d'un mystérieux cube trouvé au fond du lac et revenant de manière récurrente dans plusieurs chapitres.

De l’aventure, du danger, de l’humour des personnages attachants, un message d’entraide positif, beaucoup d’action et un graphisme dynamique, les ingrédients utilisés sont classiques mais fonctionnent à merveille pour lancer au mieux cette nouvelle série prometteuse. Simple et efficace, une lecture idéale pour se faire plaisir pendant les vacances qui débutent aujourd’hui.  


L’école de Pan T1 : Le cube mystérieux de Maëlle Fierpied et Yomgui Dumont. BD Kids, 2015. 64 pages. 9,95 euros. A partir de 7 ans.

samedi 17 octobre 2015

Les maîtres du printemps - Isabelle Stibbe

« Nos ennemis peuvent couper toutes les fleurs mais ils ne seront jamais les maîtres du printemps. »
Pablo Neruda

Les hauts-fourneaux de Lorraine et leur fermeture annoncée. Pierre le métallurgiste plein de panache, figure de proue du mouvement de grève qui attire les journalistes dès qu’il ouvre la bouche. Max le sculpteur, dandy octogénaire à qui le Grand Palais a commandé une œuvre monumentale et qui souhaite la réaliser à partir d’acier français, symbole d’un savoir-faire unique dont la disparition serait un drame national. Daniel le député, cœur à gauche depuis l’enfance, devenu ministre de l’industrie après la victoire socialiste à l’élection présidentielle et qui se saisit du dossier des hauts-fourneaux avec, chevillée au corps, la certitude de trouver une solution. Trois hommes et un même combat, celui de l’humain face à la voracité et la perversité des marchés : « ils sont la dignité combattante. Ils tomberont peut-être mais ils mourront debout. »

Un superbe roman choral, inspiré par la fermeture de Florange, où l’ouvrier, l’artiste et le politique prennent la parole à tour de rôle et vivent à leur manière les derniers mois d’un site industriel condamné à disparaître. Un texte à la prose habitée qui prend forcément parti. Un texte loin des modes actuelles sur lequel planent les ombres d’Hugo et Zola. La violence d’une réalité sociale insupportable est contrebalancée par une solidarité toujours présente et par une lutte collective sans arrière pensée. La peur, la colère, la perte de confiance et la désillusion sont exprimées sans caricature, tandis que la description très documentée du fonctionnement du haut-fourneau, « géant vorace avalant à grande goulée minerai de fer et charbon » se révèle d'un lyrisme inattendu.

Une littérature engagée comme j’aime et comme on n’en fait (presque) plus. Loin d’une dénonciation pure et dure et sans nuance, Isabelle Stibbe offre une réflexion profonde, sensible, lucide et argumentée sur le monde tel qu’il est et sur les réalités d’un univers ouvrier sans avenir face une mondialisation galopante.

Les maîtres du printemps d’Isabelle Stibbe. Serge Safran éditeur, 2015. 180 pages. 17,50 euros.


L'avis de Zazy







jeudi 15 octobre 2015

Ederlezi : comédie pessimiste de Velibor Colic

Strehaïa était un village se trouvant « tantôt en Macédoine, tantôt dans l’Empire Ottoman, souvent en Yougoslavie, mais aussi parfois dans le royaume serbe ». Dans ce village tzigane, un orchestre célébrait chaque événement majeur, enterrement, mariage ou fête traditionnelle. Les cinq hommes de l’orchestre prenaient la route au printemps et retournaient chez eux avec les premières neiges. Le roman retrace le destin de cet orchestre au fil du 20ème siècle et la légende de son chanteur qui vécut trois vies sous les noms d’Azlan Tchorelo, Azlan Bathalo et Azlan Chavoro Baïramovitch.

Velibor Colic nous entraîne sur les pas d’un peuple migrateur aux semelles de vent venu des Balkans, de la seconde guerre mondiale à la jungle de Calais, des années noires du communisme à la guerre en Yougoslavie. La musique, la fête, les beuveries, les coucheries, l’amour, la violence, les traditions, et une certaine forme de sagesse peuplent les pages de cette tragédie tzigane relatée à travers une inoubliable galerie de personnages. Avec une verve inimitable, l’auteur d’Archanges tisse les fils un brin foutraques d’une « comédie pessimiste » où le burlesque côtoie en permanence le drame. Surtout, il rend un hommage tendre et plein d’affection à une communauté trop souvent malmenée par les méandres de l’Histoire.

Ederlezi, fête de la Saint-Georges (le 6 mai), est l’occasion pour les Tziganes de célébrer le retour du printemps. Un symbole de renaissance présent tout au long du roman à travers la figure légendaire d’Azlan, le chanteur aux plusieurs vie qui, tel le phénix, renaît de ses cendres après avoir succombé de manière dramatique, mais aussi à travers l’histoire d’un peuple rejeté, exterminé, et qui ne cesse de se relever pour continuer sa route.

J’ai aimé retrouver la plume de Colic, sa faconde, son humour, sa capacité à aborder le tragique avec une forme de légèreté et d’élégance qui n’appartient qu’à lui. Un excellent moment de lecture.

Ederlezi : comédie pessimiste de Velibor Colic. Gallimard, 2014. 212 pages. 18,00 euros.


Une lecture commune que j'ai le plsir de partager avec Ingannmic



mercredi 14 octobre 2015

Une vie T1 : 1916, Land Priors de Guillaume Martinez et Christian Perrissin

1984. Anna Laurence débarque à Saint-Véran, dans les Hautes Alpes. Un pensionnaire de l’hôtel où elle vient d’arriver, n’ayant donné aucun signe de vie depuis des semaines, avait confié au gérant des lieux une lettre destinée à sa mère, décédée depuis quatre ans. S’installant dans la chambre du disparu, Anna ouvre le courrier et découvre par la même l’existence d’un certain Winston Smith, écrivain anglais octogénaire dont elle n’a jamais entendu parler mais qui semble avoir très bien connu sa maman. Dans une malle, elle trouve un manuscrit sobrement intitulé « Life : confession d’un imposteur » et se plonge dans l’autobiographie de cet homme né au début du 20ème siècle.

Une adaptation prévue en six tomes de l’autobiographie d’un auteur anglais méconnu. Ce premier volume couvre l’année passée par Smith à l’école privée de Land Priors, jusqu’à son admission au prestigieux collège D’Eton, en 1916. On y découvre un élève solitaire dont l’émotivité à fleur de peau lui vaut quolibets et sarcasmes de la part de ses camarades. Un enfant qui, sous la protection du directeur de l’établissement, va peu à peu s’endurcir et devenir prêt à tout pour parvenir à ses fins.

L’éditeur précise que Christian Perrissin a découvert cette autobiographie chez un bouquiniste. Sauf que quelques recherches suffisent pour comprendre que ce livre n’a jamais existé et son auteur encore moins (pour info, Winston Smith est le héros du « 1984 » de Georges Orwell et ce n’est sûrement pas une coïncidence). En fait on nage en pleine supercherie et j’avoue que ce n’est pas pour me déplaire ! Surtout que cette supercherie fonctionne parfaitement. Oscillant entre les époques, le scénario se révèle très malin, d’ailleurs Perrissin a déjà prouvé avec Kongo et Martha Jane Cannary qu’il est particulièrement à l’aise dans l’exercice de la biographie, qu’elle soit ou pas fictive.

Au-delà du jeu d’illusionniste imaginé par les auteurs, le récit est passionnant et retrace l’ambiance particulière des écoles anglaises pendant la première guerre mondiale. Pénurie d’enseignants, pénurie de nourriture, tension entre élèves, patriotisme exacerbé, etc. Le dessin réaliste de Guillaume Martinez, tout en sobriété, reste pour sa part en permanence au service de l’histoire.

Un premier tome extrêmement prometteur, j’ai hâte de connaître la suite de cette vie inventée de toutes pièces (ou pas).

Une vie T1 : 1916, Land Priors de Guillaume Martinez et Christian Perrissin. Futuropolis, 2015. 66 pages. 15,00 euros.



La BD de la semaine est aujourd'hui
chez Stephie









mardi 13 octobre 2015

Mortel Smartphone - Didier Daeninckx

Pour des raisons « techniques », Noukette ne peut m’accompagner aujourd’hui pour vous présenter une pépite jeunesse. J’ai donc dû me débrouiller tout seul dans mon coin, et j’avoue que c’est quand même bien moins plaisant quand elle n'est pas à mes cotés. J’ai néanmoins réussi à dégoter un petit roman (d’un grand monsieur) qui aborde un sujet pour le moins méconnu.

Je n’avais jamais entendu parler du Coltan, ce minerai indispensable au fonctionnement de nos smartphones et à leur miniaturisation toujours plus poussée. Donc je ne savais pas que pour l’extraire, en République démocratique du Congo, des milices sans foi ni loi exploitent des hommes, des femmes et des enfants enlevés dans leur village pour devenir des esclaves.

Daeninckx raconte l’histoire de Cherald, 13 ans, kidnappé dans sa salle de classe avec tous ses camarades et qui se retrouve du jour au lendemain plongé dans l’enfer des mines de Coltan, où ses talents pour manier les armes à feu lui vaudront d’être désigné comme surveillant des prisonniers avec pour ordre d’abattre quiconque tenterait de s’échapper. Les circonstances vont lui permettre de rejoindre la Belgique après plusieurs mois de captivité. Un pays dans lequel il découvrira à quoi sert le minerai gris arraché dans le sang et les larmes à la terre d’Afrique…

Réédition d'un texte publié en 2013 sous le titre « Mortel smartphone : nos p... de téléphones portables valent-ils un tel bain de sang ? », ce petit livre ouvre les yeux sur une situation souvent méconnue, sur une forme d’esclavagisme moderne à laquelle nous participons pour la plupart, même indirectement. Et avec l'écriture directe, tendue, très visuelle de Daeninckx, le propos a d’autant plus de portée. Quelques éclaircissements géopolitiques et techniques sur la fabrication du coltan sont bienvenus mais pas besoin non plus d’explications trop poussées, la mise en contexte des faits se suffit à elle-même. En fin d’ouvrage, l’auteur précise dans une interview ce qui l’a poussé à écrire ce texte et exprime sa colère face un phénomène révoltant dont, pour ainsi dire, personne ne parle. Instructif et engagé.

Mortel Smartphone de Didier Daeninckx. Oskar, 2015. 60 pages. 5,95 euros. A partir de 10-11 ans.





lundi 12 octobre 2015

Petit éloge de la jouissance féminine - Adeline Fleury

« La jouissance féminine est une grande fête. Elle est puissante, belle, c'est une joie qui transporte, dans laquelle on lâche prise, on lâche tout, on laisse échapper. »

Je sais, nous ne sommes pas le 1er mardi du mois. Et alors ? Je suis un homme imprévisible vous savez. Et puis comment résister à un tel titre, croisé par le plus grand des hasards sur une table de librairie la semaine dernière (je vous jure que c’est vrai !).

« Cette nuit j’ai joui, j’ai joui pour la première fois de ma vie. J’ai senti cette chaleur intense m’emplir de l’intérieur, du vagin au cerveau, partout dans le ventre, la poitrine gonflée de plaisir, la bouche et les papilles pleines de saveurs inconnues. Mon corps a tressauté, j’en ai perdu le contrôle. Je suis émerveillée par ce que mon corps est capable de faire, de l’avoir confronté à ses limites. »

Adèle a 35 ans lorsqu’elle jouit pour la première fois. Cette journaliste, mariée et mère d’un petit garçon avait jusqu’alors aimé tendrement mais d’un amour où le sexe n’était pas primordial. Il a suffi d’une rencontre, avec celui qui allait devenir son amant, celui qu’elle qualifie « d’homme-électrochoc », pour que sa vie bascule, qu’elle s’éveille au désir et accède au plaisir.

Le désir est le point central de ce texte 100% autobiographique. Adèle est le double littéraire d’Adeline. Elle raconte sa transformation, ce que cette naissance du désir à impliqué comme changement, dans sa sexualité bien sûr, mais aussi dans ses relations sociales, son regard sur son statut de femme et sur un corps qu’elle n’avait jusque là jamais mis en valeur, qu’elle n’était jamais parvenue à habiter pleinement. Du désir naît l’accomplissement, du désir naît l’épanouissement : « Dans la jouissance, la distinction entre le corps et le sexe est gommée, la jouissance l’emporte sur tout, la jouissance est le grand Tout ».

Au cœur de cette métamorphose, « l’homme-électrochoc ». Une espèce rare, sans doute en voie de disparition, et que beaucoup de femmes ne croiseront jamais au cours de leur existence : « Mon amant fait partie de cette caste rare d’hommes qui font l’amour avec héroïsme, qui aiment faire jouir les femmes avant d’envisager de jouir eux-mêmes. […] Auprès de l’homme électrochoc, « je suis » à fond, pour la première fois, je n’intellectualise pas une relation, je la vis. Je suis en pleine catharsis inversée. Pour une fois, je ne transforme pas mes émotions en pensées, mais je ne suis qu’émotions et j’arrête de penser. »

J’ai beaucoup aimé cette réflexion sur la jouissance féminine, parfois crue, toujours profonde (la réflexion), n’idéalisant jamais totalement cette métamorphose qui suscita aussi de nombreuses souffrances. Et puis adoré les nombreuses références cinématographiques et les extraits littéraires cités tout au long du récit (Simone de Beauvoir, Flaubert, Henry Miller, Despentes, Louise Labé, Anaïs Nin, Sappho, Yourcener, etc.). Seul bémol, une vision « universelle » dans l’avant propos qui m’a quelque peu gêné, affirmant qu’une vie sans désir sexuel est une vie « sans envie, sans élan, une existence statique, immobile. » Dans son cas particulier, certes. Mais de là à généraliser à l’ensemble des femmes, il me semble que c'est loin d'être aussi simple, et heureusement d'ailleurs.

Je recommande chaudement cette lecture à tous les hommes. Pas parce que l’on donne ici dans le guide pratique, mais au contraire parce que ce livre est tout sauf un guide pratique. Et aussi parce que ce parcours individuel, ce témoignage sans fard, en toute franchise et en toute liberté, ne peut pas nous faire de mal.Un beau portrait de femme en tout cas. Entière, qui assume et s’assume. Vibre, souffre, aime, s’interroge. Et s'épanouit. 

Petit éloge de la jouissance féminine d’Adeline Fleury. Editions François Bourin, 2015. 145 pages. 18,00 euros


PS : par contre, beaucoup de coquilles pour si peu de pages, l’éditeur a moyennement fait le job niveau correction, c’est le moins que l’on puisse dire.





samedi 10 octobre 2015

Quand le diable sortit de la salle de bain - Sophie Divry

Sophie est dans la dèche. Et pas qu’un peu. Chômage, RSA, factures qui s’accumulent, compte en banque au bord du précipice. Pâtes ou riz à tous les repas, aucune sortie possible, aucun loisir, aucun homme dans sa vie en dehors d’Hector, son meilleur ami dans la même situation qu’elle. Pas la joie donc, dans son studio lyonnais de douze mètres carrés, mais elle fait avec. La colère est contenue mais bien présente. Elle narre sa vie au jour le jour, la débrouille, la lutte contre la faim, la pauvreté qui, une fois qu’elle vous est tombée sur le dos, ne vous lâche plus. Elle décrit les méandres kafkaiens de Pôle Emploi, les non-dits face à la famille (pas question de faire pitié, de demander de l’aide, de les entendre la plaindre ou l’enfoncer) et un retour à l’emploi plutôt mouvementé dans le monde de la restauration. Jubilatoire !

Jubilatoire, oui. Parce que le ton n’est pas larmoyant. Il est drôle, enlevé, direct. La précarité n’est certes pas des plus joyeuses mais ici elle est racontée dans une langue explosive, une construction foutraque pleines de digressions potaches, de listes interminables, de néologismes, de prise à partie (ou à témoin) du lecteur, de changement intempestif de typographie, d’interventions d’un diable à la langue bien pendue, j’en passe et des meilleures. Ça pourrait être du grand n’importe quoi, ça devrait être du grand n’importe quoi, et pourtant ça se tient car l’ensemble relève d’une forme d’humour très pointue et très maîtrisée.

D’habitude, ce romanesque débridé n’est pas ma tasse de thé et j’avoue que je suis rentré dans ce texte sur la pointe des pieds. Mais très vite mes réticences sont tombées. Parce qu’au milieu d’une liberté formelle déroutante, le propos n’en reste pas moins pertinent et la description de la dèche particulièrement précise. En gros, c’est cocasse mais lucide. Extrêmement lucide même. L’équilibre semblait impossible à trouver. On marche tout du long sur un fil et j’étais certain d’en tomber à un moment donné. Ce n’est jamais arrivé. La prose se révèle aussi énergique que nerveuse et au final je me suis régalé d’un roman picaresque à souhait.

Quand le diable sortit de la salle de bain de Sophie Divry. Notabilia, 2015. 310 pages. 18,00 euros.




vendredi 9 octobre 2015

Kokoro - Delphine Roux

Depuis le décès de leurs parents au cours d’un incendie, Koichi et sa grande sœur Seki essaient de se reconstruire. Seki s’est réfugiée dans le travail, a eu des enfants et mène une carrière brillante après des études aux États-Unis. Koichi, lui, magasinier dans une bibliothèque, a gardé une âme d’enfant : « Seki pense que j’ai l’âge mental d’un gosse de dix, tout au plus, qu’il faudrait que je pense à grandir, à agir en homme. » Une situation qu’il ne nie pas et avec laquelle il a appris à vivre, ne trouvant le bonheur qu’auprès de sa grand-mère adorée, une vieille femme perdant peu à peu la tête et croupissant dans une maison de retraite.  Mais le jour où sa sœur sombre dans la dépression, le garçon décide de prendre les choses en main et se révèle bien plus mature qu’il ne l’aurait lui-même imaginé.

Soyons clair, j’ai adoré le personnage de Seki version « homme-enfant ». Son absence du monde, son absence d’ambition, son absence d’esprit de compétition, sa philosophie de vie : « Je ne remplis guère mon temps vacant. Le plus souvent, j’observe le monde en proximité. Je n’agis pas sur lui, n’essaie pas de le modifier. Pas l’envie, la volonté de ça. Je laisser aller. » Beaucoup verraient dans ce comportement une parfaite tête à claques. Ce n’est pas du tout mon cas. Je le trouve parfaitement attendrissant, en décalage complet par rapport à une société japonaise hyperactive où une très grande majorité fait de la réussite sociale sa raison d’être. Lui ne regarde pas les choses de haut, en donneur de leçon, il les regarde de loin, en spectateur peu, voire pas du tout concerné. C’est peut-être une posture facile à tenir, une posture de l’évitement, mais c’est une posture qui me parle énormément.

« Délicatesse » est sans doute le mot qui qualifie le mieux ce premier roman. Par le traitement de son sujet d’abord, et par son écriture ensuite. Une écriture légère, en apesanteur, d’une limpidité qui fait mouche. Pas de grands développements, on va à l’essentiel, peu de mots suffisent à dire l’intime, l’amour, les liens familiaux indestructibles malgré les apparences. C’est d’une rare subtilité, sans afféterie plombante. Une magnifique découverte, je suis tombé sous le charme de ce texte à la fois simple et lumineux !

Kokoro de Delphine Roux. Picquier, 2015. 114 pages. 12,50 euros.


Et une nouvelle lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Noukette (oui, je sais, encore une, mais que voulez-vous, on adore ça !)






mercredi 7 octobre 2015

Au revoir là-haut - Pierre Lemaitre et Christian De Metter

Pour les rescapés de l’horreur de la Grande Guerre, difficile de retrouver une place dans la société civile. Albert et Edouard l’ont bien compris, la France n’a que faire de ses démobilisés et n’a de toute façon pas les moyens de les aider à se réinsérer. D’ailleurs, la patrie préfère glorifier ses morts et oublier les survivants, surtout quand ces derniers sont revenus amochés comme Edouard, gueule cassée refusant de dissimuler son facies sous une prothèse. Devant tant d’ingratitude, les deux amis comprennent que seule la débrouille leur permettra de survivre. Et quoi de mieux qu’une arnaque surfant sur la veine mémorielle pour assouvir une vengeance et s’imaginer un avenir...

Je n’ai pas lu le roman (acheté pourtant à sa sortie), et je pense que c’est un handicap au moment de découvrir cette adaptation. La comparaison m'aurait sans doute permis de mieux saisir les nombreuses différences entre les deux (notamment la fin, si j’ai bien compris). Il est rare qu’un écrivain adapte lui-même son roman en BD, sans doute parce que la narration « graphique » implique une prise de hauteur, une distance avec le texte d’origine qu’il n’est pas simple de mettre en œuvre. Ici,  Pierre Lemaitre a eu la chance d’être parfaitement accompagné pour mener à bien son projet. Il ne pouvait trouver meilleur partenaire que Christian De Metter, dessinateur s’étant déjà fait remarquer, entre autres, pour son adaptation de Shutter Island.

Comment passer de 600 à 160 pages ? En étant forcément moins bavard, en ne reprenant aucun dialogue ni extrait, en proposant un récit plus tendu, plus dans l’ellipse, le raccourci. Avec la BD on est davantage dans la suggestion . Le superbe travail sur les regards et leur expressivité par exemple en dit bien plus sur la psychologie des personnages que de longs récitatifs. Clairement, la force du dessin prend le pas sur l'écriture. D'ailleurs ce dernier n'a aucun mal à le reconnaître quand il il parle de son duo avec De Metter : « C'est mon histoire, mais c'est vraiment son album ».

L'interprétation « visuelle » d'un texte aussi littéraire avait, avant le coup, tout du plan casse-gueule. Mais la mise en images, inspirée et pleine de souffle, tendant même parfois vers le burlesque, offre une nouvelle dimension au Goncourt 2013 et évite l'écueil de la fidélité absolue à l'oeuvre d'origine. Une incontestable réussite.


Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre et Christian De Metter. Rue de Sèvres, 2015. 168 pages. 22,50 euros.



Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec ma très chère Noukette.


L'avis de Livresse des mots ; celui d'Antigone