lundi 31 juillet 2023

Corregidora - Gayl Jones

« Je suis Ursa Corregidora. J’ai des larmes à la place des yeux. Toute petite, on m’a obligée à palper mon passé. Je l’ai tété à la mamelle de ma mère ».

Sa grand-mère ne cessait de lui répéter que le plus important était d’assurer la descendance, pour entretenir la mémoire. Pour que la lignée familiale issue de l’esclavage ne s’éteigne jamais et que son histoire tragique puisse continuer à être racontée. Malheureusement Ursa va briser le cycle. Parce que suite aux coups de son mari, elle a dû subir une ablation de l’utérus. Il ne supportait pas que sa femme, chanteuse de Blues dans un cabaret du Kentucky, attire les regards d’autres hommes. Après l’opération, Ursa se reconstruit. La convalescence est longue, le patron du cabaret se veut protecteur, attentif à tous ses besoins. Elle finira par l’épouser et s’en mordra les doigts, forcément. Ici les hommes ne peuvent qu’être mauvais. Rien à en tirer, rien à en espérer. Depuis que ce salaud de Corregidora, le maître de la plantation, a violé ses ancêtres, le schéma se répète et les femmes de la famille ne semblent bonnes qu’à subir la violence masculine. Une forme de fatalité qu’Ursa constate autant qu’elle accepte. Avec lucidité et la rage au cœur.

Ce roman est un monument de la littérature afro-américaine, considéré depuis longtemps comme un classique contemporain. Un livre cru, tant sur la forme que sur le fond. Un livre brutal, sans concession. Publié en 1975 par Toni Morrison, écrit par une inconnue de 25 ans qui va estomaquer la future prix Nobel de littérature et éblouir quelques grands noms des lettres américaines tels que James Baldwin ou Richard Ford, il est étudié depuis des décennies à l’université. C’est à se demander pourquoi il aura fallu attendre presque cinquante ans pour qu’il soit enfin traduit en français.

Le monologue d’Ursa résonne comme un blues lancinant. C’est à la fois un cri et un chuchotement, un déferlement qui emporte tout sur son passage. La traduction rend parfaitement compte du rythme, de la trivialité et de la poésie d’une prose qui oscille entre réalisme et onirisme. L’oralité de la langue souligne une formidable modernité de ton, une totale liberté de parole.

Une histoire qui prend ses racines dans l’esclavage et qui cherche à perpétuer l’héritage de ce traumatisme. Pour ne jamais oublié que les femmes ont tant souffert de cet asservissement inhumain, marquées dans leur chair par une toute puissance masculine qui s’autorisait les pires excès. Et qui se les autorise encore, malheureusement.

Corregidora de Gayl Jones. Éditions Dalva, 2022. 255 pages. 21,00 euros.



Un billet qui signe ma seconde participation au rendez-vous
Les classiques c'est fantastique de Fanny et Moka











lundi 10 juillet 2023

La guerre des Gaules de Tarek et Vincent Pompetti.

Entre -58 et -50 avant J.C., César déploie son emprise sur la Gaule. Enfin, sur les Gaules plus exactement, puisqu'à l'époque le monde celtique était divisé en plusieurs nations, plus souvent rivales qu’alliées. C’est d’ailleurs en grande partie grâce à ces divisions que le futur empereur romain a pu étendre ses conquêtes territoriales. Pendant les premières années de la guerre, Vercingétorix sera un allié de Rome, avant de prendre la tête des tribus se révoltant contre l’occupant et d’être vaincu à Alésia en -52. Le point de vue de César exprimé dans cette Guerre des Gaules montre à quel point la motivation de ce dernier, d’abord politique, s’est rapidement doublée d’un intérêt économique. On comprend également que si la victoire finale doit à la force brute, à l’équipement moderne et à la discipline de ses légions, elle n’aurait pu être possible sans une exceptionnelle intelligence tactique associée à une véritable vision géopolitique du conflit.

Les auteurs se sont évidemment basés sur le texte original de César tout en s’autorisant quelques libertés « fictionnelles » afin de rendre le récit moins austère. La caution historique est indiscutable, ce qui rend cet album passionnant, notamment d’un point de vue pédagogique. Revers de la médaille, les récitatifs prennent le pas sur les dialogues et rendent certains passages très bavards. De plus le catalogue de noms de tribus et de villes gauloises (sans traduction de leur appellation « moderne ») ne permet pas de voir avec clarté les lieux où se déroulent les événements, ce qui a tendance à complexifier la lecture. 

Niveau dessin rien à dire, les choix graphiques de Vincent Pompetti permettent une immersion parfaite dans la sauvagerie de l’époque. Et le dossier final incroyablement complet est une lecture des plus enrichissantes pour mieux comprendre, d’une part, les intentions des auteurs, et d’autre part, leur investissement sans faille pour coller au plus près des connaissances actuelles sur cette période pour le moins troublée de l’antiquité. 

La guerre des Gaules de Tarek et Vincent Pompetti. Nouveau Monde éditions, 2023. 180 pages. 24,90 euros.