Dans ce roman choral, Toni Morrison s’écarte de ses travaux précédents autour de la mémoire collective pour s’intéresser à la mémoire individuelle à travers deux quêtes personnelles, celles de Bride et Booker. Malgré son émancipation professionnelle, Bride ne parvient pas à s’affranchir du poids de son passé. Booker non plus d’ailleurs. Tous deux traînent depuis l’enfance des blessures impossibles à cicatriser, tous deux ont préféré s’enfermer dans le mensonge, le silence et les non-dits plutôt que de chercher à briser les chaînes qui les entravent.
Au-delà de la réflexion sur le racisme, la discrimination, les préjugés ou les relations familiales, j’ai trouvé le regard porté sur l’enfance aussi pessimiste que désespéré. Comme si les traumatismes subis au cours de cette période cruciale ne pouvaient jamais totalement s’effacer, quoi que l’on fasse.
La forme m’a aussi beaucoup interpellé. Le récit prend parfois les accents du réalisme magique latino-américain en introduisant des éléments fantastiques dans un environnement on ne peut plus réaliste, et je me suis demandé dans les deux premiers tiers du livre où l’on voulait m’emmener. Mais le brouillard s’est dissipé dans la dernière partie, mettant en lumière la puissance du propos, sa modernité et sa gravité.
Après, je comprendrais que l’on trouve à ce court roman un goût de trop peu, que l’on regrette une intrigue vite expédiée qui aurait pu se déployer davantage. Mais moi j’aime que l’on ne m’en dise pas trop, que toutes les portes ne s’ouvrent pas en grand. Et j’aime par-dessus tout la voix de Toni Morrison qui, à 85 ans, montre avec brio que les années n’ont aucune prise sur ses talents d’écrivain.
Délivrances de Toni Morrison. Bourgois, 2015. 197 pages. 18,00 euros.
Une lecture commune que j'ai une fois de plus le plaisir de partager avec Noukette