Les clochards célestes ont tracé l'itinéraire de mon parcours de lecteur. Depuis toujours. Je suis parti sur la route avec Kerouac, Ginsberg, Burroughs et Neal Cassidy, j'ai traversé le désert de l'Utah avec Edward Abbey, fait le passager clandestin sur les trains de marchandises et les wagons à bestiaux avec les hobos Boxcar Bertha et Edward Anderson. Grâce à eux j'ai visité les asiles, dormi à la belle étoile, fréquenté les hôtels miteux, les parcs et les églises, fait la manche et multiplié les petits boulots. Grâce à eux j'ai bourlingué à travers les pages, touché par la malédiction du sang nomade.
Alors quand Thomas Vinau dresse le portrait de 76 d'entre eux, je plonge la tête la première. En commençant par ceux qui me parlent, ceux que j'ai eu la chance de fréquenter. Mon
Buko adoré bien sûr, ce «
gros dégueulasse qui écrit des lettres d’amour en se mouchant dans son T-shirt »,
Selby, celui «
qui a encaissé sa vie comme on encaisse les coups »,
André Laude, qui «
écrit ses poèmes avec ses larmes »,
Dan Fante, le fils de, qui «
a passé vingt ans à tenter de s'immoler de l'intérieur, avec du gin », Gaston Couté «
le poète paysan, le commis érudit, le libertaire de la terre »,
Jehan-Rictus, metteur en scène des «
rêves rigolards et désespérés de la pauvreté »,
Thierry Metz l'inconsolable, celui qui se suicidera à l'hôpital psychiatrique, «
exclu de la vie par la souffrance », Cendrars «
l'ami de tous les fous, de tous les prisonniers, de toutes les putes, des nègres, des clodos, le plus grand suceur de mégots du monde, à jamais pour la braise et les cendres », ou encore
Jack London, à qui «
tous les enfants qui ont eu le courage de ne pas devenir adultes disent merci ».
Parmi les autres, des écrivains, des musiciens, des artistes. Des hommes et des femmes. Le précurseur Diogène, l'inégalable Elliott Smith, l'incandescent
Gil Scott-Heron, le rêveur Christopher McCandless (
Into the Wild), Nicolas Bouvier qui «
avance avec lenteur sur la terre des hommes », Billie Holiday, qui est «
le bruit que fait le poing d'un homme sur la peau d'une femme ». Certains noms qui m'étaient jusqu'alors inconnus rejoindront bientôt les rayonnages de ma bibliothèque, c'est une certitude, comme Jean-Paul Clébert, Marc Stéphane ou l'italien Mario Rigoni Stern.
Je n'y peux rien si les clochards célestes me fascinent. Pas que je les envie, ni que je les idéalise. C'est simplement qu'ils touchent des cordes me faisant profondément vibrer. Beaucoup ont en commun une vie trop courte, une consommation excessive de drogue et d'alcool, une solitude portée comme un étendard. Ce sont des indomptés, des fous, des malades, des crevards, des anachorètes, des bougies se consumant trop vite. Il sont
«
Les orpailleurs de misère
Les petites mains de la beauté
Les derviches déglingués
Les explosés en plein vol
Les qu'ont la tête dans les étoiles
et les deux pieds
bien dans la merde
Les qui saignent honnêtement
Les immenses moins que rien
Les clochards célestes »
C'est simple, j'ai tout aimé dans ce petit bouquin, la prose, la diversité des portraits et l'objet-livre en lui-même avec sa superbe couverture. J'espère maintenant qu'un tome deux suivra, il en reste tellement à ajouter à cette belle galerie. Et si Thomas Vinau a besoin de noms, je peux lui en souffler quelques-uns, à commencer par le volcanique
Malcolm Lowry.
76 clochards célestes ou presque de Thomas Vinau. Le Castor Astral, 2016.
200 pages. 15,00 euros.