mercredi 20 novembre 2024

Les contes de la pieuvre T4 : Fannie la renoueuse - Gess

Fannie est une renoueuse. Elle possède un don, un « talent » lui permettant d’entrer dans la tête des gens pour mieux comprendre d’où viennent leurs traumatismes, qu’ils soient psychiques ou pas. L’empathie dont elle fait preuve envers ses patients lui permet de ramener sur le chemin de la raison les esprits égarés auxquels les psychiatres ne peuvent être d’aucun secours. Son talent si particulier attire l’attention de La Bouche, un des quatre chefs d’une organisation criminelle qui fait régner la terreur sur Paris. Enlevée par cette mafia, Fannie va devoir s’occuper d’un cas aussi complexe que délicat, qui pourrait lui causer les pires ennuis.

Comme toujours dans cette série, un résumé de l’intrigue ne peut qu’être incomplet tant l’histoire est riche d’éléments et de personnages multiples. Et comme toujours, l’univers créé par Gess est fascinant, reposant sur l’assemblage parfaitement construit de ses différentes composantes (Paris, le début du 20ème siècle, la pègre, des éléments fantastiques et des protagonistes hyper attachants). Si on y ajoute un petit côté feuilletonnant digne des Mystères de Paris, on se retrouve avec un album en tout point passionnant.

Les couleurs sépia, les décors, les vêtements, l’usage de l’argot, tout nous plonge dans une atmosphère typique du Paris de la fin du 19ème. Moins gothique et moins sombre que le tome consacré au « Trouveur » (le tome 2, le seul que j’avais lu jusqu‘alors), ce quatrième opus des contes de la pieuvre est une grande fresque dramatique teintée d’un semblant d’espoir. L’avantage avec cette série c’est que chaque épisode forme une histoire complète pouvant se lire indépendamment des autres. Je vais donc m’empresser de dénicher les tomes qui me manquent pour mieux cerner la richesse foisonnante de ce monde aussi dense que cohérent.

Les contes de la pieuvre T4 : Fannie la renoueuse de Gess. Delcourt, 2019. 200 pages. 27,95 euros.



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lundi 18 novembre 2024

La montagne aux dragons - Mathieu Pirloot et François Maumont

Envoyées par leur oncle cueillir des feuilles de pifanlis, les apprenties sorcières Salicorne et Médusa viennent en aide en cours de route à Julius et son canard Brioche, attaqués par des plantes carnivores. Le garçon cache dans son sac à dos un œuf de dragon, qui va éclore sous les yeux des enfants quelques temps plus tard. Pour éviter que la maman dragon détruise la région en cherchant son petit, Salicorne, Médusa, Julius et Brioche vont devoir aller la trouver pour lui rendre. Mais pour cela, il faudra traverser le Lac du Géant et aller jusqu’au pied de la Montagne de l’Orageux. Autant dire que le périple s’annonce mouvementé !

Un court roman illustré parfait pour lancer de jeunes lectures vers les littératures de l’imaginaire. Sorciers, dragons, gobelins, forêt interdite… les créatures et lieus magiques pullulent au fil des pages. Les aventures s’enchaînent, les personnages doivent mener une quête au cours de laquelle ils vont devoir faire face à de nombreux dangers. L’aventure passionne et se vit en immersion. Et pour une fois ce sont les filles qui mènent la danse et volent au secours du garçon froussard, une inversion des rôles bienvenue dans un univers de fantasy où trop souvent les garçons restent les meneurs. 

Dos toilé, couverture au cartonnage épais, pages de garde illustrées et dépliables en triptyque, l’objet-livre est superbe. Les illustrations de François Maumont sont simples, colorées, très parlantes. Elles aèrent et complètent le texte de Mathieu Pirloot avec douceur, évitant une mise en image anxiogène malgré les situations parfois difficiles vécues par les jeunes héros.


Au vu de la conclusion, notamment les révélations sur le personnage de Julius, il semble évident que ce roman n’est que le premier d’une longue série. Et c’est tant mieux, car cette dernière est vraiment lancée sur bons rails.   

La montagne aux dragons de Mathieu Pirloot et François Maumont. Sens Dessus Dessous, 2024. 120 pages. 16,00 euros. A partir de 8 ans.






mercredi 13 novembre 2024

Cosmopirates T1 : Captif de l’oubli d’Alejandro Jodorowsky - Pete Woods

Xar-Cero est le meilleur combattant de l’univers. Engagé par les sept Magnobankiers qui exploitent et asservissent les planètes de la galaxie, le mercenaire va se rebeller après avoir mené une campagne meurtrière de grande ampleur pour le compte de ces tyrans. Pour le punir, ils vont effacer sa mémoire et l’envoyer sur une minuscule planète, où il va se réveiller dans la peau d’un médecin. Ce sera pour lui le point de départ d’une folle échappée à travers l’espace, à la recherche de ses souvenirs perdus.

Quel délire cet album ! Un Space Opera old school, hommage aux romans des années 60, rehaussé d’un environnement graphique ultra moderne. Ça va à 200 à l’heure, les événements s’enchaînent (presque) sans queue ni tête, à tel point qu’on a l’impression que seul le rythme compte, que l’action doit à tout prix prendre le pas sur l’intrigue. Héros charismatique et invincible, antagonistes caricaturaux, exploration spatiale, guerres interplanétaires, tous les ingrédients du roman de SF « classiques » sont réunis et secoués dans ce shaker survitaminé.

Alors oui, clairement, ça manque de fond, ça manque de cohérence, ça manque d’épaisseur. Mais j’ai envie de dire que ça fait partie des règles du jeu et le lecteur doit savoir à quoi s’attendre en se lançant dans une telle aventure. Niveau dessin, on est clairement dans une veine de comics à l’Américaine. Rien de plus logique dans la mesure où le dessinateur Pete Woods a œuvré auparavant sur des séries telles que Spider-man, Deadpool, Batman ou Wolverine. Quant au scénariste Alejandro Jodorowsky, il continue de baigner dans l'univers de ses séries cultes « L'incal » et « La caste des Métabarons ».

Du pur divertissement, sans autre ambition que de faire passer un bon moment aux amateurs de science-fiction « à l’ancienne ». Aucune complexité scénaristique, aucun risque de nœud au cerveau, du dépaysement et de la détente avant tout. Si c’est ce que l’on cherche, c’est le titre parfait. A priori l’histoire sera conclue en deux tomes. C’est un argument positif supplémentaire en ce qui me concerne.

Cosmopirates T1 : Captif de l’oubli d’Alejandro Jodorowsky et Pete Woods. Humanoïdes Associés, 2024. 80 pages. 16,50 euros.




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lundi 11 novembre 2024

Le gars qui allait quelque part - Michel Bezbakh

« Ça fait six mois que j’essaie de regarder la vérité en face et je crois bien y être parvenu, sinon je ne serais pas dans cette voiture ».

Difficile de trouver un titre plus explicite. Tout le long du texte, nous sommes dans la tête d’un gars qui va quelque part. Où ? On n’en sait rien. Pour quoi faire ? On n’en sait rien non plus. Tout ce que l’on sait, c’est qu’il est sur la route. Au volant, il pense à ce qui va se passer lorsqu’il sera arrivé à destination et il ressasse les événements qui l’ont poussé à être dans cette situation. Petit à petit, un portrait du bonhomme prend forme, et le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’est pas reluisant. 

On comprend qu’il vit à Paris, qu’il est supporter du PSG, qu’il a eu un enfant avec Clara. On comprend que pour lui l’existence était simple : le PMU, les copains, le parc des princes, les parties de jambes en l’air sur le parking du cinéma. Et que les problèmes sont venus avec l’arrivée de son fils. Un gamin qui préférait Cendrillon à Mowgli. Un gamin qui ne s’intéressait pas au foot. Qui a chialé comme une gonzesse dans le tunnel des fauves à Thoiry quand une lionne a sauté sur la vitre. Bref, un gamin qui ne ressemblait pas à ce qu’il s’imaginait, un gamin qu’il ne pourrait jamais reconnaître comme son « héritier ».

L’esprit vagabonde, les pensées s’enchaînent, entre anecdotes et réflexions quasi philosophiques (toutes proportions gardées). C’est décousu et en même temps on sent qu’un fil ténu offre une colonne vertébrale à ce monologue. Dès le départ, on découvre que le gars qui va quelque part est sans filtre. Punchline, vulgarité crasse, coup de gueule, mauvaise foi évidente et quelques éclairs de lucidité en de (trop) rares moments… le narrateur est en roue libre, incapable de remettre en cause ses convictions d’un autre âge. 

Un portrait de beauf bien plus subtil qu’il en a l’air. Pour son premier roman Michel Bezbakh démontre une grande maîtrise de la langue orale. Son personnage réussit le tour de force d’être à la fois attachant et à vomir. Finalement, on n’a pas envie de le juger. Juste de l’écouter nous raconter sa vie, partager ses pensées intimes, aussi drôles que dérangeantes. 

Le gars qui allait quelque part de Michel Bezbakh. Buchet Chastel 2024. 140 pages. 17,50 euros.









mercredi 6 novembre 2024

Il était une fois l'Amérique : une histoire de la littérature américaine T2 : Le XXe siècle de Catherine Mory et Jean-Baptiste Hostache

Dashiell Hammett, le père du roman noir. Henry Miller, pionnier de l’érotisme chez les puritains. Francis Scott Fitzgerald, fêtard des années folles. Faulkner, maître du Southern Gothic. Hemingway, grande gueule et gueule de bois. Steinbeck, défenseur du peuple opprimé. Tennessee Williams ou le théâtre de la folie. Kerouac, routard de la Beat Generation. Truman Capote, maître du True Crime. Flannery O’Connor, mécanique de la haine et humour noir.

Dix monuments de la littérature du 20ème siècle, dix auteurs incontournables de l’Amérique. Le panorama est forcément incomplet, le choix forcément réducteur, mais ces dix-là montrent bien les thématiques qui ont traversé les lettres américaines entre la première guerre mondiale et les années 60. Les conflits armés ayant marqué le siècle, les questions sociétales, les différences régionales… quel que soit l’angle d’attaque choisi, chaque écrivain exprime à sa façon la violence omniprésente, l’ancien monde qui s’écroule et le nouveau qui se construit dans la douleur. Tous sont à leur façon des parias, rongés par leurs obsessions. L’alcool, le sexe, la maladie et la mort pour la plupart, les drogues pour beaucoup, Paris et l'Europe pour au moins la moitié d'entre eux. 

Les biographies sont à la fois succinctes et précises, agrémentées du résumé de certaines œuvres. L’arbre généalogique à la fin de chaque portrait est une excellente idée pour synthétiser l’influence de l’écrivain sur certains de ses contemporains. Le dessin est simple et direct, sans fioriture. Il y a beaucoup de texte mais quoi de plus logique quand on parle de littérature ! 

Des bémols ? Bien sûr il y en a quelques-uns, qui tiennent surtout au choix des auteurs. Pourquoi Tennessee Williams et pas Dos Passos ? Pourquoi une seule femme pour neuf hommes ? (et Edith Wharton alors ? Et Anaïs Nin ?) Pourquoi aucun écrivain afro-américain ? (et Richard Wright alors?). Bref, se limiter à dix, c’est s’exposer à la critique. Peut-être faudra-t-il un troisième tome pour balayer la période allant des années 70 à nos jours (avec Philip Roth, Joyce Carol Oates et Jim Harrison en tête de gondole par exemple, sans oublier Paul Auster, Louise Erdrich, Toni Morrison et Cormack McCarthy). En tout cas j’ai tellement aimé cet album que j’ai mis le 1er tome, consacré au 19ème siècle, sur ma liste de Noël. J’espère avoir été assez sage pour que mon vœu soit exaucé !

Il était une fois l'Amérique : une histoire de la littérature américaine T2 : Le XXe siècle de Catherine Mory et Jean-Baptiste Hostache. Les Arènes, 2024. 256 pages. 29,90 euros.


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mercredi 30 octobre 2024

Cœur-d’amande - Yasmina Khadra

Nestor vient de perdre son emploi de vendeur de chaussures dans un magasin de Barbes. Rejeté à la naissance par sa mère après confirmation de son nanisme, le trentenaire a toujours vécu chez sa grand-mère, à Montmartre. Sans emploi et sans occupation, Nestor déambule dans les rues du quartier où ils croisent ses potes Kader, Bébert, Mouss, Nanar, Grand frère Frédo et Pap’Daw le Marabout. Tous le connaissent et louent sa gentillesse. Mais quand, en plus de son job, Nestor risque de perdre son toit  et sa grand-mère suite au placement de cette dernière en Ephad, son monde s’écroule . Pour se relever, il va trouver la force de lutter auprès de Léon, un ami tombé du ciel, qui n’aura de cesse de l’encourager à concrétiser son rêve le plus fou : devenir écrivain, connaître le succès et gagner une indépendance financière lui permettant de mettre un terme à tous ses problèmes.

Il y a tellement de choses que je n’ai pas aimées dans ce roman !
En premier lieu les dialogues, bien trop nombreux et qui sonnent bien trop faux :
- J’aimerais avoir ta naïveté, Nestor.
- Qu’as-tu fait de la tienne ?
- Le réalisme me l’a confisquée.
Sérieusement, qui dirait ça dans une vraie conversation !!! Il n’y a vraiment rien de naturel dans les discussions entre Nestor et Léon, surtout lorsqu’elles sont ponctuées d’aphorismes que ne renierait pas le premier guide de développement personnel venu : « Qui veut accéder au nirvana doit commencer par accéder à lui-même » ou encore « Le monde est une combinaison de hauts et de bas et nous en faisons partie. Personne ne peut y changer grand-chose mais chacun doit faire avec ». Ensuite, le trop plein de bons sentiments, l’excès de sucre et de guimauve qui finit par devenir écœurant. Enfin l’histoire en elle-même, tellement improbable qu’on se croirait parfois dans un téléfilm de Noël (et encore plus avec les deux dernières pages !). Bref, j’ai trouvé que c’était un roman « facile », facile à lire et qui use aussi de bien trop de facilités dans son écriture et dans l’avancée de son intrigue.

Trêve de méchanceté, je devrais peut-être simplement reconnaître que ce n’est pas un roman pour moi. Je suis devenu bien trop cynique pour croire aux contes de fées, bien trop désabusé face à la nature humaine pour croire à la solidarité et à la fraternité que Khadra met en scène dans son récit. Désolé si je persiste à penser qu’aujourd’hui les dystopies pleines de noirceur sont bien plus réalistes que ce genre de fiction positive et lumineuse.

Cœur-d’amande de Yasmina Khadra. Editions Mialet-Barrault, 2024. 315 pages. 21,00 euros.






jeudi 24 octobre 2024

Les sentiers de neige - Kevin Lambert

« La frontière qui sépare le monde des enfants de celui des plus vieux est imperceptible, difficile à situer. Zoey croise les doigts en espérant qu’Émie-Anne ne l’a pas encore franchie, qu’elle n’a pas reçu sa lettre de convocation pour la préadolescence. »

2004, veille de Noël. Zoey, huit ans, se réjouit de retrouver sa cousine Émie-Anne pour le réveillon. À peine plus vieille que lui, elle incarne à ses yeux l’intelligence, l’intrépidité et une forme de sagesse qui le fascine. La jeune fille partage avec Zoey un imaginaire foisonnant qui leur permet de s’extraire de la présence envahissante et ennuyeuse des adultes. Dans leur monde à eux tous les rêves sont permis et les angoisses peuvent s’affronter la tête haute. En ce soir de Noël les deux enfants vont devoir se charger d’une mission aussi périlleuse qu’importante. Skyd, personnage échappé d’un jeu vidéo, a besoin d’être sauvé. Pour lui venir en aide, Zoey et Émie-Anne vont braver le froid d’une nuit d’hiver, au cœur d’une forêt croulant sous la neige.   

Le récit navigue sans cesse entre rêve et réalité, à hauteur d’enfant. Ces derniers ne supportent pas les adultes et s’accrochent à la fraîcheur de leurs tendres années avant de basculer définitivement dans un âge qui les privera de ce royaume merveilleux où ils peuvent s’enfuir à volonté. L’évasion est pour eux l’occasion d’affronter leurs peurs, de vaincre leurs traumas. Émie-Anne la petite chinoise adoptée et Zoey l’enfant unique de parents divorcés ont besoin de croire encore à une forme de magie, à un espace à part et rien qu’à eux auquel les « vieux » ne peuvent accéder.

Soyons clair, je n’ai quasiment rien aimé dans ce texte dont la lecture n’aura été qu’un interminable chemin de croix. J’adore pourtant Kevin Lambert mais j’avoue que ce roman, loin de la fureur et de l’outrance habituel de l’auteur de Querelle, m’a laissé de glace (en même temps c’était de circonstance vu la saison et le décor). J’ai apprécié les premières pages où l’on retrouve Zoey dans son environnement scolaire, ainsi que la charge frontale et violente contre l’image sacrée de la famille réunie le temps des fêtes mais pour le reste, je n’ai pas réussi à accéder à « l’autre monde » des enfants. Leur périple auprès de Skyd, dans ce monde imaginaire plutôt anxiogène et en même tellement plus accueillant que la réalité, ne m’a pas intéressé une seconde, au point que j’ai lu en diagonale la plupart des passages oniriques du roman (et ils sont nombreux). Je pense avoir compris le message, avoir cerné les enjeux et la démarche de l’auteur mais je n’y ai pris aucun plaisir, c’est rien de le dire !

Les sentiers de neige de Kevin Lambert. Le nouvel Attila, 2024. 425 pages. 21,90 euros.





mercredi 23 octobre 2024

Dad T11 : Flashbacks - Nob

Il aura fallu un passage chez ses parents pour que Dad mette la main sur de vieux albums photos et replonge dans les souvenirs d’enfance de ses filles. D’abord avec l’ainée Pandora, enfant sage et calme, toujours un livre à la main. Ce sera ensuite au tour d’Ondine de venir au monde, d’une maman différente de sa grande sœur. Pour cette dernière, ce bébé est un fardeau qui bouleverse son quotidien studieux mais qu’elle finira par accepter (et adorer). Troisième fille (et troisième maman) avec Roxanne, petite boule d’énergie qui va tout renverser sur son passage. Et enfin la petite dernière, Bérénice, nourrisson adoptée, seule survivante d’un bateau de réfugiés accueillie à bras ouverts par toute la famille.

Un nouveau tome de la série un peu à part, non pas à considérer comme un pas de côté mais plutôt comme un pas en arrière, un coup d’œil dans le rétro pour mieux comprendre comment la tribu de ce papa solo si attachant s’est construite au fil des ans. On ne saura pas vraiment pourquoi Dad n’est jamais parvenu à garder près de lui les mères de ses enfants mais peu importe, ça n’a jamais été le cœur du propos de Nob. Tout ce qui compte c’est la relation du papa gâteau et de ses fifilles chéries, sa difficulté à suivre leurs évolutions respectives et à garder le rythme épuisant qu’elles lui imposent chaque jour.

Le dessin plein de rondeur se reconnaît évidemment au premier coup d’œil, tout comme cette forme d’humour jouant souvent sur le ressort de l’incompréhension entre père et filles. Évidemment ça déborde d’amour, de bienveillance et de tendresse, trois marqueurs que les lecteurs sont ravis de retrouver en ouvrant un album de Nob. Et même si, dans l’ensemble de sa production, le personnage de Mamette reste à mes yeux inégalable, je dois bien reconnaître que ce Dad a fait chavirer depuis longtemps mon petit cœur tout mou de papa de trois filles.

Dad T11 : Flashbacks de Nob. Dupuis, 2024. 46 pages. 12,50 euros.


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jeudi 17 octobre 2024

Dire Babylone - Safiya Sinclair

 « Il finirait par se plonger dans les principes inflexibles de l’ascétisme, qui lui apprendraient quoi manger, comment vivre et comment fortifier son esprit contre « les ismes et les schismes » de Babylone : le colonialisme, le racisme, le capitalisme, les tentations de la cupidité dans la culture blanche américaine et européenne, les chaînes mentales du christianisme et tous les régimes maléfiques de l’idéologie occidentale qui cherchent à détruire l’homme noir. »

Le rêve rasta, c’est d’abord et avant tout celui de ses parents. Un rêve d’affirmation du peuple noir face à l’infâme Babylone. Évidemment, Safiya a suivi le mouvement. Née en 1984, aînée d’une fratrie de quatre enfants, elle a vécu au sein d’un mouvement rastafari en déclin, relégué aux marges de la société jamaïcaine. Une enfance miséreuse avec une maman au foyer et un père chanteur de reggae pour touristes en mal d’exotisme. Surtout, Safiya a subi le rigorisme de ce père appliquant à la lettre la doctrine rasta la plus radicale, imposant notamment aux filles de rester « pures » : La fille parfaite « ne suivait d’autre Dieu que son père, jusqu’à ce que son mari en prenne la place ». 

Safiya a d’abord idolâtré ce papa surprotecteur mais en grandissant elle a compris qu’il la privait de tout espoir d’indépendance. Il lui faudra se tourner vers l’éducation, la littérature et les arts pour s’affranchir d'une l’étouffante tutelle paternelle devenue dès son adolescence d’une infinie violence. 

Dans ce premier roman fortement autobiographique, Safiya Sinclair raconte son long chemin vers la liberté. Un chemin douloureux, semé d’embûches, où rien n’est simple, rien n’est acquis, où la moindre petite victoire sur le tyran domestique peut être remise en cause à tout moment. Son histoire, très personnelle, mêle l’intime et l’universel. Elle dit la volonté d’émancipation sans cesse contrariée, le carcan du patriarcat, la contradiction de la philosophie rasta qui ne cesse de prôner la liberté de l’homme noir tout en cultivant l’asservissement de la femme noire.

Malgré l’inacceptable rabaissement imposé aux filles par leur père, ce Dire Babylone reste un livre d’amour sur la famille où est notamment célébrée une figure maternelle lumineuse, déterminée à offrir à ses enfants l’instruction qui leur permettra de ne pas subir l’existence misérable qui a été la sienne. La langue est magnifique, engagée et enragée, poétique et politique, aussi vibrante que viscérale. Quelque part, Safiya Sinclair relate le cheminement d’un transfuge de classe, l’extraction d’une forme de marginalité pour s'élever vers un accomplissement culturel et social. Un transfuge de classe relaté dans une prose d’une beauté saisissante, extraordinairement littéraire. Prends-en de la graine, Edouard Louis !

Dire Babylone de Safiya Sinclair (traduit de l’anglais par Johan-Frédérik Hel Guedj). Buchet Chastel, 2024. 520 pages. 25,50 euros.


Extrait :

"Je crois que mon père s’en est rendu compte à ce moment-là. Plus rien de Rastafari ne me traversait. J’avais combattu et complètement éliminé cette femme, hors du monde. Celle qu’il voulait que je sois. Je lui avais tranché la gorge. J’ai regardé cette femme porter les mains à ce cou tranché, essayant encore de parler, sans émettre un son. Sa silhouette pâle se fondait dans le mur, emportant avec elle cet avenir abandonné."







mercredi 9 octobre 2024

Galapagos - Michael Olbrechts

Floreana, île des Galapagos, 1929. Le médecin Friedrich Ritter débarque d’Allemagne sur ce caillou inhabité avec sa patiente et amante Dore Strauch. Très fortement influencé par Nietzche et sa philosophie de l’Übermensch (le surhomme), Ritter souhaite construire un paradis nietzschéen à force d’abnégation, de volonté et de dépassement de soi. Son projet farfelu va vite intéresser la presse internationale et attirer de nouveaux arrivants. C’est ainsi qu’en 1932 un second couple, Heinz et Margaret Wittmer, va mettre le pied sur l’île. Margaret, enceinte, donnera naissance au premier habitant natif de Floreana. Pour Ritter, qui souhaitait continuer à vivre loin de la communauté des hommes, l'installation des Wittmer est une catastrophe. Qui sera finalement bien moins douloureuse que celle, quelques mois plus tard, de la « Baronne » Eloise von Wagner-Bosquet, accompagnée de ses deux prétendants, Robert Philippson et Rudolf Lorenz. Une baronne qui va peu à peu se comporter en tyran revendiquant la propriété de la majorité des terres, au grand dam de Ritter et des époux Wittmer.

Je n’avais jamais entendu parler de l’histoire (véridique) de Floreana et de ses (rares) habitants. Une forme d’utopie qui a tourné au fait divers et dont le mystère reste à ce jour non résolu. Michael Olbrechts ne prend pas parti, il montre simplement à quel point la moindre communauté, même extrêmement réduite, peut être source de conflit. L’intérêt tient dans le fait qu’il accorde de l’attention à chaque personnage. Et si aucun ne sort grandi du récit, tous peuvent revendiquer un rôle fort et légitime dans l’histoire tourmentée de l’île au 20ème siècle.

Niveau graphique, le trait est hyper lisible, le choix des couleurs montre à la fois la chaleur et la luminosité d’un environnement aussi hostile que paradisiaque. Je ne connaissais pas Michael Olbrechts, dessinateur flamand qui n’avait jusqu’alors publié en France qu’un seul album, mais je suis ravi de découvrir un auteur aussi prometteur et je compte bien suivre de près la suite de sa carrière.

Floreana est devenue un haut lieu du tourisme au Galapagos. Son essor économique est aujourd’hui encore entre les mains des descendants d’acteurs de l’histoire racontée dans l’album. Je ne vous dirai évidemment pas lesquels, hors de question de vous spoiler les rebondissements de cette incroyable aventure humaine.

Galapagos de Michael Olbrechts. La Boîte à Bulles, 2024. 176 pages. 27,00 euros.

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lundi 7 octobre 2024

La barque de Masao - Antoine Choplin

Un soir, en quittant l’usine, Asao se retrouve face à sa fille, qu’il n’a pas vue depuis dix ans. Sortie de l’université avec un diplôme d’architecte, Harumi a en charge la construction d’un musée sur l’île de Teshima, en face de celle de Naoshima, où vit et travaille son père. Les retrouvailles sont difficiles, maladroites, forcément distantes. Mais peu à peu Masao va s’ouvrir, se confier, raconter à sa fille la disparition de sa mère, le jour de sa naissance, et son « placement » chez ses grands-parents maternels. Lui rappeler également un souvenir d’enfance, dans un phare, et parler de ses emplois successifs et de la satisfaction qui est la sienne aujourd’hui d’occuper un emploi qui lui convient parfaitement. La jeune fille n’a aucune rancœur, elle garde à l’évidence un attachement fort pour ce papa qu’elle n’a pour ainsi dire jamais connu. Pour tous les deux, cette reprise de contact aura des allures de renaissance…

C'est un livre où tout est calme, apaisé. Pas de tension, pas de rebondissements anxiogènes, juste une forme de lenteur sereine, sans heurts ni grand bruit. Entendons-nous, Antoine Choplin ne donne pas dans le feelgood pour autant. Son truc, c'est une mise en place tranquille de son récit, avec certes quelques points obscurs au départ mais qui très vite vont s'éclaircir, avec limpidité. Comme s'il prenait son lecteur par la main en lui disant " ne t'inquiète pas, tu vas tout comprendre, laisse-moi juste le temps de t'expliquer".

Pour une fois l’auteur d’Une forêt d’arbres creux ne fait pas de lien entre la Grande Histoire et une petite histoire individuelle. Par contre son obsession pour l’art est bien présente, comme sa plume tout en sobriété. Finalement, il lui va comme un gant ce texte plein de silence(s), à la fois sensible et pudique, peuplé de personnages qui, à leur manière, cherchent à se tenir à l’écart du monde. Après le décevant « Partiellement nuageux », je suis ravi de retrouver un Antoine Choplin au meilleur de sa forme.

La barque de Masao d’Antoine Choplin. Buchet Chastel, 2024. 200 pages. 19,50 euros.







mercredi 2 octobre 2024

GI Gay - Didier Alcante et Bernardo Munoz

Jusqu’à la seconde guerre mondiale, seuls les homosexuels surpris pendant leurs ébats pouvaient être exclus de l’armée américaine. Pendant le conflit, de nouvelles règles furent mises en place, permettant de cataloguer comme psychopathe sexuel toute personne qui aurait de simples tendances homosexuelles, qu’elle soit passée à l’acte ou non. De fait, l’homosexuel n’était plus considéré comme un criminel mais comme un malade susceptible de propager un virus dont il fallait traquer les symptômes avant qu’ils se développent et corrompe les troupes.

L’album raconte l’histoire d’Alan Cole, jeune psychiatre qui s’engage dans l’armée pour faire plaisir à son futur beau-père ancien militaire. Chargé d’évaluer les recrues et d’écarter les cas « problématiques » dont font évidemment partie les homosexuels, Alan va rencontrer au cours d’un entretien Merle Gore, jeune homme plein de vie et sûr de lui, pour lequel il va ressentir des sentiments de plus en plus troublants. 

Au-delà du propos engagé pour la cause LGBTQ, l’album raconte une magnifique histoire d’amour contrariée entre Alan l’introverti en prise avec un conflit interne sur son orientation sexuelle et Merle, plutôt grande gueule, capable de défier les autorités sans jamais franchir certaines limites. Leur relation forcément secrète devra faire face à une homophobie impossible à dénoncer sous peine de subir de terrible représailles. 

Graphiquement, le trait réaliste de Munoz offre une plongée immersive dans une époque des plus troublée. Découpage, couleurs, rythme de la narration, tout est parfait !

En 2011, Barack Obama a mis fin à la politique discriminatoire interdisant à toute personne revendiquant et affichant son homosexualité de servir dans l'armée américaine. Et le 26 juin dernier Joe Biden a gracié tous les soldats renvoyés de l’US Army en raison de leur orientation sexuelle depuis 1951. Il n’y a donc enfin plus aucune discrimination chez les militaires américains. En théorie du moins…

GI Gay de Didier Alcante et Bernardo Munoz. Dupuis, 2024. 126 pages. 26,00 euros.


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lundi 23 septembre 2024

Only lovers left alive - Dave Wallis

En Angleterre, tous les adultes se sont suicidés. Incapables de prendre la relève pour assurer un fonctionnement « normal » de la société, les enfants et les ados s’organisent en bandes où seuls les plus forts survivent. Voilà donc le pitch ultra-court et ultra simple de ce roman culte publié en 1964, tellement sulfureux qu’il a été interdit en Irlande.

Dave Wallis y raconte le parcours de Kathie, Ernie, Charlie et quelques autres, quittant Londres pour voyager vers le nord dans un pays en perdition. Un voyage semé d’embûches, de rencontres et de coups durs où rien ne leur sera épargné. Accusé de Nihilisme et d’opportunisme (notamment de surfer sur la vague d’affrontements entre gangs qui ont choqué l’Angleterre conservatrice dans les années 60), Wallis est avant tout un incompris. Son propos n’est pas de dénoncer la stupidité et la violence aveugle d’une jeunesse incapable de « vivre ensemble ». Par définition immature, cette jeunesse essaie de faire face avec ses armes, abandonnée par des adultes dont on ne connaîtra jamais les véritables raisons de leurs suicides de masse. Pour les vivants, l’existence devient forcément chaotique, l’avenir incertain. Plus rien ne sera comme avant mais finalement, est-ce une si mauvaise chose ? N’est-ce pas l’occasion de faire table rase du passé capitaliste et industriel pour repartir sur des bases plus simples et plus saines ?

Cette lecture politique (et socialiste) du roman offre un regard différent sur les jeunes qui se débattent dans ce monde post-apocalyptique. Loin du nihilisme, les personnages cherchent à avancer ensemble, lucides sur le fait que les années à venir s’annoncent compliquées, mais également déterminés à faire en sorte que le futur reste porteur d’espoir. Malgré les apparences, un livre bien plus optimiste que désespéré. C’est en tout cas l'impression qu’il m’a laissé.

Only lovers left alive de Dave Wallis (traduit de l'anglais par Samuel Sfez). Sonatine, 2024. 270 pages. 21,50 euros.









mercredi 18 septembre 2024

Dirty Rose - Marzena Sowa et Benoît Blary

Drôle d’idée d’aller se paumer au fin fond du Wyoming quand on vient de Chicago. C’est pourtant ce qu’a choisi de faire Tom, jeune policier affecté dans un commissariat de cul terreux où ses nouveaux collègues aiment le faire tourner en bourrique. En guise de bizutage, Tom est envoyé chez Rose, une marginale vivant dans un mobile-home accusée par ses voisins de maltraitance animale. Rose est une femme que tout le monde ou presque déteste dans le coin. Parce qu’elle a couché avec un nombre incalculable d’hommes mariés et parce que son casier judiciaire est long comme le bras. Évidemment, Tom va se faire malmener par la harpie locale. Pour autant, il va s’intéresser à son cas et finir par lui venir en aide lorsque son logement sera la cible d’un incendie criminel. Le début d’une véritable amitié ? Faudrait pas pousser non plus !

C’est l’histoire d’un jeune homme aspirant à retrouver une « vie belle et simple ». Un jeune homme idéalisant les grands espaces et les gens qui y vivent. Un jeune homme qui va se retrouver face à une réalité bien moins bucolique. Malgré une situation de départ explosive, force est de reconnaître qu’il ne se passe pas grand-chose dans cet album. Bien sûr il y a quelques temps forts, mais on n’est pas dans l’action à tout va, loin de là. L’approche est plus psychologique, plus contemplative aussi. Dommage que les nombreux personnages (même Rose) ne soient pas plus creusés. Du coup on a la désagréable impression de rester à la surface des choses, il manque un poil d’épaisseur pour nous les rendre véritablement attachants.

Tout n’est pas négatif pour autant, les dialogues sont clairement le gros point fort du récit et le côté « tranche de vie » est très agréable à suivre, même si les enjeux restent dans l’ensemble plutôt anecdotiques. Finalement, c’est avant tout pour son ambiance, notamment graphique, que l’album mérite le coup d’œil. Les aquarelles de Benoît Blary jouent sur les couleurs pour rendre à merveille la lumière si particulière des grands espaces. Une sorte de nature writing en BD, plaisant sans être totalement inoubliable. 

Dirty Rose de Marzena Sowa et Benoît Blary. Delcourt, 2024. 88 pages. 17,95 euros.

Toutes les BD de la semaine sont chez Moka








lundi 16 septembre 2024

Kiffe kiffe hier ? - Faïza Guène

Je me réjouissais de retrouver Doria, vingt ans après. Vingt ans après son adolescence passée entre les immeubles de la cité et le lycée, entre sa maman solo, la psy, l’assistante sociale et les rares copains. Vingt après donc, Doria vit toujours à Bondy, dans le 93. Elle a maintenant 35 ans (c’est mathématique !) et un fils de 7 ans qu’elle élève seule depuis qu’elle a viré son mari et demandé le divorce. Une mère célibataire, sans emploi, qui n’a toujours pas sa langue dans sa poche. On retrouve avec plaisir les marqueurs de son univers : sa mère qu’elle idolâtre, son quartier qu’elle n’a jamais quitté, le cousin Reda ou encore l’indéfectible ami Hamoudi.  

Mettons d’emblée les choses au point et évitons les raccourcis plein de clichés : Doria, c’est de la pure fiction, elle n’est en aucun cas un double de Faïza Guène. Quand elle a mis en scène ce personnage de beurette dans Kiffe Kiffe demain, elle n’avait que 19 ans. Le succès a été foudroyant : 400 000 exemplaires vendus, traduit en 26 langues. La recette qui a fonctionné à l’époque est ici reproduite avec les mêmes ingrédients, remis au goût du jour. Doria a toujours son franc parler légendaire, fait toujours preuve d’une bonne dose d’humour, de lucidité et d’autodérision, abuse des métaphores aussi décalées que parlantes. Sa langue est très orale, sa répartie cinglante. Pas d’amertume dans son discours ni de nostalgie en mode « c’était mieux avant » mais beaucoup d’ironie et de sarcasme. Égale à elle-même, quoi.

Si j’ai apprécié de retrouver le ton de Doria, sa gouaille et ses fulgurances, j’avoue que j’ai eu du mal à m’intéresser vraiment au fond de son discours. Le monologue part dans tous les sens, il n’y a pas de véritable histoire, on passe du coq à l’âne sans prévenir, ça finit par devenir à la fois confus et anecdotique. Entendons-nous, j’ai pris plaisir à retrouver une vieille copine qui m’a bien fait marrer avec ses saillies verbales n’appartenant qu’à elle mais je préfère quand Faïza Guène propose des romans plus « structurés », plus classiques (Les gens du Balto ou Du rêve pour les oufs par exemple). Chacun ses goûts.

Kiffe kiffe hier ? de Faïza Guène. Fayard, 2024. 250 pages. 20,90 euros.

« Laissez-moi vous exposer ma théorie : la raison pour laquelle vos bébés disent d’abord papa, c’est tout simplement parce qu’on appelle les absents. On dit le nom de celui qui ne se trouve pas dans le même espace que soi parce qu’on se demande naturellement où il est passé. Ils ne sont pas débiles les bébés. Faut pas croire. Malgré leur entêtement à ne rien faire d’autre que chier et baver, ils ont du bon sens. Ils disent majoritairement papa parce que vous n’êtes jamais foutus d’être auprès d’eux comme nous le sommes. »





mercredi 11 septembre 2024

On l’appelait Bebeto - Javi Rey

Espagne, années 90. Pendant que Miguel Indurain enchaîne les victoires sur le tour de France, Carlos passe ses étés en appartement avec sa grand-mère. Pas de départ en vacances pour lui, il reste chaque année à Sant Pere, une banlieue industrielle sans âme de Barcelone où il est né. Au programme de ses journées beaucoup d’ennui, quelques sorties à la plage, des séances télé sur le canapé avec mamie et surtout les parties de foot avec les copains. Mais le jour où il manque un joueur pour que leur équipe puissent participer aux tournois organisés quotidiennement par les gosses du quartier, Carlos et sa bande doivent se résoudre à faire appel à Bebeto, grand gaillard plus âgé qu’eux, un peu simplet, souvent mutique, dont la mère souffre de gros soucis psychiatriques. Bebeto le bouche trou à beau être nul au foot, il va peu à peu s’intégrer au groupe d’amis, et Carlos finira même par le considérer comme un véritable camarade.

Il n’y a rien d’autobiographique dans cet album mais il semble évident que Javy Rey s’est inspiré de sa propre enfance pour mettre en scène celle de Carlos. Son récit est poignant sans en avoir l’air. Pas besoin de gros sabots, la narration, à la fois ambitieuse et tout en finesse, déjoue les écueils du mélo dégoulinant. Les étés passent et les priorités changent. Les filles prennent peu à peu le pas sur le foot, on rêve d’aller en boîte et d’avoir son propre moyen de locomotion, on rêve d’ailleurs pour élargir l’horizon bouché d’une vie étriquée.  L’évolution est parfaitement rendue, navigant sans cesse entre les émois, les tourments, les interrogations, les jours de peine et les jours de joie. Surtout, les interactions fonctionnent avec une étonnante fluidité, que ce soit la relation avec les copains, celle, magnifique, avec la grand-mère qui commence à perdre la boule, mais également le lien qui se tisse peu à peu avec Bebeto, ce nigaud pas si simplet qu’il en a l’air, dont le regard sur l’existence dégage un petit quelque chose de lumineux.

J’ai pris beaucoup de plaisir à voir Carlos grandir, passer du monde de l’enfance à celui de l'adolescence. Javi Rey, après avoir œuvré en tant que dessinateur pour divers scénaristes (notamment pour réaliser avec Bertrand Galic et Kris l’excellent « Un maillot pour l’Algérie »), signe en solo un superbe récit initiatique, simple sans être naïf, émouvant et pudique, sensible et nostalgique, tour à tour douloureux et joyeux. Une totale réussite !

On l’appelait Bebeto de Javi Rey. Dargaud, 2024. 144 pages. 24,00 euros.


Toutes les BD de la semaine sont aujourd'hui chez Fanny








lundi 9 septembre 2024

L’appelé - Guillaume Viry

C’est l’histoire de Jean, le fils, mort le 28 mars 1969. C’est l’histoire de Louis, le père, qui a brûlé toutes les affaires de Jean le 28 mars 1970. C’est l’histoire de Joseph, le frère, qui n’a jamais parlé de Jean après sa mort. C’est l’histoire de Julien, le fils de Joseph, le petit-fils de Louis, qui échappe à la conscription en racontant au médecin que le service militaire de son oncle ne s’est pas bien passé en Algérie. Julien, qui va chercher à remonter le fil d’une mémoire familiale effacée après le retour de « l’appelé » Jean. Trois mois passés au début de l’année 1961 en tant que troufion, dont il reviendra dévasté, anéanti, bon pour l’asile.    

Avec Où j’ai laissé mon âme, Jérôme Ferrari a sans doute écrit le roman le plus puissant et le plus inégalable sur la guerre d’Algérie. Il n’empêche que bien d’autres auteurs continuent à se frotter à ce sujet brûlant (Michel Serfati et Joseph Andras par exemple). Guillaume Viry apporte à son tour sa pierre à l’édifice, choisissant pour se faire l’entrelacement des points de vue. Jean, Louis, Joseph et Julien. Ils prennent tour à tour la parole, recollant les morceaux d’une mosaïque éparpillés au fil des décennies. La voix de l’Appelé est celle qui porte le plus. Elle dit l’horreur de la guerre, le comportement barbare de son régiment, les meurtres, les viols, la torture. Elle dit la chaleur, la promiscuité, la fatigue, la peur permanente, les officiers qui humilient, l’évacuation sanitaire au bout de quelques mois seulement, les traumatismes psychologiques qui empêcheront tout retour à la normalité.

Un premier roman épuré à l’extrême, sans majuscules ni ponctuation, dans une forme de versification libre qui n’est pas sans rappeler les feuillets d’usine de Joseph Pontus. C’est court, intense, habité, le texte respirant au rythme du phrasé syncopé de chaque narrateur. Une superbe découverte !

L’appelé de Guillaume Viry. Éditions du Canoë, 2024. 120 pages. 16,00 euros.

« ils me nourrissent
de pilules bleues
des blouses blanches s’approchent
veulent calmer veulent éteindre
éteindre les cris dans la nuit dans le jour
veulent que ça cesse
les blousent blanches ne veulent pas de hurlements
mais moi Jean je crie
évacué du camp de Berrouaghia réformé de l’armée française renvoyé dans mes foyers rayé des contrôles
Marseille Dijon Metz
je suis l’homme rayé
»






mercredi 4 septembre 2024

Rose à l’île - Michel Rabagliati

Juillet 2017. Paul va mal. C’était déjà le cas cinq ans plus tôt dans Paul à la maison et force est de constater que rien n’a vraiment changé depuis. Sa femme l’a quitté, son père vient de mourir, sa fille Rose est partie vivre en Angleterre, il ne parle plus à sa sœur, sa belle famille lui manque et la solitude lui pèse de plus en plus. Heureusement Rose est de retour et elle décide de changer les idées de son papa chéri en l’emmenant faire un séjour sur une île de l’estuaire du St Laurent. Un coin paumé où les habitants sont aussi rares que le wifi. L’été, la nature, les oiseaux, la plage, une maison en bois aux toilettes rustiques, quelques bons bouquins et enfin l’occasion de se changer les idées pour notre grand mélancolique.

Les insulaires sont rares mais tous possèdent une énergie débordante et une joie de vivre qui contrastent avec le spleen de Paul. Ces rencontres lui font du bien et les balades en solitaire vont lui permettre de faire le point, de se remettre dans le bon sens après des mois de dépression. Le texte à la première personne tourne à la confession sans dramatisation. C’est comme d’habitude, à la fois drôle et poignant, plein d’émotion quand il évoque son père et la lettre de remerciements qu’il lui a écrit après sa mort. La réflexion porte également sur son statut d’auteur de BD, la fatigue engendrée par les festivals et la promotion tous azimuts, le fait qu’il est difficile de se renouveler dans le registre de l’autofiction quand on a déjà raconté toute sa vie. Et comme inventer des histoires, ce n’est pas son truc, l’horizon professionnel semble aussi bouché que sa vie personnelle. Heureusement qu’il y a Rose. Celle qui n’était hier encore qu’une fillette affiche fièrement ses vingt-trois printemps. Sa volonté de redonner la joie de vivre à son père est hyper touchante et Paul la décrit avec une tendresse et une admiration qui fendrait l’armure du cœur le plus dur. 

Graphiquement le trait de Michel Rabagliati se reconnait au premier coup d’œil, même si cette fois-ci, au niveau de la forme, tout change. Pas de case, pas de bulle, du crayon plutôt que de l’encre et un objet-livre penchant bien plus du côté du roman illustré que de la BD. Au final, cette liberté d’articulation entre le texte et l’image permet de retranscrire avec précision et poésie un environnement aussi sauvage que chaleureux.


À la fin du séjour, Paul va mieux, il a vu un coin de lumière écarter ses idées noires. Temporairement ou définitivement ? Nous n’aurons pas la réponse. Mais quel plaisir ce fut d’avoir pu partager avec Rose et lui quelques jours sur un petit caillou perdu au milieu d’un immense fleuve.

Rose à l’île de Michel Rabagliati. La Pastèque, 2023. 250 pages. 25,00 euros.



Les BD de la semaine sont à retrouver chez Blandine





jeudi 29 août 2024

Dogrun - Arthur Nersesian

Mary Bellanova, bientôt 30 ans, retrouve son petit ami Primo mort sur le canapé en rentrant chez elle après le travail. Avec dorénavant pour seul compagnon le chien de Primo, elle part à la recherche des proches de ce dernier, afin de mieux comprendre ce qu’a été sa vie avant leur rencontre. Parcourant les rues de l’East village, elle navigue comme une âme en peine dans un New-York undergound, faisant des découvertes surprenantes sur Primo, que certaines de ses anciennes conquêtes considèrent comme « la plus grosse merde que cette ville à la con ait jamais expulsée. »

J’ai découvert Arthur Nersesian avec le réjouissant « Fuck up », récit halluciné de la descente aux enfers d’un pauvre gars poursuivi par la poisse. Il réutilise ici quelques ingrédients de ce roman « culte », à savoir le New-York interlope, un protagoniste dans la dèche, qui galère pour garder un emploi stable et fricote avec tout ce que la ville semble proposer de plus tordu. Niveau changement, il met en scène une jeune femme plutôt qu’un garçon et entremêle à ses déboires sentimentalo-financiers une histoire familiale compliquée. C’est toujours à la première personne, toujours un peu crasseux et sans langue de bois, tout ce que j’aime.

 Mary est lucide sur sa situation, pleine d’autodérision, consciente de ses limites et consciente d’être dans la mouise jusqu’au cou, même si pour ses amies encore plus en galère qu’elle, tout lui sourit : elle ne s’est pas retrouvée avec un gamin sur les bras alors qu’elle n’a pas les moyens de l’élever, elle ne boit pas, elle ne se drogue pas, n’a pas besoin qu’un mec la maltraite et surtout, elle n’est pas complètement folle. Que demander de plus en effet ?

Arthur Neresian fait une fois encore de Big Apple le cœur battant de son roman. Plus apaisé, moins sombre, moins-tragi-comique et jusqu’au-boutiste que Fuck up, ce Dog Run n’en reste pas moins une lecture fort agréable, dressant le tableau haut en couleur d’une faune New-yorkaise aussi excentrique que fascinante.

Dogrun d’Arthur Nersesian (traduit de l’anglais par Charles Bonnot). La croisée, 2024. 272 pages. 21,10 euros.





lundi 26 août 2024

A l’ombre des choses - Anatole Edouard Nicolo

Anatole passe son adolescence en province. « Un enfant moyen dans une ville moyenne ». Un enfant vivant avec sa mère et son grand frère G. dans un foyer social depuis le divorce de ses parents. Pas une enfance simple mais pas de quoi sombrer non plus dans le misérabilisme. Le frangin abandonne l’école et se lance dans la chanson, devenant bientôt une star du rap qui remplit les zéniths. Anatole de son côté se cherche, s’ennuie, fait quelques bêtises, passe ses années de lycéens dans un sport étude en rêvant de devenir footballeur professionnel. Finalement il échouera à Paris, seul dans un studio, avec un job minable. C’est là que le hasard d’une rencontre va changer sa vie et faire de lui un « homme de lettres ».

 Si vous aimez l’autofiction et le transfuge de classe façon Edouard Louis, vous allez adorer. Même si l’image parentale est beaucoup moins écornée que chez Louis, même si le transfuge est moins radical,  la violence moins présente et la question de l’orientation sexuelle bien moins centrale, l’esprit, le ton, le déroulement des événements et la façon de passer de l’enfance au monde des adultes ont beaucoup de similarités. Après, niveau écriture, c’est plus littéraire, ce qui n’est pas difficile me direz-vous étant donné que même le mode d’emploi d’une cafetière électrique est plus littéraire que la prose d’Edouard Louis.

J’avoue, je  n’ai pas été emballé. Je ne me suis pas vraiment attaché à Anatole, je l’ai regardé grandir de loin, sans me sentir concerné par son parcours. Heureusement les chapitres sont courts, le rythme est bon et le narrateur n’est pas un geignard qui passe son temps à s’appesantir sur son sort. Autant de points positifs qui n’ont pas suffi à emporter mon adhésion cela dit.

Un premier roman qui ne manque pas de qualités et saura trouver son public, même si en ce qui me concerne, je risque de le ranger dans la catégorie des « aussi vite lus qu’oubliés ».  

A l’ombre des choses d’Anatole Edouard Nicolo. Calmann-Lévy, 2024. 155 pages. 18,00 euros.






jeudi 22 août 2024

Les contes de la pieuvre T2 : Un destin de Trouveur - Gess

Paris, 1898. Émile Farges est un trouveur, il possède un « talent » lui permettant de localiser des personnes ou des objets en jetant un caillou sur une carte. Grâce à ce don, il aide la police à localiser des criminels et des particuliers à retrouver leurs proches disparus. Une vie consacrée à faire le bien, jusqu’au jour où son talent lui vaut d’être sollicité par « La pieuvre »,  la plus grande organisation mafieuse de la capitale. Impossible pour le trouveur de refuser le contrat sans mettre la vie de sa femme et de sa fille en danger. Une collaboration forcée qui va l’entraîner dans une spirale de violence dont il va devenir malgré lui le rouage principal.

Je passe sous couvert beaucoup d’éléments du scénario qui font de cette histoire un récit bien plus complexe que le simple résumé ci-dessus. L’alternance entre le passé et le présent engendre de nombreux flashbacks éclairant le parcours des protagonistes, notamment l’histoire d’amour entre Émile et son épouse Léonie. Gess a imaginé un Paris de la fin du 19ème siècle sombre et oppressant. L’idée de donner à certains personnages une sorte de superpouvoir (le talent) offre une pincée de fantastique dans un cadre historique des plus réalistes. L’ambiance est glauque, poisseuse, flirtant parfois avec le gothique. Le dessin est aussi torturé que les âmes, les couleurs renforcent l’impression de noirceur qui se dégage d’un environnement où la lumière n’a pour ainsi dire jamais sa place.

Un album dense qui reste, grâce au découpage et aux choix graphiques, d’une parfaite lisibilité. Deuxième tome des « Contes de la pieuvre », une série dont le quatrième volume est attendu dans les semaines à venir, ce Destin de Trouveur dresse le portrait d’un homme épris de justice, prêt à tout sacrifier pour protéger les siens. Une trame plutôt classique mais parfaitement réalisée dont la noirceur dégage au final un charme envoutant.

Les contes de la pieuvre T2 : Un destin de Trouveur de Gess. Delcourt, 2019. 225 pages. 25,95 euros.





lundi 19 août 2024

Camera obscura - Gwenaëlle Lenoir

Le narrateur est photographe dans un hôpital militaire. Son job ? Prendre des clichés de cadavres d’opposants politiques arrivant chaque jour à la morgue et les envoyer à un procureur, afin que le pouvoir en place sache que la répression tourne à plein régime et que les rebelles voulant chasser le président sont punis comme il se doit. Pour le photographe, le boulot est mécanique. Il ne se pose pas de question, en bon fonctionnaire. Jusqu’au jour où les corps d’ados semblant avoir été torturés réveillent en lui une humanité qu’il pensait avoir définitivement perdue. Et alors que les morts s’accumulent, il copie certaines photos sur une carte mémoire, sans vraiment savoir ce qu’il va pouvoir en faire.

C’est l’histoire d’un homme qui entre en résistance un peu malgré lui. Un homme simple, d’abord incapable de sacrifier sa vie de famille et son statut social pour lutter contre l’injustice. Un homme terrorisé par les conséquences que ses agissements pourraient engendrer sur lui et les siens. Un homme finalement emporté par le besoin de dénoncer l’insupportable horreur à laquelle il est confronté, même s’il sait que les risques sont immenses. Un homme lâche et peureux, dépassé par les événements, convaincu que ses actes ne serviront sans doute pas à grand-chose mais également convaincu qu’il est nécessaire de rendre justice à ceux qui sont morts pour la liberté.

Un beau texte à la première personne, sans emphase ni lyrisme excessif. Le narrateur n’est pas un héros, il ne sauvera rien ni personne. Désabusé, effrayé et en même temps en mission pour révéler la vérité, il agit sans trop réfléchir, sans véritable conviction non plus. Ce sont sa fragilité et ses interrogations permanentes qui renforcent son humanité et le rendent attachant. Gwenaëlle Lenoir dresse le portrait tout en nuance d’un opposant politique qui lutte avec ses armes, conscient des limites de son engagement et du fait qu’il n’est qu’un pion sur un échiquier bien trop grand pour lui. C’est simple, beau et touchant.

Camera obscura de Gwenaëlle Lenoir. Julliard, 2024. 215 pages. 20,00 euros.






jeudi 15 août 2024

Un sombre manteau - Jaime Martin

De Jaime Martin je n’avais jusqu’alors lu (et adoré) qu’un seul album, le sublime Jamais je n’aurais 20 ans, portrait pudique et délicat de la vie de ses grands-parents sous la dictature franquiste. Ce Sombre manteau s’écarte de la veine biographique pour nous plonger dans le quotidien des populations rurales et montagnardes du milieu du 19ème siècle. Au-dessus d’un village des Pyrénées espagnoles se trouve la bicoque de Mara, une trementinaire. Guérisseuse, herboriste, la vieille femme vit seule et suscite autant de fascination que de rejet de la part des villageois avec lesquels elle troque ses préparations contre de la nourriture. Lorsqu’elle découvre un jour une jeune femme mourante dans la forêt et qu’elle la ramène chez elle pour la soigner, Mara ne se doute pas que son altruisme va bientôt répandre la désolation dans toute la vallée.

Une histoire qui rend hommage au courage et à la souffrance des femmes ayant vécu dans la misère et sous la coupe d’un patriarcat jugulant toute volonté d’émancipation. Aucune possibilité pour ces montagnardes de se projeter vers un avenir en dehors de l’environnement rude qui les a vues naître. Les filles resteront là pour s’occuper de leurs parents vieillissants, elles enfanteront dans la douleur et subiront le joug d’une religion les étouffant sous les paroles culpabilisantes du « bon » curé de campagne. Mara dérange car elle vit seule, sans mari ni enfant. Forcément, elle est un peu sorcière et sa marginalité fait d’elle une paria que l’on est malgré tout bien content de trouver pour se soigner. Une figure de femme libre qui dérange forcément, puisque que personne ne peut la dompter.

Jaime Martin dépeint un monde en vase clôt, pétrit de superstitions, privé de toute forme de modernité. Il retranscrit avec brio l’isolement de la communauté et la frugalité des existences, dessinant les figures anguleuses de paysans maigres comme des clous, le teint gris et les habits sales. Le ciel est bas, l’intérieur des maisons est sombre, le choix des couleurs, ternes ou violacées, reflète à merveille l’absence de lumière, tant dans les esprits que dans la nature sauvage et inhospitalière.   

Un album historico-fantastique sombre et envoutant qui confirme l’énorme talent d’un auteur à suivre de près !

Un sombre manteau de Jaime Martin. Dupuis, 2024. 105 pages. 21,95 euros.





lundi 12 août 2024

Parfois le silence est une prière - Billy O’Callaghan

 

« Parfois la vie se brise d’une manière qu’on ne peut jamais réparer. Nous observons, nous attendons, nous prenons dans nos mains celle de nos mourants, nous essayons de les réconforter lorsqu’il n’y a plus rien à dire, puis nous les mettons en terre, nous pleurons pendant un moment pour eux et pour nous-mêmes. Et quand le temps a passé - parce que nous n’avons pas le choix -, nous cherchons parmi les fragments de ce qui nous reste une raison de continuer »

Trois époques, trois personnages, trois témoignages, une seule famille et un seul pays : l’Irlande. C’est Jer qui ouvre le bal. Nous sommes à Cork, en 1920, la veille de l’enterrement de sa sœur. Les gendarmes viennent le chercher au pub, ils veulent qu’il passe la nuit en cellule pour éviter qu’il s’en prenne à son beau-frère, ce salopard qui a fait vivre un enfer à la défunte. Vient ensuite le récit de Nancy, en 1911. La mère de Jer raconte sa rencontre avec le père de ses enfants, un homme marié qui l’a vite abandonnée à l’annonce de sa première grossesse. Obligée de se prostituer après la naissance de sa fille, elle le recroisera brièvement, se retrouvant à nouveau enceinte. Sans la moindre ressource, elle devra se résoudre à fréquenter l’asile des pauvres, où on lui retirera la garde de sa fille, en attendant la naissance de son garçon. Un bond dans le temps nous propulse enfin en 1982 avec Nellie, la fille de Jer (et donc petite fille de Nancy), au moment où la maladie va bientôt l’emporter. L’occasion pour elle de se remémorer des souvenirs douloureux, notamment ce moment, des décennies auparavant, où une sage-femme posa entre ses bras l’enfant mort-né dont elle venait d’accoucher.

Une famille, beaucoup de misère, de souffrance, de douleur. Billy O’Callaghan dresse le portrait des gens de peu, des gens de rien, des invisibles. Loin d’un misérabilisme à la Dickens, il les drape d’une dignité qui force l’admiration. Traversant l’Irlande du 20ème siècle, Jer, Nancy et Nellie subissent sans se plaindre, se relèvent après chaque chute, aussi dure soit elle. Ils pleurent leurs morts et continuent d’avancer pour les vivants, de rester soudés face aux éléments contraires et aux drames qui les touchent. Tout ce qu’ils souhaitent, c’est avoir un être bien-aimé à leurs côtés au moment de rendre leur dernier souffle, histoire de se dire que, malgré tout, leur vie a compté un peu.

C’est magnifiquement écrit (ou plutôt traduit), même si le choix de la première personne rend peu crédible une si belle langue pour des personnes ayant bien peu d’instruction (Nancy avoue qu’elle ne sait ni lire ni écrire et s’exprime pourtant de façon extrêmement littéraire). Un maigre bémol que cette incohérence par rapport au plaisir procuré par cette lecture poignante d’une dramatique beauté.

Parfois le silence est une prière de Billy O’Callaghan. Bourgois, 2023. 285 pages. 21,00 euros.