mercredi 27 novembre 2024

À la ligne : feuillets d’usine - Julien Martinière (d'après le roman de Joseph Ponthus)

La Bretagne, Joseph Ponthus s’y est installé pour suivre sa femme. Sans emploi, il a écumé les boîtes d’intérim et enchaîné les missions dans l’agroalimentaire, entre usines de transformation des produits de la mer et abattoir. A chaque fois, un rythme infernal à tenir, une pénibilité XXL, une fatigue qui vous terrasse à la fin de la dernière heure de la journée et ne vous quitte pas jusqu’à celle de la reprise de poste le lendemain. Le monde de l’usine est un monde à part où il faut appréhender le bruit et les odeurs, où il faut tenir le rythme des horaires décalés, où le travail à la chaîne n’accepte aucun maillon faible. Une plongée brutale dans un environnement industriel dont il faut apprendre à maîtriser les codes pour s’y sentir accepté. Joseph ne connaissait rien à cet univers avant de le fréquenter. Il découvre des relations hiérarchiques compliquées, des collègues plus ou moins « fréquentables », une précarité propre au statut d’intérimaire qui ne lui offre aucune certitude sur la durée et l’oblige à travailler les jours de grève pour ne pas voir sa mission stoppée avant son terme. Il comprend que sa vie de famille va être bouleversée (il dort quand sa femme part, il n’est pas là quand elle rentre…), et que ses rares moments de respiration seront consacrés à promener son chien sur la plage, entre deux tasses de café.


Il fallait être culotté pour se lancer dans l’adaptation en BD d’un livre devenu depuis sa publication un « classique »contemporain. On y retrouve cette réflexion sans arrière-pensée sur le monde ouvrier, cette succession par petites touches d’impressions, de ressentis, cette affection qui se développe petit à petit pour une population de travailleurs très différente de ce que le narrateur a l’habitude de côtoyer. L’intérêt tient beaucoup dans le fait que Ponthus n’est pas un sociologue en immersion, c’est juste un gars qui a besoin de bosser pour payer les factures. Ce statut de « véritable » salarié de l’usine donne une sincérité à son témoignage qui éloigne tout jugement de classe. 

L’adaptation est hyper fidèle, le texte étant retranscrit, certes pas dans son intégralité, mais au mot près pour chaque passage sélectionné. Je ne sais pas si cela a desservi l’album mais j’ai trouvé que les premiers chapitres étaient trop sages, trop respectueux de l’œuvre d’origine. Le noir et blanc et le dessin au rotring, quasi pointilliste, ont beaucoup de charme mais n’apportent finalement aucune valeur ajoutée, du moins jusqu’à l’épisode sur l’abattoir. A partir de là, Julien Martinière lâche les chevaux, proposant une vision hallucinée et ultra expressive de ce lieu infernal. L’aspect cauchemardesque est rendu avec un souffle créatif et une maîtrise graphique justifiant à eux seuls la découverte de cet album qui sonne au final comme un bel hommage à un ouvrier/écrivain trop tôt disparu.


À la ligne : feuillets d’usine de Julien Martinière (d'après le roman de Joseph Ponthus). Sarbacane, 2024. 206 pages. 25,00 euros.




Toutes les BD de la semaine sont chez Blandine


mercredi 20 novembre 2024

Les contes de la pieuvre T4 : Fannie la renoueuse - Gess

Fannie est une renoueuse. Elle possède un don, un « talent » lui permettant d’entrer dans la tête des gens pour mieux comprendre d’où viennent leurs traumatismes, qu’ils soient psychiques ou pas. L’empathie dont elle fait preuve envers ses patients lui permet de ramener sur le chemin de la raison les esprits égarés auxquels les psychiatres ne peuvent être d’aucun secours. Son talent si particulier attire l’attention de La Bouche, un des quatre chefs d’une organisation criminelle qui fait régner la terreur sur Paris. Enlevée par cette mafia, Fannie va devoir s’occuper d’un cas aussi complexe que délicat, qui pourrait lui causer les pires ennuis.

Comme toujours dans cette série, un résumé de l’intrigue ne peut qu’être incomplet tant l’histoire est riche d’éléments et de personnages multiples. Et comme toujours, l’univers créé par Gess est fascinant, reposant sur l’assemblage parfaitement construit de ses différentes composantes (Paris, le début du 20ème siècle, la pègre, des éléments fantastiques et des protagonistes hyper attachants). Si on y ajoute un petit côté feuilletonnant digne des Mystères de Paris, on se retrouve avec un album en tout point passionnant.

Les couleurs sépia, les décors, les vêtements, l’usage de l’argot, tout nous plonge dans une atmosphère typique du Paris de la fin du 19ème. Moins gothique et moins sombre que le tome consacré au « Trouveur » (le tome 2, le seul que j’avais lu jusqu‘alors), ce quatrième opus des contes de la pieuvre est une grande fresque dramatique teintée d’un semblant d’espoir. L’avantage avec cette série c’est que chaque épisode forme une histoire complète pouvant se lire indépendamment des autres. Je vais donc m’empresser de dénicher les tomes qui me manquent pour mieux cerner la richesse foisonnante de ce monde aussi dense que cohérent.

Les contes de la pieuvre T4 : Fannie la renoueuse de Gess. Delcourt, 2019. 200 pages. 27,95 euros.



Toutes les BD de la semaine sont chez Noukette








lundi 18 novembre 2024

La montagne aux dragons - Mathieu Pirloot et François Maumont

Envoyées par leur oncle cueillir des feuilles de pifanlis, les apprenties sorcières Salicorne et Médusa viennent en aide en cours de route à Julius et son canard Brioche, attaqués par des plantes carnivores. Le garçon cache dans son sac à dos un œuf de dragon, qui va éclore sous les yeux des enfants quelques temps plus tard. Pour éviter que la maman dragon détruise la région en cherchant son petit, Salicorne, Médusa, Julius et Brioche vont devoir aller la trouver pour lui rendre. Mais pour cela, il faudra traverser le Lac du Géant et aller jusqu’au pied de la Montagne de l’Orageux. Autant dire que le périple s’annonce mouvementé !

Un court roman illustré parfait pour lancer de jeunes lectures vers les littératures de l’imaginaire. Sorciers, dragons, gobelins, forêt interdite… les créatures et lieus magiques pullulent au fil des pages. Les aventures s’enchaînent, les personnages doivent mener une quête au cours de laquelle ils vont devoir faire face à de nombreux dangers. L’aventure passionne et se vit en immersion. Et pour une fois ce sont les filles qui mènent la danse et volent au secours du garçon froussard, une inversion des rôles bienvenue dans un univers de fantasy où trop souvent les garçons restent les meneurs. 

Dos toilé, couverture au cartonnage épais, pages de garde illustrées et dépliables en triptyque, l’objet-livre est superbe. Les illustrations de François Maumont sont simples, colorées, très parlantes. Elles aèrent et complètent le texte de Mathieu Pirloot avec douceur, évitant une mise en image anxiogène malgré les situations parfois difficiles vécues par les jeunes héros.


Au vu de la conclusion, notamment les révélations sur le personnage de Julius, il semble évident que ce roman n’est que le premier d’une longue série. Et c’est tant mieux, car cette dernière est vraiment lancée sur bons rails.   

La montagne aux dragons de Mathieu Pirloot et François Maumont. Sens Dessus Dessous, 2024. 120 pages. 16,00 euros. A partir de 8 ans.






mercredi 13 novembre 2024

Cosmopirates T1 : Captif de l’oubli d’Alejandro Jodorowsky - Pete Woods

Xar-Cero est le meilleur combattant de l’univers. Engagé par les sept Magnobankiers qui exploitent et asservissent les planètes de la galaxie, le mercenaire va se rebeller après avoir mené une campagne meurtrière de grande ampleur pour le compte de ces tyrans. Pour le punir, ils vont effacer sa mémoire et l’envoyer sur une minuscule planète, où il va se réveiller dans la peau d’un médecin. Ce sera pour lui le point de départ d’une folle échappée à travers l’espace, à la recherche de ses souvenirs perdus.

Quel délire cet album ! Un Space Opera old school, hommage aux romans des années 60, rehaussé d’un environnement graphique ultra moderne. Ça va à 200 à l’heure, les événements s’enchaînent (presque) sans queue ni tête, à tel point qu’on a l’impression que seul le rythme compte, que l’action doit à tout prix prendre le pas sur l’intrigue. Héros charismatique et invincible, antagonistes caricaturaux, exploration spatiale, guerres interplanétaires, tous les ingrédients du roman de SF « classiques » sont réunis et secoués dans ce shaker survitaminé.

Alors oui, clairement, ça manque de fond, ça manque de cohérence, ça manque d’épaisseur. Mais j’ai envie de dire que ça fait partie des règles du jeu et le lecteur doit savoir à quoi s’attendre en se lançant dans une telle aventure. Niveau dessin, on est clairement dans une veine de comics à l’Américaine. Rien de plus logique dans la mesure où le dessinateur Pete Woods a œuvré auparavant sur des séries telles que Spider-man, Deadpool, Batman ou Wolverine. Quant au scénariste Alejandro Jodorowsky, il continue de baigner dans l'univers de ses séries cultes « L'incal » et « La caste des Métabarons ».

Du pur divertissement, sans autre ambition que de faire passer un bon moment aux amateurs de science-fiction « à l’ancienne ». Aucune complexité scénaristique, aucun risque de nœud au cerveau, du dépaysement et de la détente avant tout. Si c’est ce que l’on cherche, c’est le titre parfait. A priori l’histoire sera conclue en deux tomes. C’est un argument positif supplémentaire en ce qui me concerne.

Cosmopirates T1 : Captif de l’oubli d’Alejandro Jodorowsky et Pete Woods. Humanoïdes Associés, 2024. 80 pages. 16,50 euros.




Toutes les BD de la semaine sont chez 





lundi 11 novembre 2024

Le gars qui allait quelque part - Michel Bezbakh

« Ça fait six mois que j’essaie de regarder la vérité en face et je crois bien y être parvenu, sinon je ne serais pas dans cette voiture ».

Difficile de trouver un titre plus explicite. Tout le long du texte, nous sommes dans la tête d’un gars qui va quelque part. Où ? On n’en sait rien. Pour quoi faire ? On n’en sait rien non plus. Tout ce que l’on sait, c’est qu’il est sur la route. Au volant, il pense à ce qui va se passer lorsqu’il sera arrivé à destination et il ressasse les événements qui l’ont poussé à être dans cette situation. Petit à petit, un portrait du bonhomme prend forme, et le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’est pas reluisant. 

On comprend qu’il vit à Paris, qu’il est supporter du PSG, qu’il a eu un enfant avec Clara. On comprend que pour lui l’existence était simple : le PMU, les copains, le parc des princes, les parties de jambes en l’air sur le parking du cinéma. Et que les problèmes sont venus avec l’arrivée de son fils. Un gamin qui préférait Cendrillon à Mowgli. Un gamin qui ne s’intéressait pas au foot. Qui a chialé comme une gonzesse dans le tunnel des fauves à Thoiry quand une lionne a sauté sur la vitre. Bref, un gamin qui ne ressemblait pas à ce qu’il s’imaginait, un gamin qu’il ne pourrait jamais reconnaître comme son « héritier ».

L’esprit vagabonde, les pensées s’enchaînent, entre anecdotes et réflexions quasi philosophiques (toutes proportions gardées). C’est décousu et en même temps on sent qu’un fil ténu offre une colonne vertébrale à ce monologue. Dès le départ, on découvre que le gars qui va quelque part est sans filtre. Punchline, vulgarité crasse, coup de gueule, mauvaise foi évidente et quelques éclairs de lucidité en de (trop) rares moments… le narrateur est en roue libre, incapable de remettre en cause ses convictions d’un autre âge. 

Un portrait de beauf bien plus subtil qu’il en a l’air. Pour son premier roman Michel Bezbakh démontre une grande maîtrise de la langue orale. Son personnage réussit le tour de force d’être à la fois attachant et à vomir. Finalement, on n’a pas envie de le juger. Juste de l’écouter nous raconter sa vie, partager ses pensées intimes, aussi drôles que dérangeantes. 

Le gars qui allait quelque part de Michel Bezbakh. Buchet Chastel 2024. 140 pages. 17,50 euros.









mercredi 6 novembre 2024

Il était une fois l'Amérique : une histoire de la littérature américaine T2 : Le XXe siècle de Catherine Mory et Jean-Baptiste Hostache

Dashiell Hammett, le père du roman noir. Henry Miller, pionnier de l’érotisme chez les puritains. Francis Scott Fitzgerald, fêtard des années folles. Faulkner, maître du Southern Gothic. Hemingway, grande gueule et gueule de bois. Steinbeck, défenseur du peuple opprimé. Tennessee Williams ou le théâtre de la folie. Kerouac, routard de la Beat Generation. Truman Capote, maître du True Crime. Flannery O’Connor, mécanique de la haine et humour noir.

Dix monuments de la littérature du 20ème siècle, dix auteurs incontournables de l’Amérique. Le panorama est forcément incomplet, le choix forcément réducteur, mais ces dix-là montrent bien les thématiques qui ont traversé les lettres américaines entre la première guerre mondiale et les années 60. Les conflits armés ayant marqué le siècle, les questions sociétales, les différences régionales… quel que soit l’angle d’attaque choisi, chaque écrivain exprime à sa façon la violence omniprésente, l’ancien monde qui s’écroule et le nouveau qui se construit dans la douleur. Tous sont à leur façon des parias, rongés par leurs obsessions. L’alcool, le sexe, la maladie et la mort pour la plupart, les drogues pour beaucoup, Paris et l'Europe pour au moins la moitié d'entre eux. 

Les biographies sont à la fois succinctes et précises, agrémentées du résumé de certaines œuvres. L’arbre généalogique à la fin de chaque portrait est une excellente idée pour synthétiser l’influence de l’écrivain sur certains de ses contemporains. Le dessin est simple et direct, sans fioriture. Il y a beaucoup de texte mais quoi de plus logique quand on parle de littérature ! 

Des bémols ? Bien sûr il y en a quelques-uns, qui tiennent surtout au choix des auteurs. Pourquoi Tennessee Williams et pas Dos Passos ? Pourquoi une seule femme pour neuf hommes ? (et Edith Wharton alors ? Et Anaïs Nin ?) Pourquoi aucun écrivain afro-américain ? (et Richard Wright alors?). Bref, se limiter à dix, c’est s’exposer à la critique. Peut-être faudra-t-il un troisième tome pour balayer la période allant des années 70 à nos jours (avec Philip Roth, Joyce Carol Oates et Jim Harrison en tête de gondole par exemple, sans oublier Paul Auster, Louise Erdrich, Toni Morrison et Cormack McCarthy). En tout cas j’ai tellement aimé cet album que j’ai mis le 1er tome, consacré au 19ème siècle, sur ma liste de Noël. J’espère avoir été assez sage pour que mon vœu soit exaucé !

Il était une fois l'Amérique : une histoire de la littérature américaine T2 : Le XXe siècle de Catherine Mory et Jean-Baptiste Hostache. Les Arènes, 2024. 256 pages. 29,90 euros.


Toutes les BD de la semaine sont à retrouver chez Fanny !