samedi 18 octobre 2014

Je refuse - Per Petterson

C’est l’histoire de deux hommes sur un pont. L’un est en train de pêcher, l’autre passe en voiture. Tente cinq ans qu’ils ne se sont pas vus et pourtant ils se reconnaissent. Leur échange dure à peine quelques secondes. Dans le temps, ils étaient les meilleurs amis du monde. Aujourd’hui, Jim, le pêcheur, vit seul au nord d’Oslo. Il est en arrêt maladie depuis un an, fume trop et « a mis son existence en berne ». Tommy, lui, au volant de sa belle Mercedes, est un courtier plein aux as. Est-il heureux pour autant ? Vaste question.

Le roman relate une journée de septembre 2006 où ces deux hommes se croisent à nouveau. Une journée où ils vont remonter le temps. Prenant tour à tour la parole, ils laissent affleurer les souvenirs. 1966-1970-1971. Tommy, battu par son père, va être séparé de ses trois sœurs et placé en famille d’accueil. Jim, vivant seul avec une mère bigote, sera le confident, le soutien permanent, le complice indéfectible. L’époque des certitudes, mais aussi des premiers doutes :
-  On est amis depuis combien de temps, Tommy ? 
- Depuis toujours. On a toujours été amis.
- Autant que je m’en souvienne, oui, dit Jim.
- Je crois que ça durera jusqu’à la fin de notre vie. Tu ne crois pas ?
- On changera tous les deux. Avant, on se ressemblait plus que maintenant.
Tout est dit dans ce dialogue. L’éloignement, inévitable, pointe en sourdine. Un micro-événement, un grain de sable viendra mettre un terme à leur histoire.

Bon, je vais être clair, j’ai adoré ce roman. On navigue entre le passé et le présent et on comprend pourquoi les choses ont pu en arriver là. La trajectoire de chacun a fluctué en fonction des aléas. Comment peut-on tirer un trait sur une telle amitié ? C’est simple, banal, c’est juste la vie, le temps qui nous sépare et nous éloigne les uns des autres, même de ceux avec lesquels on pense rester connecté à jamais. Le propos me parle, sans doute parce que je m’y suis retrouvé. Le temps passe et fracasse tout sur son passage, « on oublie facilement que les choses sont différentes quand on est jeune ; l'univers est plus beau et on a la vie devant soi. Et puis ça se gâte, tout fout le camp, le monde vole en éclat du jour au lendemain. »

Dans ce récit polyphonique, Per Petterson met en scène des hommes qui s’écroulent. Dans tous les sens du terme. Des hommes seuls, désorientés, en plein doute. Des hommes fragiles, qui pleurent et se cherchent. Des hommes lucides, sachant pertinement qu’il est impossible de regarder en même temps en avant et en arrière si l’on veut avancer. Mais ont-ils encore envie d'avancer ? A un moment, Tommy se demande si le temps n’est pas qu’un sac dans lequel on peut enfouir ce que l’on veut. En cette journée de septembre 2006, il va ouvrir le sac et remonter le fleuve du temps, luttant contre un courant qui l’emporte. C’est beau, fort, poignant. La fin ouverte est parfaite, en suspens, elle nous laisse le choix, un peu comme dans un roman de Modiano. Le mien est le plus pessimiste. On ne se refait pas…

Je refuse de Per Petterson. Gallimard, 2014. 270 pages. 19,50 euros.

 PS : J’aime ce titre. Ces deux mots sont prononcés par un personnage secondaire. Sur son lit d’hôpital, il refuse de mourir. Un vœu pieux, forcément.

PS bis : « Je refuse » sera ma première pépite de la rentrée chez Galéa. Une pépite sans doute trop personnelle et intime pour emporter l’adhésion d’une majorité d’autres lecteurs, j’en ai bien conscience. Mais j’assume, évidemment.








vendredi 17 octobre 2014

L’élevage des enfants - Emmanuel Prelle et Emmanuel Vincenot

Pas simple l’élevage des enfants quand on y pense. A chaque âge ces ennuis, ce n’est pas un scoop. Le 0-3 ans est le plus facile à gérer, quoique. Entre la naissance, le choix du prénom, celui de la crèche ou de la nounou et les couches, il y a de quoi faire. Le 3-6 ans est le temps des questions sans fin, de l’entrée à l’école et de l’autonomie qui ne cesse de croître. De 6 à 10, les choses sérieuses commencent. Apprentissage de la lecture, console de jeu, spectacle de fin d’année et cahiers de vacances, entre autres. A partir de 11 ans vient l’heure du collège, virage important et particulièrement pénible. Collège privé ou collège privé ? Relations parents-profs, début de la puberté, le programme est joyeux. Et à 16 ans, l’ado prend son envol : orientation professionnelle (et sexuelle), goût musicaux douteux, rébellion à deux balles permanente, contraception et toxicomanie, conduite accompagnée, prise de position politique… j’en passe et des meilleures.

Un essai humoristico-rigolo sans prétention. C’est gros sans être grossier, énorme même souvent, mais j’ai ri franchement, et pas qu’un peu. Il y a beaucoup de mauvaise foi et le texte est à prendre au deuxième, voireau troisième degré. Pour autant, je me suis retrouvé dans certaines situations, comme par exemple « l’enfilage casse-tête » de l’écharpe porte-bébé. En bonus, les illustrations de Florence Cestac sont drôles et apportent une vraie valeur ajoutée. Il me semble que le but premier, au-delà de l’humour, est de dédramatiser. On a (ou on aura) tous le sentiment à un moment ou l’autre d’être de mauvais parents, de faire les choses à l’envers, d’être à coté de la plaque, de ne plus comprendre notre enfant. Rien de grave. Rien de plus normal en fait. Alors autant en rire…

L’élevage des enfants d’Emmanuel Prelle et Emmanuel Vincenot (ill. Florence Cestac). Wombat, 2014. 140 pages. 14,00 euros.


Un billet qui signe ma participation mensuelle au projet non-fiction de Marilyne.

Je n’ai pas l’habitude de faire cela mais pour une fois je vous mets la 4ème de couv. Attention, gros spoiler, tout est dit !


Le cauchemar de l'écharpe porte-bébé...


La nounou...



Un petit bilan de compétences parentales a effectuer avant l'entrée en maternelle...


Le collège et ses bulletins scolaires...


Les ados...







jeudi 16 octobre 2014

Un été en famille - Arnaud Delrue

Ça commence par un enterrement. Celui de Claire, la sœur de Philippe, le narrateur. Un narrateur qui s’adresse tout au long du texte à Marie, son autre sœur de onze ans. Sur le ton de la confession, il dévoile petit à petit une étrange histoire de famille. Sa relation ambigüe avec Claire, la maladie de cette dernière, qui l’a poussée au suicide, le conflit permanent avec leur mère, son job d’assureur qu’il a abandonné sans regret. Et bien d’autres choses encore qui, peu à peu, font froid dans le dos…

Bon, soyons clair, c'est une déception. J’ai aimé le malaise qui s’est emparé de moi petit à petit, les révélations fracassantes et dérangeantes disséminées l’air de rien au détour d’une phrase. Mais pour le reste, je me suis perdu face aux membres de cette famille aussi nombreuse que tordue, j’ai trouvé que le récit manquait d’âme, que les pièces s’imbriquaient de façon mécanique, limite exercice de style, et j’ai vu la fin arriver à des kilomètres, grosse comme une maison. De toute façon, quand un narrateur à la première personne ne suscite ni empathie ni réaction épidermique, juste un soupçon d’indifférence polie (parce que, quand même, je suis un lecteur bien élevé), il n’y a pas grand-chose à faire, juste attendre de tourner la dernière page en se disant qu’il est temps de passer à autre chose.

Un premier roman à la construction maîtrisée mais bien trop froid (glaçant même par moment) pour me donner un quelconque plaisir de lecture. Décevant, quoi.

Un été en famille d’Arnaud Delrue. Seuil, 2014. 160 pages. 16,00 euros.









mercredi 15 octobre 2014

Perico T2 - Philippe Berthet et Régis Hautière

Joaquin, Livia et leur valise pleine de billets ont pu quitter Cuba et sont en route pour Hollywood. A leurs basques, les tueurs de l’odieux Santo Trafficante Jr, bien décidés à récupérer l’argent de leur patron. Une route pavée d’embûches les attend et le voyage entre Miami et la Californie sera tout sauf un long fleuve tranquille.

Suite et fin du diptyque « old school » scénarisé par Régis Hautière pour lancer la collection « Ligne noire », dont tous les titres seront mis en images par l’excellentissime Philippe Berthet. Une fin en apothéose, bourrée d’action et de rebondissements qui contraste avec le premier tome où régnait une sorte de moiteur immobile. Comme d’habitude avec le papa d’Abélard, la complexité des personnages fait le sel du récit. Arrachée des griffes de Trafficante par Joaquin, Livia n’est pas pour autant un faire-valoir à la plastique avantageuse, une nunuche qui va tomber amoureuse de son sauveur. Accro à la cocaïne, elle reste avec lui par intérêt personnel et non par amour. Et comme d’habitude, l’histoire est sombre, très sombre, personne n’est épargné et pas de happy end à l’horizon. Bref, du Hautière dans le texte, rugueux, âpre et pessimiste comme je l’aime.

Aux pinceaux, Berthet fait encore des miracles. Je retrouve le charme de son trait découvert il y a près de trente ans dans les pages du magazine Spirou et je ne m’en lasse toujours pas. Du travail à l’ancienne, appliqué et rigoureux, une science du cadrage très cinématographique et un jeu sur la lumière, les ombres et les couleurs qui vous installe une ambiance comme personne.

J’apprécie trop ces deux auteurs pour rester objectif. Alors vous n’êtes pas obligé de me croire si je vous dis que ce diptyque est une pépite, un polar digne des grands films noirs américains des années cinquante dont la délicieuse amertume vous restera longtemps en bouche. Mais je vous le dis quand même…


Perico T2 de Philippe Berthet et Régis Hautière. Dargaud, 2014. 64 pages. 15,00 euros.

L'avis de Moka











mardi 14 octobre 2014

Un endroit pour vivre - Jean-Philippe Blondel

Le narrateur a seize ans et est en première ES. C'est un élève lambda, réservé, sans histoire. Un rêveur qui passe son temps à observer, contempler le monde. Et son monde, justement, change radicalement le jour où le proviseur décide de mettre un terme au laisser-aller ambiant. Pour lui, avant d'être un lieu de vie, le lycée doit être un lieu de travail. La reprise en main se fait à coup de mesures de rétorsions inédites : tenue impeccable exigée, plus personne d'assis dans les couloirs, interdiction aux amoureux de « se frotter », etc. De la discipline et de l'autorité avant toute autre considération. Effaré par le manque de réaction de ses camarades, l'adolescent va s'insurger à sa façon. Caméra au poing, il va filmer les petits riens du quotidien pour montrer que le lycée, c'est aussi et surtout la vie.

Jean-Philippe Blondel est prof d'anglais, il connaît parfaitement les rouages de l'administration scolaire. Il sait que, d'un établissement à l'autre, le personnel de direction peut imposer sa patte de manière plus ou moins intelligente. Et s'il prend soin de préciser à la fin de son texte  que « ceci est une œuvre de fiction, toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé serait purement fortuite », son histoire sent le vécu à plein nez.

« Un endroit pour vivre » n'est pas une ode au laxisme post soixante-huitarde.C'est plus fin. Avec sa caméra, son personnage capte une humanité en mouvement. L'amour bien sûr, mais aussi l'amitié, le dialogue permanent entre enseignants et élèves, la souffrance, la violence, la haine, la solidarité ou le courage. La vie dans toute sa diversité, encore et toujours. L'acte militant est ici relaté dans un long monologue, d'une seule voix. A l'image de cette collection dont je ne cesse avec ma complice Noukette de vous vanter les mérites depuis plusieurs mois.

Un endroit pour vivre de Jean-Philippe Blondel. Actes sud Junior, 2014 (première édition en 2007). 64 pages. 9,00 euros.


Et c'est évidemment une nouvelle lecture commune que je partage avec elle.

L'avis de Saxaoul













lundi 13 octobre 2014

Les zombies n’existent pas - Sylvain Escallon

L’homme laisse les cadavres à la pelle sur son chemin. A st Brieuc, à Brest, à Agen, à Paris. A chaque victime, il coupe un doigt de la main gauche. Pas de sa faute, c’est la voix qui lui ordonne de passer à l’acte. L’inspecteur Kowalski, chargé de l’enquête, a du mal à comprendre le mode de fonctionnement et les motivations du tueur. Un tueur vite identifié d’ailleurs, un certain Picquier. Le problème, c’est que Picquier est mort et enterré. Depuis un an. Suicide par pendaison, le légiste qui a pratiqué l’autopsie l’a confirmé avec certitude. Or, les zombies n’existent pas, on a donc affaire à un sosie, pas possible autrement. Mais pour être sûr, il vaut mieux exhumer le corps du « vrai » Picquier. Seulement, en dessellant le caveau, on ne trouve à l’intérieur aucun cercueil…

Les Zombies n’existent pas est une adaptation du thriller « Lazarus » d’Emanuel Dadoun. Une histoire de Serial Killer glaçante, mystérieuse, chamanique. Le premier album d’un auteur de 23 ans que je qualifierais avec plaisir de « couillu ». Parce qu’il fallait oser se lancer dans un roman graphique aussi dense et ambitieux. La narration est aussi torturée que l’esprit du meurtrier et il faut parfois s’accrocher pour suivre mais tout se tient. On alterne entre le point de vue du tueur et celui de l’enquêteur, on saute en une page d’un lieu à l’autre, du présent au passé, de la France au Mexique. Et tout se tient. Ça mériterait parfois d’être un poil plus fluide, plus limpide, mais rien de bien méchant.

Et puis au niveau du dessin, c‘est énorme je trouve. Du noir et blanc très travaillé, un gros jeu sur les ombres et le cadrage, un trait qui n’est pas sans rappeler celui de l’excellentissime argentin Eduardo Risso, bref, j’adore.

Une bien belle surprise, donc. Un auteur débutant qui prend autant de risques et parvient à créer une ambiance pesante à souhait avec une telle maîtrise graphique, chapeau bas. Et vivement votre prochain album, monsieur Escallon !  


Les zombies n’existent pas de Sylvain Escallon. Sarbacane, 2013. 132 pages. 22,00 euros. 






vendredi 10 octobre 2014

Los boys - Junot Diaz

Quel plaisir de retrouver Yunior. Un Yunior avant Yunior si j’ose dire. Un Yunior enfant et ado qui n’est pas encore tout à fait le salopard macho et imbuvable découvert l’an dernier dans le Guide du loser amoureux. Yunior et les siens, émigrés de Saint-Domingue débarqués dans le New Jersey par un froid matin d’hiver, vont prendre le rêve américain de plein fouet. A l’époque, son grand frère Rafa n’a pas encore été emporté par le cancer et son "Papi" ne s’est pas encore tiré avec une jeunette. A dix ans, Yunior est malade à chaque fois qu’il monte en voiture. Plus tard, il dealera de l’herbe comme tout le monde, sera livreur de billards et tentera de vivoter comme il peut.

Les nouvelles de ce recueil alternent entre les années d’enfance passées sur l’île dominicaine avec sa mère et Rafa (loin du père, parti des années auparavant chercher fortune chez l’oncle Sam) et la période où la famille est réunie aux Etats-Unis pour le meilleur et pour le pire. J’ai retrouvé avec plaisir la langue si particulière de Junot Diaz, mélange d’anglais (traduit, pour le coup) et d’argot hispano-dominicain. Une forme d’oralité bien plus travaillée qu’il n’y paraît, pleine de force et de vitalité. Bien sûr, c’est parfois cru, un poil vulgaire mais c’est aussi drôle et touchant, anecdotique et profond, comme la vie quoi.

Diaz décrit une communauté touchée par la misère, une famille en souffrance et un gamin qui ne sait que trop bien d'où il vient. Mais il le fait sans pathos, avec une tendresse et une énergie qui vous donne le sourire. Publié en 1996, ce recueil sera suivi onze ans plus tard de "La Brève et Merveilleuse Vie d'Oscar Wao", un premier roman qui remportera le National Book Critics Circle Award et le Prix Pulitzer de la Fiction. Rien que ça. Un roman qui est bien au chaud dans ma pal et que je vais me faire un plaisir de déguster d'ici peu.
    

Los boys de Junot Diaz. 10/18, 2000. 172 pages. 6,10 euros.

Une lecture commune que je partage avec Marilyne, en souvenir de nos pérégrinations dans les allées du festival America. Il y avait longtemps que l'on n'avait pas lu quelque chose ensemble et ça fait du bien ;)






jeudi 9 octobre 2014

Surtout rester éveillé - Dan Chaon

Ces dernières semaines, j’ai lu Paul Harding et son père sombrant dans la folie après la perte de sa fille. J’ai lu Burnside et ses noyés du fin fond de la Norvège, Denis Michelis et son apprenti serveur devenu le souffre-douleur de ses collègues, Leïla Slimani et sa nymphomane dépressive, Stéphane Guibourgé et son skinhead ultraviolent, Antoine Dole et sa femme battue, Radhika Jha et son accro du shopping poussée à la prostitution ou encore Marcus Malte et sa borgne cinglée qui enferme les hommes dans son coffre après les avoir assommés. Autant dire que je nage dans un océan de bonheur et de béatitude. Pour compléter le tableau, et avant d’entamer une inévitable cure de Prozac, je me suis lancé dans le recueil de nouvelles de Dan Chaon, un auteur qui avait fait sensation il y a quelques années avec son premier roman, « Le livre de Jonas ».

Pourquoi je dis « compléter le tableau » ? Parce que l’univers de Chaon est, en termes de noirceur, au diapason de mes récentes lectures. Jugez plutôt : dans ce recueil, on trouvera l’histoire d'un bébé à deux têtes qu'il va falloir opérer juste au moment où son père a un accident de voiture qui lui sectionne la moelle épinière, celle d’un fils arrivant dans la maison de ses parents et trouvant une lettre de sa mère le suppliant de ne pas grimper à l'étage et d’appeler la police (je vous laisse imaginer la suite…), d’un ancien alcoolique ayant refait sa vie après avoir abandonné femme et enfant qui va subir une terrible vengeance, de Dave Deagle, quarante ans, déjà veuf et déjà victime d’une crise cardiaque ou encore d’un lycéen dont la petite amie va donner naissance à un nourrisson non viable et qui, le jour de l’enterrement, ne trouvera rien de mieux à faire que de disparaître au moment où cinquante personnes viennent lui présenter leurs condoléances. Vous en voulez encore ou je m’arrête là ? C’est léger, joyeux, guilleret et on en sort revigoré, je ne vous dis que ça.

Blague à part, j’ai beaucoup aimé. Ça dégouline de tristesse, de douleur et de solitude, il y a parfois un soupçon d’étrangeté qui n’est pas sans rappeler l’univers de Chris Adrian. Après, le problème, c’est que depuis peu, en matière de nouvelles américaines, mon mètre-étalon est Bruce Machart. Et avec lui, la barre est placée tellement haut que les autres souffrent forcément de la comparaison. Donc, non, Dan Chaon n’a pas la grâce et la puissance d’écriture de Machart. Mais ses histoires tiennent quand même sacrément la route et ce recueil ravira sans problème les amateurs du genre. Du moins si on aime les atmosphères un peu (beaucoup) plombantes…

Surtout rester éveillé de Dan Chaon. Albin Michel, 2014. 300 pages. 22,00 euros.

Extrait :

Ton avenir se modifie et se déforme au moindre de tes pas, au moindre de tes coups de tête merdiques. L’homme que tu deviendras est à ta merci. 
Un des hommes que tu aurais pu être est déjà mort et tu devrais prendre le temps de t’ôter de la tête ses ossements couverts de toile d’araignée. Sa maison, son jardin, son travail ennuyeux de loser. Son bébé. Et Meg – ton ex-future femme – tu devrais aussi te l’ôter de la tête avant de lui parler, tu devrais te débarrasser de l’épouse que tu projetais déjà d’embrasser au réveil, de baiser et d’aimer pendant d’hypothétiques décennies. Dis adieu à cette dimension alternative, à cette autre vie. Chasse-là et puis appelle Meg et mets un terme à tout ça – tu seras comme une jeune feuille d’arbre qui s’ouvre.






mercredi 8 octobre 2014

L’aliéniste - Fabio Moon et Gabriel Bá

A Itagaï, petit village brésilien, le docteur Simon Bacamarte parvient à convaincre les édiles de construire un bâtiment pour accueillir et soigner les fous. L’asile, baptisé « La maison verte », est inauguré en grande pompe et reçoit ses premiers « déshérités de l’esprit ». Mais Bacamarte voit plus loin, il voudrait « étendre le territoire de la folie », déplacer les limites entre la raison et la démence. Pour mener à bien sa tâche, il va peu à peu interner la majorité des habitants du village, trouvant en chacun d’eux une pathologie cérébrale à traiter…

L’aliéniste est l’adaptation d’un classique de la littérature brésilienne publié en 1882. Joaquim Maria Machado de Assis y dresse une imparable chronique de l’absurdité humaine. Partant du principe que la raison est le parfait équilibre de toutes les facultés mentales et constatant que personne ne parvient à être raisonnable, Bacamarte multiplie à l’infini les enfermements dans la maison verte et soulève l’ire de la population. Pour lui, la lucidité, la clairvoyance, la loyauté, la franchise, la sagesse ou la sincérité sont autant de symptômes de la folie. Se retranchant derrière le dogmatisme scientifique pour légitimer ses décisions, le médecin semble être le seul à posséder les caractéristiques du parfait équilibre mental et moral. Sauf que tout est relatif…

Le propos est d’une grande finesse et la démonstration, pleine d’ironie, prouve au final qu’il est impossible de répondre à la question centrale soulevée par le texte, à savoir, qu’est-ce que la normalité ?

L’adaptation est fidèle, l’ensemble peut paraître un poil trop bavard mais difficile de faire autrement. J’ai retrouvé avec plaisir le trait souple et élégant des frères Moon et Bá qui m’avait tant séduit dans Daytripper. Le travail au lavis et les tons cuivrés donnent au dessin une patine digne des gravures d’antan. Un album qui pousse à la réflexion et interroge sur les méandres de la nature humaine. A mettre entre toutes les mains !


L’aliéniste de Fabio Moon et Gabriel Bá. Urban Comics, 2014. 70 pages. 14,00 euros.


Une lecture commune que j'ai une fois de plus le plaisir de partager avec Noukette.








mardi 7 octobre 2014

Le premier mardi c'est permis (30) : Les chambres - Tran Arnault

« La chambre ici est chambre de passage. Passage de celui ou celle qui fait halte en échange d’un dû acquitté. Le lieu est sans repère, que seul désigne un numéro. […] Ce lieu est sans témoins et sans lois, sans passé ni avenir. Dans la clôture et le secret toute demande y est recevable. Je suis pour l’autre qui m’accueille apparition avant la disparition. Dans l’effacement sitôt sortie d’un champ de vision. Mon corps ne prend forme qu’invité à en rejoindre un autre. Je n’existe que convoquée. »

La narratrice franchit le seuil de chambres d’hôtel anonymes  pour rejoindre celles qui ont fait appel à elle. Elle loue ses services pour « vivre des seuls plaisirs à dispenser » et ne traite qu’avec des femmes. Après chaque rencontre, elle envoie au mystérieux D. le rapport détaillé de ses ébats. Elle n’agit pas sous la contrainte, n’entre jamais à reculons dans les alcôves où on l’accueille. Elle aime le renouvellement permanent des demandes, des corps, des situations, des caresses. Elle aime plaire, être désirée. Elle aime jouir et faire jouir…

Je pourrais jouer le blasé, le gars détaché, revenu de tout, que plus rien ne surprend. Mais avec ce genre de plans entre filles, racontés de cette façon-là, j'avoue, je ne peux pas rester de marbre. Souvent je m’ennuie ferme avec la littérature érotique mais pour le coup je dois reconnaître que ce bouquin est diablement émoustillant. L’écriture est très belle, les scènes sont variées, les descriptions ont une rare force d’évocation et m’ont réellement fait de l’effet. A chaque chambre sa nouveauté, sa mise en scène originale, sa « cliente » aux attentes particulières. Même la description de la toilette coquine d’une obèse m’a mis dans tous mes états alors que normalement j’aurais dû en avoir des hauts le cœur, c’est dire ! Un livre dont je n’attendais strictement rien et qui s’avère être au final une divine surprise, c'est rare mais ça arrive encore de temps en temps.

PS : Ne cherchez pas ce titre en librairie, il n’est malheureusement plus disponible. Vraiment dommage tant il est d’une qualité bien supérieure aux médiocrités publiées ces derniers temps dans le même genre.

Les chambres de Tran Arnault. Hors Collection, 2010. 142 pages. 12,90 euros.