Iceberg Slim (1918-1992), venu à l’écriture sur le tard, fut un des plus célèbres proxénètes de Chicago dans les années 40-50. Une trajectoire qu’il raconte dans « Pimp », premier volet de la trilogie. Dans le second (« Trick Baby »), il plonge dans l’univers sans pitié des arnaqueurs. « Mama Black Widow », le dernier donc, est la biographie à peine romancée d’un travesti noir au terrible destin. Dans la préface, Slim explique sa démarche :
« En début de soirée, dans la première semaine de février 1969, je rendis visite à Otis Tilson. C'était un travesti incroyablement beau et tragique, rencontré de temps à autre, tout au long de ces vingt-cinq ans où moi-même j'étais un maquereau noir, à Chicago dans l'Illinois. Otis vivait dans un hôtel de troisième ordre à l'intersection de la 47e Rue et de Cottage Grove Avenue.
Nous nous installâmes sur un canapé défoncé dans son studio kitchenette. "Tout ce que tu as à faire c'est de raconter ton histoire." [...]
Lorsque j'ai écrit le livre, il m'a fallu restructurer des scènes, remettre en ordre des événements dans le récit d'Otis qui parfois s'égarait ou se noyait dans les larmes. Il n'y a pas de psychologie, de sermons ou de notes dans ce récit d'une vie. Les dialogues sont dans la langue crue des pédés, du ghetto noir, du Sud profond, des bas-fonds. Si peinture critique de la société il y a, elle se trouve dans l'âpreté de cette lutte tragique qu'Otis Tilson mène pour se libérer de la garce perverse brûlant en lui. »
Inutile de vous dire que je suis totalement fan d’un texte aussi décapant. L’histoire d’Otis dit les espoirs brisés d’une famille noire du Mississipi débarquant à Chicago en 1936 en pensant, comme beaucoup, y trouver un eldorado. Or c’est un autre enfer qui leur tend les bras, un enfer urbain où la ségrégation est toujours aussi présente. Son père ne trouve pas de travail, son grand frère va tomber peu à peu dans la délinquance et l’une de ses grandes sœurs dans la prostitution. Otis n’est qu’un enfant à cette époque et il voit le délitement progressif d’une cellule familiale pourtant soudée au départ. Sa mère jouera un rôle central dans la déchéance des siens (d’où le titre du roman), et lui ne pourra que constater les dégâts. Violé par un diacre, tiraillé entre sa volonté d’être un « homme comme les autres » et une homosexualité qui le dévore de l’intérieur, Otis va sombrer et enchaîner les coups durs. Tragique, il n’y a pas d’autres mots pour qualifier une existence à laquelle l’épilogue donne une terrible conclusion en quelques lignes…
J’adore Iceberg Slim (en tant qu’auteur du moins parce l’homme en lui-même était plus que détestable, la lecture de Pimp vous le confirmera), c’est un écrivain de la rue, direct et sans concession, dont l’art des dialogues est un régal. Son écriture très orale et très crue retranscrit l’ambiance du ghetto noir, ses codes et sa violence. J'aime autant vous prévenir, certaines scènes sont d'un réalisme difficilement supportable, âmes sensibles s'abstenir !
Vous l’aurez compris et vous le savez si vous passez régulièrement par ici, c’est typiquement la littérature que j’aime. Il est bon parfois de se replonger dans des textes qui ont fait de nous des lecteurs passionnés et insatiables, et je ne remercierai jamais assez Valérie d’avoir accepté de m’accompagner dans cette relecture.
Mama Black Widow d’Iceberg Slim. L’Olivier, 2000. 302 pages. 20,10 euros.