lundi 24 août 2015

Délivrances - Toni Morrison

« Elle m’a fait peur tellement elle était noire. Noire comme la nuit, noire comme le soudan. Moi je suis claire de peau, avec de beaux cheveux, ce qu’on appelle une mulâtre au teint blond, et le père de Lula Ann aussi. […] Ce que je peux imaginer de plus ressemblant, c’est le goudron. » Ainsi parle Sweetness de sa fille Lula Ann, une enfant qu’elle rejette dès la naissance à cause de sa couleur de peau, ce noir bleuté aussi inexplicable que troublant. Le mari se fait la malle, persuadé que sa femme l’a trompé, et Sweetness éduque sa fille à la dure, ne lui accordant jamais la moindre marque de tendresse. Devenue une Working Girl à la beauté renversante, Lula Ann, se faisant désormais appeler Bride, a en apparence tout pour être heureuse. Mais le jour où son petit ami Booker lui annonce qu’elle n’est pas la femme qu’il veut, son univers s’écroule…

Dans ce roman choral, Toni Morrison s’écarte de ses travaux précédents autour de la mémoire collective pour s’intéresser à la mémoire individuelle à travers deux quêtes personnelles, celles de Bride et Booker. Malgré son émancipation professionnelle, Bride ne parvient pas à s’affranchir du poids de son passé.  Booker non plus d’ailleurs. Tous deux traînent depuis l’enfance des blessures impossibles à cicatriser, tous deux ont préféré s’enfermer dans le mensonge, le silence et les non-dits plutôt que de chercher à briser les chaînes qui les entravent.

Au-delà de la réflexion sur le racisme, la discrimination, les préjugés ou les relations familiales, j’ai trouvé le regard porté sur l’enfance aussi pessimiste que désespéré. Comme si les traumatismes subis au cours de cette période cruciale ne pouvaient jamais totalement s’effacer, quoi que l’on fasse.

La forme m’a aussi beaucoup interpellé. Le récit prend parfois les accents du réalisme magique latino-américain en introduisant des éléments fantastiques dans un environnement on ne peut plus réaliste, et je me suis demandé dans les deux premiers tiers du livre où l’on voulait m’emmener. Mais le brouillard s’est dissipé dans la dernière partie, mettant en lumière la puissance du propos, sa modernité et sa gravité.

Après, je comprendrais que l’on trouve à ce court roman un goût de trop peu, que l’on regrette une intrigue vite expédiée qui aurait pu se déployer davantage. Mais moi j’aime que l’on ne m’en dise pas trop, que toutes les portes ne s’ouvrent pas en grand. Et j’aime par-dessus tout la voix de Toni Morrison qui, à 85 ans, montre avec brio que les années n’ont aucune prise sur ses talents d’écrivain.

Délivrances de Toni Morrison. Bourgois, 2015. 197 pages. 18,00 euros.


Une lecture commune que j'ai une fois de plus le plaisir de partager avec Noukette





samedi 22 août 2015

D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds - Jon Kalman Stefansson

Ari rentre chez lui. Il retourne à Keflavik, son village d’enfance, après un exil au Danemark. Keflavik, terre de pêcheurs, où « nulle part ailleurs en Islande, les gens ne vivent aussi près de la mort ». Un endroit qui ne compte que trois points cardinaux : le vent, la mer et l’éternité, et que le président islandais qualifia lui-même « d’endroit le plus noir du pays ». Un endroit où cet éditeur de poésie et de guides de développement personnel va retrouver son père mourant.

Le récit croise trois époques. Le présent d’Ari, sa jeunesse dans les années 80 et le début du vingtième siècle, lorsque ses grands parents Oddur et Margret se sont rencontrés. Le Ari d’aujourd’hui est seul depuis une séparation douloureuse avec sa femme. Il ne voit plus ses enfants et se démène dans une solitude pesante. Le jeune adulte qu’il était à 16-17 ans, maladivement timide avec les filles, a beaucoup souffert des moqueries des collègues qu’il fréquentait alors dans l’usine de poissons où il gagna ses premiers salaires. Quand à ses grands-parents, ils incarnaient une famille typique de pêcheurs à l’aube de la modernisation du pays.

C’est un fait, je dois reconnaître que ce roman n’atteint pas les sommets du fabuleux « La tristesse des anges », qui restera pour moi un chef d’œuvre absolu. Peut-être parce qu’il y a ici trop de passages ancrés dans la réalité actuelle de l’Islande, ses problèmes socio-économiques et la corruption de sa classe politique. Peut-être aussi à cause de la personnalité d’Ari qui, malgré ses nombreuses interrogations existentielles, n’est jamais parvenu à attirer ma sympathie. En fait, j’ai largement préféré les chapitres concernant Oddur et Margret, y retrouvant, comme dans La lettre à Helga, l’ambiance envoûtante d’un pays encore loin de toute forme de modernité. Et puis comment ne pas craquer devant leur première fois : « Elle lui dit : si je dénoue mes cheveux, alors tu sauras que je suis nue sous ma robe, alors tu sauras que je t’aime. Il parvient tout juste à hocher la tête. Attend, parfaitement immobile. Puis elle libère ses cheveux. »

Mais en dehors de ces quelques bémols, c’est un livre que j’ai envie de défendre, parce qu’il est beau, qu’il parle de la condition humaine et s’adresse donc, à un degré ou un autre, à chacun de nous. Parce que Stefansson dit la vie, la mort, l’amour, le désir ou l’art comme personne. Parce qu’il aime montrer des personnages perdus et en quête de sens. Parce qu’il allie une certaine forme de poésie avec un réalisme parfois cru et d’une banalité confondante, dans une prose à la grâce fabuleuse. Parce que son Islande est âpre, rude, balayée par les vents, aussi hostile que fascinante. Parce que ses réflexions sur le temps qui passe et lamine tout sur son chemin me bouleversent profondément. Parce que la traduction d’Éric Boury est une fois de plus d’une qualité exceptionnelle et tout simplement parce que cette chronique familiale est pour moi un grand livre, ni plus ni moins.

D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds de Jon Kalman Stefansson. Gallimard, 2015. 442 pages. 22,50 euros.

Extraits :

« Nous avons tant de choses : Dieu, les prières, les techniques, les sciences, chaque jour apparaissent de nouvelles découvertes, téléphones portables toujours plus puissants, puis voila qu’une mort survient et nous n’avons plus rien, nous tendons la main, cherchant Dieu à tâtons, nos doigts se referment sur le vide de la déception, la tasse de cet homme, la brosse où subsistent quelques cheveux de cette femme, et nous conservons tout cela comme une consolation, comme une amulette, comme une larme, comme ce qui jamais ne reviendra. Que peut-on en dire, rien sans doute, la vie est incompréhensible, et injuste, mais nous la vivons tout de même, incapables de faire autrement, elle est la seule chose que nous ayons avec certitude, à la fois trésor et insignifiance. »

« Le plus douloureux dans la vie est sans doute de n'avoir pas assez aimé, je ne suis pas certain que celui qui s'en rend coupable puisse se le pardonner. »

 « Il est étrange, pour ne pas dire rudement surprenant, de constater qu'il existe des mâles qui se croient à la hauteur de leur rôle et dignes d'être considérés comme des hommes à part entière alors même qu'ils ne se sont jamais mesurés à la mer. [...] Qu'un homme puisse traverser l'existence sans vouloir affronter l'océan, mesurer sa force à celle de la mer, se rencontrer lui-même face à des vagues noirâtres hautes comme des montagnes, perdu dans les hurlement des tempêtes, quand l'air expulse des rugissements comme s'il portait en son sein la fin du monde ou la fureur divine, et que le bateau, malgré toutes ses tonnes et la puissance de son moteur, n'est qu'une minable planche, que la vie n'est plus rien, eh bien, celui qui n'a pas connu ça ignore qui il est vraiment et jamais il ne sera plus de la moitié d'un homme. »



vendredi 21 août 2015

La variante chilienne - Pierre Raufast

A l'heure où l'exofiction semble avoir pris le pouvoir, où nombre d'auteurs se contentent de romancer la vie de personnages plus ou moins illustres avec plus ou moins d'inspiration, qu'il est bon d'ouvrir le livre d'un véritable conteur ! C'est simple, j'ai eu l'impression que Pierre Raufast me prenait par la main dès la première page en me disant, « allez viens petit, je vais te raconter une histoire ».

Bien sûr, il faut un vrai talent pour inventer un tel univers, pour imaginer des tableaux qui se succèdent les uns après les autres et leur donner une cohérence faisant un tout. Il faut aussi une narration fluide, sans aspérité, des phrases qui s'enchaînent avec une facilité et un naturel désarmants. La variante chilienne possède toutes ces qualités et c'est un pur régal de s'y plonger.

Il serait criminel de vous en résumer l'intrigue et de vous gâcher le plaisir de la découverte mais sachez juste que, dans ce roman, une piscine sert de potager, les noix se cueillent avec un hélicoptère, un village passe des années sous la pluie et un homme range ses souvenirs dans des bocaux. Vous croiserez également Jeanne d'Arc, un avocat priapique, un potier voulant entendre la voix de Clovis, des fossoyeurs frappadingues, une ado amoureuse de poésie, un prof philosophe et le grand Jorge Luis Borges dans un bordel marseillais.

Des histoires que l'on se raconte en prenant son temps et en buvant du vin, devant un lapin aux olives ou des cailles rôties. Des histoires qui passionnent et fascinent, que l'on partage en toute amitié, pour ne pas les oublier.

Moins alambiqué que « La fractale des raviolis », ce second roman jubilatoire est sans conteste le roman de la maturité. Surtout, il installe Pierre Raufast parmi les plus grands et les plus inclassables conteurs de la littérature française actuelle. Le genre est peut-être un peu désuet, il ne plaira pas à tout le monde, mais de mon coté, impossible de bouder mon plaisir, je me suis régalé du début à la fin.

La variante chilienne de Pierre Raufast. Alma, 2015. 260 pages. 18,00 euros.


Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Philisine.


jeudi 20 août 2015

Otages intimes - Jeanne Benameur

Etienne, photographe de guerre, a été pris en otage alors qu’il couvrait un conflit. Libéré après des mois de détention, il retourne vivre chez sa mère, Irène, dans le village de son enfance. Commence alors un difficile travail de reconstruction. Pour le soutenir, Enzo, l’ami de toujours, est bientôt rejoint pas la belle Jofranka, devenue avocate à la cour pénale internationale de Lahaye. Leur trio se reforme après des années et chacun de s’interroger sur la part d’otage qui sommeille en chacun d’eux.

Ne sommes nous pas finalement tous, à différents degrés, otages de quelqu’un ou de quelque chose ? Etienne l’a bien sûr été au sens le plus « extrême » du terme, mais sa mère et ses amis le sont à leur façon et pour diverses raisons. Etienne cherche le silence et la solitude. Il cherche un horizon « pour que les images s’éloignent lentement, pour les suivre des yeux jusqu’à perdre la vue ». « On ne peut pas se remettre de ça. […] Pour vivre, il faut inventer une nouvelle façon. On ne peut pas juste reprendre la vie d’avant. […] Inventer le visage neuf des jours neufs ».

Comment vous dire… c’est un bonheur de retrouver la petite musique de Jeanne Benameur, ses phrases courtes qu’elle semble vous chuchoter à l’oreille, ses personnages travaillés à l’extrême qu’elle porte à bout de bras et auxquels elle accorde une tendresse si particulière, cette humanité débordant à chaque page. Une humanité qui, malgré les obstacles et les blessures, pousse chacun à aller vers l'apaisement. Ici, elle interroge sur le rapport aux autres, aux siens, à soi-même, à l’Histoire. Elle touche à l’intime avec une pudeur et une simplicité bouleversantes, avec une économie de moyens et d’effets qui donne à chaque mot une résonance unique. C’est beau, sans la moindre ostentation, sans chercher à en faire des tonnes sur un sujet qui pourrait pourtant facilement tirer vers le pathos et le larmoyant. Superbe et intense.

Otages intimes de Jeanne Benameur. Actes sud, 2015. 195 pages. 18,80 euros.

Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec trois drôles de dames de choc, Framboise, Leiloona et Noukette.











mercredi 19 août 2015

Roi Ours - Mobidic

Xipil, offerte en sacrifice par sa tribu pour apaiser le Dieu Caïman, est sauvée par le Roi Ours, qui lui propose de devenir son épouse. La jeune femme, sachant qu’elle ne peut retourner chez elle vivante sans subir le courroux des siens, accepte sans enthousiasme et découvre le monde des divinités animales, leurs différences, leurs rivalités et leurs haines ancestrales. Un univers qu’elle apprend à connaître sous l’œil protecteur de la Mère des singes et avec l’aide de son mari plantigrade, jusqu’au jour où ce dernier est tué par les hommes…
  
Mobidic (un pseudo évidemment) est une jeune auteure franco-mexicaine qui publie ici son premier album. Un album qu’elle aura mis cinq ans à achever et dont elle signe à la fois le scénario et les dessins. Et franchement, pour un coup d’essai, c’est une très belle réussite. Une jolie prise de risque aussi, tant les influences se mélangent (mythologies Aztèques et Inuits, décors de forêt amazonienne, habitations amérindiennes) sans jamais donner la moindre impression de fouillis.

Roi Ours est un conte cruel et sauvage rondement mené à l’univers graphique extrêmement riche. Coté couleur, toutes les planches ont été passées au brou de noix, ce qui apporte des teintes brûnatres assez uniques. Le découpage très cinématographique ne laisse aucun répit mais se révèle d’une redoutable efficacité. L’histoire en elle-même est facile à suivre mais j’ai trouvé la fin trop ouverte, à tel point que je me suis demandé si ce titre était bien un one shot où s’il fallait s’attendre à une suite (mais non, c’est bien un one shot). Autre chose qui m’a surpris, le fait que les humains tuent un de leurs Dieux avec une facilité assez déconcertante (même si j’avoue que l’idée me plaît énormément !).

Des broutilles au regard d’un ensemble qui tient vraiment la route, alliage d’originalité et de fraîcheur qui dénote tant il est éloigné de nombres de productions actuelles bien plus formatées.

Roi Ours de Mobidic. Delcourt, 2015. 110 pages. 18,95 euros.




lundi 17 août 2015

Le renversement des pôles - Nathalie Côte

Allez zou, j'attaque la rentrée littéraire avec un premier roman.

D'un coté il y a les Laforêt. Arnaud, le mari, statisticien passionné de macrophotographie et sa femme Claire, guichetière dans une banque. De l'autre, les Bourdon, avec Vincent, technicien de maintenance informatique et Virginie, fonctionnaire en préfecture complexée par ses quelques kilos en trop. Les premiers ont un fils, les seconds deux filles. Ils ne se connaissent pas mais ils vont se retrouver dans des appartements mitoyens le temps d'un séjour dans une résidence de vacances sur la côte d'Azur. Derrière les échanges polis et les sourires de façades, l'ambiance est pesante et l'on comprend vite que quelque chose cloche dans ces couples au bord de l'implosion.

Soyons honnête, il n’était pas pour moi ce premier roman. Trop dans l’air du temps, avec la thématique des mariages qui battent de l’aile déjà vue un milliard de fois. Non seulement le traitement de la question est assez simpliste et enfile les clichés comme des perles mais en plus, deux choses m’ont particulièrement gêné.

D’abord, il n’y a aucune empathie possible pour les personnages. La quatrième de couv les annonce « ni aimables, ni détestables », rien n’est plus vrai, ils sont juste totalement insignifiants, totalement pitoyables, résignés, regardant la vie par le petit bout de la lorgnette avec des rêves au ras des pâquerettes. Des beaufs d’aujourd’hui, classe moyenne pavillonnaire empêtrée dans un quotidien morose avec pour horizon un avenir aussi triste qu'un jour de pluie. Et moi, quand je n'éprouve pas le moindre intérêt pour les protagonistes d’une histoire (que cet intérêt relève de l'affection ou de l'aversion d'ailleurs), ça ne peut pas fonctionner..

Ensuite, et c’est le plus problématique, j’ai ressenti de la part de l'auteur énormément de dédain à l’égard de ces beaufs d’aujourd’hui. Une sorte de moquerie permanente, une posture où l'écrivain se mettait au dessus de la mêlée, s’amusant de la médiocrité ambiante avec l’air de dire, « vous n’avez que ce que vous méritez bande de nazes, heureusement que jamais je ne descendrais aussi bas que vous ». Je me trompe peut-être, c’est une impression très personnelle, mais ce mépris que j’ai senti monter au fil des pages a beaucoup gâché ma lecture. Ce n'est en tout cas pas pour moi la meilleure façon de présenter une classe moyenne à laquelle il est légitime de ne pas vouloir ressembler.

Après, j’ai aimé l’écriture, les formules à l’ironie mordante, les mises en situation pathétiques, les dialogues qui sonnent juste. Une vraie plume donc, mais bien trop de points négatifs pour que ce texte emporte mon adhésion.

Le renversement des pôles de Nathalie Côte. Flammarion, 2015. 192 pages. 16,00 euros.




dimanche 2 août 2015

La légende Pierrot le Fou - Rodolphe

Je ne suis pas fan des histoires de gangsters et de grand banditisme, ce n’est pas une mythologie qui me fascine. En fait j’ai lu ce livre pour son auteur, Rodolphe, scénariste de BD que j’apprécie depuis longtemps et que j’avais envie de découvrir dans un autre registre. Il romance ici le parcours du gang des Tractions Avant de Pierrot le Fou dont les membres devinrent les ennemis publics numéro un à la toute fin de la seconde guerre mondiale.

Le groupe se constitue au début de l’année 46 : le gros Georges et le Mammouth (Abel Danos) sont des anciens de la Gestapo, Raymond Naudy et Riton le tatoué se sont quant à eux illustrés dans la résistance tandis que Jo Attia, déporté à Mauthausen, est un survivant des camps de la mort. Leur chef, Pierre Loutrel, a navigué entre les deux bords, passant de la Gestapo à la résistance peu avant la libération. Difficile d’imaginer des gars avec des parcours si différents (et surtout si opposés !), mais la bande est ouverte à toutes les bonnes volontés et chacun met un mouchoir sur son passé tant que l’argent coule à flots.

Le gang multiplie les coups d’éclats, le plus célèbre étant le casse de l’Hôtel des postes de Nice. Tous ces voyous sont souteneurs, Pierrot fricote avec le monde de la nuit et a une aventure avec Martine Carole, la plus célèbre actrice de l’époque (Caroline Chérie). Les braquages violents se multiplient, le chef n’hésitant pas à tirer sur tout ce qui bouge et à laisser quelques cadavres derrière lui. La police, sur les dents, cherche à tout prix à mettre en terme à leur activité. Les membres vont tomber un par un. Seul Pierrot ne sera jamais arrêté mais il aurait sans doute préféré vu les circonstances de sa disparition…

Le narrateur, jeune journaliste s'étant lié d'amitié avec Attia et consorts, est chargé par Pierrot de consigner leurs exploits et de recueillir leurs confidences. Si tous les faits relatés sont véridiques, ce narrateur est une pure invention de Rodolphe. Un procédé classique mais malin qui permet de vivre les événements de l'intérieur, même si le récit tourne un peu trop à l'hommage admiratif alors que ces gars étaient quand même de fieffés salopards ! Le texte est bourré d'argot et dialogues dignes d'Audiard et là, je dois dire que je me suis régalé (je suis jouasse quand on me jacte dans la langue des apaches, que l'on me parle de caves, de loufiats, de harengs, de marlous ou de souris).

Franchement, une lecture de vacances idéale (et il n'y a rien de péjoratif là-dedans), instructive, documentée et qui se dévore comme un polar sans temps morts. Une très bonne pioche !

La légende de Pierrot le Fou de Rodolphe. Michalon, 2015. 225 pages. 17,00 euros.








vendredi 31 juillet 2015

Les héritiers de la mine - Jocelyne Saucier

La famille Cardinal, c'est vingt-et enfants élevés par un prospecteur et une mère au foyer (forcément!) dans une micro-ville minière prospérant grâce au gisement de zinc découvert par le paternel et qu'une grosse société s'était empressée de lui « voler ». Une telle tribu, c'était le bazar assuré en permanence entre les quatre murs de la demeure qui devait être agrandie avec quelques planches à chaque nouvelle naissance. Mais le foutoir, ce n'était pas qu'à la maison, tant les gamins Cardinal s'échinaient à terroriser les autochtones à coups d'incendies sauvages, d'extermination des chats domestiques ou encore d'attaques en règle (et en bande) des pauvres mioches qui osaient se mettre en travers de leur chemin. Dans ce Québec très rural de l'après guerre, la famille est toujours restée soudée, jusqu'au jour tragique où une mystérieuse explosion coûta la vie à l'un de ses membres.

Des années après, à l'occasion d'un colloque où leur père doit être décoré, les ex-sauvageons devenus grands prennent la parole à tour de rôle, revenant sur leur jeunesse tumultueuse, avec nostalgie mais aussi beaucoup de ressentiment les uns envers les autres...

Il est toujours décevant de ne pas trouver son compte dans un texte qui, au départ, a tout pour nous plaire. Mais ici, rien à faire, j'ai traîné comme c'est pas possible pour en venir à bout. Jamais je ne suis parvenu à rentrer dans ce roman choral, et je me demande encore ce qui m'en a tenu à distance. Sans doute le fait que, d'un personnage à l'autre, je n'ai pas senti de différence de ton. Or, chacun aurait dû avoir sa « patte », une façon bien à lui de s'exprimer, un registre de langue et un vocabulaire pas forcément identiques à ceux de ses frères et sœurs. Je n'ai pas du tout vu cela et j'ai trouvé l'exercice artificiel, ayant l'impression que, malgré les apparences, il n'y avait qu'un seul et unique narrateur. Du coup, je n'y ai pas cru une seconde.

Sans compter que si le point de vue change quelque peu, tous racontent plus ou moins la même chose et les redites, à la longue, ça lasse. Il y a bien l'histoire d'Angèle qui pimente le récit, qui titille la curiosité tant les responsabilités, les causes et conséquences de son décès semblent être le nœud qui, depuis des décennies, empêche la famille de retrouver un semblant de sérénité. Mais pour moi ce fut trop peu trop tard et si j'ai avalé les dernières pages, cela ne m'a pas suffi pour digérer avec plaisir le reste du texte. Dommage, vraiment dommage.

Les héritiers de la mine de Jocelyne Saucier. Denoël, 2015. 222 pages. 16,50 euros.







mercredi 29 juillet 2015

La balade de Yaya : intégrale tomes 7 à 9 - Golo, Omont, Girard et Marty

Voila, Yaya, c’est fini ! Après neuf volumes, la « balade » de cette petite fille dans la Chine des années 30 pendant la guerre sino-japonaise se termine. Partie à Hong-Kong pour retrouver ses parents, elle apprend qu’ils sont restés à Shanghai. De retour dans sa ville natale accompagnée de l’affreux Zhu, elle découvre sa maison abandonnée et refuse de croire qu’elle est désormais orpheline. Heureusement, Tuduo, le fidèle ami qui l’avait sauvée des bombardements dans le premier tome est toujours là pour lui venir en aide…

Une magnifique série jeunesse qui s’achève ! Difficile de ne pas s’attacher à cette gamine pas épargnée par les coups durs. C’est la force de ce feuilleton au long cours mêlant aventure et réalité historique, il est trépidant et parfois rocambolesque mais il ne sombre jamais dans la guimauve. Le point de vue à hauteur d’enfant n’élude pas, bien au contraire, la situation économique et sociale déplorable d’une grande partie de la population, mais il garde en même temps une fraîcheur et une naïveté bienvenues.

Niveau dessin, le trait Golo Zhao est toujours aussi élégant, lorgnant souvent du coté de Miyazaki, notamment en terme de mise en scène (avec une mention spéciale pour une séquence aérienne dans le tome 8 digne de Porco Rosso).

Un beau projet mené à son terme par une équipe internationale (dessinateur chinois et scénaristes français) n’ayant jamais cédé à la facilité. Idéal pour les 8-12 ans, et pour les plus grands amateurs de belles histoires à partager en famille (comme moi, quoi).


La balade de Yaya, intégrale tomes 7 à 9 de Golo, Omont, Girard et Marty. Editions Fei, 2015. 146 pages. 19,00 euros.


Mon avis sur les deux premières intégrales




lundi 27 juillet 2015

Fat City - Leonard Gardner

Quand un ancien boxeur écrit un roman parlant de boxe, on ne sait trop à quoi s’attendre. Il aura fallu quatre années à Leonard Gardner pour accoucher de ce texte devenu culte publié en 1969, alors qu’il avait 36 ans. Tellement culte qu’il remporta le National Book Award et fut ensuite adapté au cinéma par John Huston.

Fat City entremêle les destins de Billy Tully et Ernie Munger. Billy, boxeur en fin de carrière, ne s'est jamais remis de son divorce et vivote dans des chambres d’hôtels sordides. Entre deux cuites, il lui arrive encore de fréquenter la salle d’entraînement. C’est là qu’il y rencontre Ernie, un gamin néophyte tellement doué qu’il le recommande à son ancien promoteur. Mais un talent prometteur ne suffit pas à faire un champion, Ernie l’apprendra à ses dépens.

Une incroyable plongée dans le quotidien des damnés du ring où suintent à chaque page le sang, la sueur et le désespoir. Billy l’alcoolo, que l’on suit de troquet en troquet, de journées passées dans les champs d’oignons où de tomates sous un cagnard assommant pour moins d’un dollar de l’heure, voit son horizon s’obscurcir au fil des semaines. Billy et ses illusions perdues, sa lucidité mélancolique qui vous vrille les tripes. Et que dire d’Ernie, ses premiers combats, son visage tuméfié, son nez fracturé, ses victoires dans des trous paumés pour un cachet toujours inférieur à ce qu’on lui avait promis et sa vie de couple compliquée. Des personnages cabossés, fragiles, au bord du précipice, touchants par leur volonté de rester debout alors que face à un tel désenchantement, il serait plus simple de se laisser couler.

Leonard Gardner décrit la misère la plus banale avec une simplicité qui fait mouche et des dialogues d’une grande justesse. L’univers de la boxe est présenté loin des paillettes et de la gloire, avec un implacable réalisme. C’est d’une noirceur et d’une force qui vous laisse k-o (oui, je sais, c’est un peu facile, mais j’aurais pu aussi écrire que ce livre est un uppercut, je ne cède pas entièrement à tous les clichés).

Fat City reste le seul et unique roman de Gardner. Quand on lui demanda pourquoi il n’avait plus rien écrit après, il se contenta de répondre : « C’est la seule histoire que j’avais à raconter ». Dommage que nombre d’auteurs français n’aient pas autant de bon sens. Si tel était le cas, la surproduction éditoriale permanente pourrait être en grande partie éradiquée.

Fat City de Leonard Gardner. Tristram, 2015. 215 pages. 8,95 euros.