Le premier cowboy du journal de Spirou se nommait Red Ryder. Un héros aux cheveux roux accompagné de son ami indien Petit Castor qui aura vécu des aventures tumultueuses dans les pages du magazine de 1939 à 1952. Cette BD créée en 1938 aux États-Unis par Fred Harman faisait partie des quelques séries américaines (Superman, Dick Tracy, Luc Bradefer…) qui ont longtemps partagé le sommaire de Spirou avec les créations locales. En 1952, constatant que la qualité de Red Ryder est devenue très faiblarde, l’éditeur Paul Dupuis arrête sa publication et demande à Jijé (Joseph Gillain) de lui réaliser un western « made in Belgique ». Une proposition qui ne pouvait pas mieux tomber puisque depuis son voyage de plusieurs mois effectué au Mexique et aux États-Unis avec ses amis Morris et Franquin en 1948, le dessinateur rêve de mettre en scène les grands espaces sauvages et légendaires du Far West.
Jerry Spring apparaît pour la première fois dans le n° 829 du 4 mars 1954. C’est Spirou et Fantasio eux-mêmes qui l’annoncent sur la couverture du journal : « Sensationnel ! Jijé commence aujourd’hui la publication d’une série cow-boy du tonnerre ! Voyez vite Jerry Spring. » La série met en scène le cow-boy Jerry et son inséparable compagnon mexicain Pancho ainsi que leurs montures respectives, Ruby et Chiquito. Au menu, du grand classique : Shérifs, bandits, notables véreux, attaques de peaux rouges, mine d’or abandonnée… Au fil des épisodes, Jerry le bon samaritain va affronter le Ku Klux kan, défendre les nations indiennes ou encore prendre parti pour la liberté des esclaves noirs. Un héros humaniste, redresseur de tort au cœur pur qui n’aura de cesse d’apporter son aide aux opprimés.
Pour ce qui est des scénarios, Jijé part souvent à l’aveuglette : il a bien une trame narrative générale, mais il se laisse souvent porter par ses impulsions et modifie sans cesse le cours de son récit, parfois en improvisant totalement. Les quelques scénaristes ayant collaboré avec lui sur cette série ont vite déchanté. Maurice Rosy par exemple : « J’ai reconnu mon scénario jusqu’à la huitième planche. J’avais fait un découpage mais Jijé est parti ailleurs. Puis il m’a téléphoné pour me dire qu’il avait changé telle et telle chose. […] J’ai fini par laisser tomber ». Même Goscinny, sollicité par le dessinateur pour scénarisé l’épisode intitulé L’or du Vieux Lender, ne reconnaîtra pas son histoire une fois l’album terminé tellement Jijé aura pris de libertés pour le modifier comme bon lui semblait. Finalement, Jijé travaille un peu à la manière des feuilletonistes du 19ème siècle. Face aux délais de bouclage du journal revenant chaque semaine, il brode son histoire comme bon lui semble au gré des impulsions qui le traversent au moment où il réalise ses planches.
Graphiquement par contre, rien n’est laissé au hasard. Avec Jerry Spring Jijé est proche du génie. Fortement influencé par l’auteur américain Milton Caniff, il se lance dans des découpages audacieux, jouant notamment de l’opposition entre d’abondantes masses d’encre noire et la blancheur éclatante du papier pour créer un langage graphique d’une grande qualité. Il alterne également les très gros plans de visages avec des cases représentant les silhouettes en ombres chinoises. Cette succession de plans larges et de plans rapprochés allie efficacité et dynamisme. Et que dire de la beauté des décors qui transporte littéralement le lecteur au cœur des grands espaces de l’Ouest américain…
Avec Jerry Spring, Jijé offre un western réaliste et percutant à l’exceptionnelle force d’évocation. Cette série incontournable aura suscité un nombre incroyable de vocations et marqué au fer rouge une génération de dessinateurs. Jean-Claude Mézières (Valérian) : « J’avais quinze ans et je suis tombé en extase devant les deux premières planches de Jerry Spring ». Jean Giraud (Blueberry) : « Quand sont arrivés Yucca Ranch et Trafic d’armes (les 2ème et 4ème tomes de la série), alors là, je me suis retrouvé aplati contre le mur, scotché, je ne pouvais plus respirer ». Derib (Buddy Longway) : « Quand j’ai découvert Jerry Spring, je n’ai pas analysé, c’était hyper instinctif, un choc ! ».
Plus grandes forces de cette série :
- Le dessin, forcément. Une vraie claque avec ce noir et blanc qui vous hypnotise !
- Les décors : les intrigues se déroulant de part et d’autre de la frontière entre le Mexique et les USA, elles offrent des paysages certes réalistes mais qui invitent également le lecteur à la contemplation tellement ils sont magnifiques. Un must !
- La variété des thèmes abordés. Bien sûr, il n’y a rien de neuf sous le soleil : des bandits, des trafiquants d’armes, des chercheurs d’or, des indiens… mais Jijé est parvenu à se renouveler à chaque nouvel album, ce qui n’était as forcément évident au départ.
- La réédition actuelle de la série en intégrale par les éditions Dupuis. Un travail remarquable avec un riche appareil critique et la publication des planches dans leur noir et blanc d’origine. Indispensable !
Ce qui m’a le plus agacé :
- Les premiers albums où l’on perçoit qu’au niveau du scénario, Jijé navigue parfois à vue. Un manque de cohérence et d’épaisseur criant avec des retournements de situation qui tombent comme un cheveu sur la soupe.
- Le coté humaniste du héros qui est en fait très « politiquement correct ». Depuis la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, les éditeurs de BD vivaient avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Au moindre petit écart, la censure frappait, impitoyable. D’où une demande faite aux auteurs d’aseptiser au maximum leur production pour éviter d’indisposer les membres de la commission de surveillance. Au final, pour Jerry Spring, on qualifie les valeurs du héros d’humanistes pour faire plus noble. Pour moi, c’est avant tout un coté boy scout avec un héros trop lisse qui aurait mérité d’être un plus « torturé ». Mais pour l’époque, c’était tout bonnement impensable !
- Les albums en couleur : une hérésie ! Jijé a toujours affirmé qu’il préférait le noir et blanc mais les impératifs commerciaux en ont décidé autrement (le grand public préfère la couleur, soit disant). Résultat Jijé, qui ne s’est jamais intéressé à la couleur, laisse l’éditeur s’en charger et le résultat est affligeant tant il dénature le travail initial de l’auteur. Heureusement que la réédition actuelle de la série en noir et blanc redonne à Jerry Spring ses lettres de noblesse !
Carte d’identité de la série : Auteurs : Jijé Date de création : 1954 Nombre d'albums : 21 (série terminée) Éditeur : Dupuis |