mercredi 15 février 2017

Proies faciles - Miguelanxo Prado

Ça commence par un corps retrouvé dans un appartement. Aucune trace de violence, on pense à une crise cardiaque ou un suicide. Le lendemain, une femme s’écroule en se rendant dans les toilettes d’un café. Puis c’est un joggeur qui casse sa pipe en plein effort, un homme mort en sortant de la douche dans son club de sport, une autre femme dans un salon de coiffure… Après analyse, on découvre que toutes les victimes ont été empoisonnées. Leur point commun ? Elles travaillaient pour des banques impliquées dans la crise financière ayant ruiné des millions d’Espagnols. Suffisant pour que la police privilégie la thèse d’une sombre vengeance et se lance sur les traces d’un serial killer…

« Un polar social » annonce la quatrième de couverture. Il y a de ça, évidemment. Mais c’est aussi un plaidoyer très politique et très anticapitaliste, une prise de position engagée et assumée contre les banques et plus généralement les financiers qui s’enrichissent sur le dos du petit peuple. Après, le déroulement de l’enquête importe moins que les motivations qui ont poussé le(s) coupable(s) à agir. D'ailleurs j’ai beaucoup aimé les échanges entre l’inspectrice de police et le « cerveau » des meurtres, les arguments qu’ils s’opposent, leurs visions de la justice et du « système » avec, en arrière-plan, des questionnements autour de l’éthique, la décence, la dignité et la responsabilité.

Loin de l’esthétique léchée et des couleurs expressives d’Ardalén, Miguelanxo Prado donne ici dans la sobriété avec un trait un peu austère et des cadrages sans fioriture, comme s’il voulait éviter au lecteur de se disperser pour qu’il se concentre sur l’intrigue et rien que sur l’intrigue. Le pari est réussi, surtout quand on sait que le dessinateur a travaillé sur cet album à la peinture acrylique, uniquement avec du noir et blanc sur un papier de couleur grise. Pour le coup, le résultat est assez bluffant.

Proies faciles, c’est les vieux fourneaux version hardcore, l’humour en moins parce qu’il n’y a vraiment pas de quoi rire de cette tragédie. Le propos est sans équivoque, le parti pris ne laisse place à aucune ambiguïté sans pour autant sombrer dans la caricature. Un exercice d’équilibriste en tout point réussi.

Proies faciles de Miguelanxo Prado. Rue de Sèvres, 2017. 96 pages. 18,00 euros.


Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Mo.














mardi 14 février 2017

S’aimer - Cécile Roumiguière et 39 illustrateurs

Au début on s’est ignoré. Du moins, on n’a pas fait attention l’un à l’autre. On s’est aperçu sans se voir, sans se parler. On est reparti chacun de notre côté et pourtant, « on n’en savait rien encore mais on était déjà porté par un courant plus fort que nous ».

« S’aimer, ça commence par dépasser ses peurs. » Il faut trouver la façon d’ouvrir la page, de tisser ce lien qui va nous unir. Un premier rendez-vous pour confirmer la complicité, pour imposer l’évidence. D’abord de l’amitié, ensuite un sentiment plus fort, le bonheur de s’être trouvés, la certitude que la route est tracée. Ne pas trembler, ne pas être intimidé par l’aventure à venir. Succomber. « S’aimer enfin. Ne faire qu’un pour être pleinement soi ».

Laisser le temps filer, devenir parents, se noyer dans le quotidien. Dériver. « Un mur aurait pu nous séparer, celui des non-dits, le désir émoussé, l’amertume des jours qui passent et parcheminent les peaux ». Des envies d’ailleurs, de nuits dans d’autres bras. De quoi se perdre. Mais la volonté commune de dépasser les moments difficiles, de se retrouver malgré tout et de s’aimer, « dans les jours bleus, dans la nuit profonde, dans les rires et dans l’angoisse, dans les mélodies des matins soleil et dans la souffrance des enfants perdus, celle des femmes et des hommes humiliés, dans la colère face aux océans souillés et aux avenirs saccagés ».


S’aimer, quelle idée ! Un concept dépassé depuis longtemps. Parler d’amour dans un livre, c’est forcément tomber dans le neuneu, dans le cliché, dans le cucul la praline. C’est forcément tartiner chaque page de guimauve sucrée jusqu’à l’écœurement.  Mais quand Cécile Roumiguière vous parle d’amour, on ne prend pas l’affaire de haut. On se sent tout petit même. Surtout quand elle associe sa plume à tente-neuf illustrateurs aussi talentueux que Csil, Kris Di Giacomo, Gwen Le Gac, Carole Chaix, Barroux ou Rascal.
L’objet-livre est splendide, couverture cartonnée, format à l’italienne et papier épais. Les mots sont posés sur la page de gauche, rares et précieux, comme chuchotés au creux de l’oreille. Les illustrations les accompagnent sur la page de droite, aussi expressives que variées. Certaines m’ont évidemment plus touché que d’autres, à commencer par celle de Nathalie Novi que je trouve sublime. Mention spéciale également à la sirène de Régis Lejonc qui m’a rappelé tant d’inoubliables souvenirs de lecture.


C’est beau, simple, épuré. C’est l’amour dans son universalité et sa complexité, c’est une réflexion sensible et pleine de finesse sur un thème pourtant rabâché mille fois. Une totale réussite.

S’aimer de Cécile Roumiguière et 39 illustrateurs. Éditions A pas de loups, 2016. 96 pages. 20,00 euros.


Une pépite jeunesse véritablement tout public et parfaite pour la Saint Valentin que j'ai le plaisir de partager avec Noukette.












lundi 13 février 2017

Mise en pièces - Nina Léger

La vie et l’œuvre d’une fellatrice qui n’oublie jamais, « la forme, la découpe, la chaleur particulière, la densité, l’odeur » de chaque sexe lui étant passé dans la bouche, j’aurais dû adorer. Cette Jeanne feignant le malaise en pleine rue pour être secourue par une âme charitable qu’elle emmène ensuite dans une chambre d’hôtel pour lui faire sa fête, elle avait avant le coup bien des atouts pour me séduire. Ben oui mais non. Parce qu’être dans la tête d’une femme obsédée par le sexe des hommes, c’est chiant. Du moins présenté de la sorte.

Je me suis laissé tenter après avoir lu dans la presse que Nina Léger signait là un futur classique de la littérature érotique. Euh… sérieusement ? On n’a pas dû lire le même livre. C’est d’une froideur clinique, aussi excitant que de se coller un glaçon sur les roubignoles. Jeanne et ses balades dans Paris, ses amants sans nom et sans visages, ses sextoys à foison. Jeanne la quadra célibataire dont on ne saura rien, à part qu’elle n’est pas une pauvre fille traumatisée par une jeunesse douloureuse, qu’elle n’a pas été  abusée sexuellement par un oncle de la famille ni qu’elle souffre d’un quelconque trouble mental. On sait donc ce que Jeanne n’est pas mais à aucun moment on apporte la moindre explication sur son comportement. Une façon de la déshumaniser qui lui ôte tout capital sympathie et garde le lecteur à distance, tellement à distance qu’il oscille en permanence entre dédain et ennui profond.

Après, l’écriture est tenue, il y a de beaux passages, mais aussi quelques effets de manche qui tournent à l’exercice de style un peu vain. Bref, la chair est triste et Nina Léger le démontre avec brio, difficile de le nier. Mais un brio qui ne m’a offert aucun plaisir, se contentant de me faire soupirer d’agacement entre deux bâillements. Après mon roman japonais décevant j’enchaîne avec une lecture pénible et sans intérêt. Ça s’appelle une mauvaise passe…

Mise en pièces de Nina Léger. Gallimard, 2017. 155 pages. 15,00 euros.





dimanche 12 février 2017

Les lectures de Charlotte (32) : Les rhinos ne mangent pas de crêpes - Anna Kemp et Sara Ogilvie

Mathilde a un problème, ses parents ne l’écoutent jamais. « Mathilde pourrait bien leur dire que ses cheveux ont pris feu ou que le chien vient de manger le facteur, ils répondraient : "C’est bien ma chérie" ou "Tu devrais raconter ça à Mamie" ». Si bien que le jour où Mathilde a voulu leur annoncer quelque chose d’important, personne ne l’a écoutée.

Pourtant l’événement était de taille puisqu’un matin au petit déjeuner, Mathilde a vu un rhinocéros violet traverser la cuisine. « Aussi gros qu’un camion et violet comme une prune », l’animal a grignoté une crêpe avant de monter à l’étage. Mathilde s’est affolée, elle a couru vers sa mère pour la prévenir, elle a foncé vers son père pour crier sa stupéfaction mais l’un comme l’autre ne l’ont pas laissée finir sa phrase, la coupant d’emblée avec un « ce n’est pas le moment ! ». Alors Mathilde n’a plus rien dit et elle s’est rapprochée du rhinocéros, passant ses journées à ses côtés, faisant de lui un complice et un confident. Tout serait resté en l’état si le rhino n’avait pas été aussi gourmand…

Un album loufoque et décalé, dont l’intrigue à première vue aussi ÉNORME que risible exprime en filigrane le manque de communication vécu par une petite fille. C’est tendre et rigolo, le dessin joue une part essentielle dans la portée comique de chaque situation. Au final tout se termine bien et le message est passé : être attentif, écouter et considérer la parole de ses enfants est bien plus que le minimum syndical, c’est une question de respect et surtout ce devrait être une évidence pour tous les parents.

Les rhinos ne mangent pas de crêpes d’Anna Kemp et Sara Ogilvie. Little Urban, 2017. 32 pages. 10,50 euros. A partir de 4-5 ans.

vendredi 10 février 2017

L’hiver dernier, je me suis séparé de toi - Fuminori Nakamura

« Kiharazaka Yûdai. Trente-cinq ans. Accusé du meurtre de deux femmes, condamné à la peine capitale en première instance. » Photographe spécialisé dans les clichés artistiques, Kiharazaka  a immolé deux de ses modèles. Pourquoi l’a-t-il fait ? Un journaliste le rencontre en prison et essaie de comprendre les motivations qui l’ont poussé à agir. Ce faisant, il met le doigt dans un engrenage aussi toxique que sulfureux qui va l’amener aux frontières de la folie et de la mort.

Le malaise, présent dès le départ, ne fait que s’accentuer au fil des pages. Tout le monde est bizarre dans ce roman, tout le monde agit de façon étrange et fait froid dans le dos. Le photographe serial killer, sa sœur, le créateur de poupées géantes, l’avocat rancunier, le journaliste aux motivations pas très claires… pas un pour rattraper l’autre. Il y a quelque chose de machiavélique dans ce récit, un piège infernal dont on décortique chaque phase avec minutie pour nous prouver que rien n’a été laissé au hasard. Glaçant !

Après, soyons honnête (pour une fois), je n’ai pas tout compris. Et même (c’est encore pire), je n’ai pas eu envie de tout comprendre. Je m’explique. Le mécanisme narratif se déploie sur une partition sans fausse note. Il y a un basculement dans le dernier tiers du roman qui change totalement la vision que l’on se faisait de l’intrigue. Mais les explications données, certes précises, m’ont perdu en route. Je n’arrivais plus à attribuer à chaque personnage son rôle et son statut (frère, sœur, victime, amant, avocat, journaliste, etc.), je me suis égaré dans la succession de documents fournis pour expliquer le pourquoi du comment (lettres, tweets, notes, journal intime…), ayant même du mal à identifier clairement qui était en train de s’exprimer. En gros j’ai joué au lecteur paresseux alors que le texte demandait une attention de tous les instants. Et forcément je suis passé à côté.

Je plaide donc coupable, mais je me dis aussi que si j’ai lu ce roman par-dessus la jambe, c’est parce qu’il n’a pas su me mettre le grappin dessus. C’est du 50-50 en gros. Je n’ai pas fait l’effort mais il n’a rien mis en œuvre pour me motiver et me pousser à faire cet effort. C’est dommage parce que Fuminori Nakamura m’avait séduit avec son texte précédent (Revolver) et je me faisais une joie de le retrouver. Pas grave, ce n’est qu’un rendez-vous manqué. Et promis, je serai encore là pour le prochain roman (en espérant être plus actif et concerné qu’avec celui-ci).

L’hiver dernier, je me suis séparé de toi de Fuminori Nakamura. Éditions Philippe Picquier, 2017. 180 pages. 17,50 euros.












mercredi 8 février 2017

La jeunesse de Staline T1 - Delalande, Prolongeau et Liberge

Comme tout le monde, Staline a eu une jeunesse. Comme (presque) tout le monde, c’est à cette période qu’il a construit le socle de sa future vie d’adulte. Naissance en 1878 à Gori, en Géorgie. Mère couturière, père cordonnier. Ce dernier, violent et rongé par l’alcool, précipite sa famille vers là ruine. Pour protéger son fils, la maman place le petit « Sosso » à l’école paroissiale. Frappé par la vérole, renversé par un fiacre (il en gardera des séquelles à un bras), le gamin enchaîne les coups durs. La lecture d’Hugo, de Marx et du Germinal de Zola façonnent ses prises de position politiques en faveur du peuple contre le tsar, les élites et les financiers. Après cinq ans au séminaire de Tiflis, cet athée fauteur de trouble « ingérable et d’une insolence rare » est renvoyé sans ménagement. Il entre alors dans la clandestinité, s’engageant de façon radicale et violente auprès du futur parti bolchévique dont il prendra bientôt les rênes aux cotés de Lénine et Trotsky.

Je ne connais quasiment rien de Staline. Je le vois juste comme un abominable dictateur. Cette biographie a le mérite de m’en apprendre plus sur le personnage, sur le parcours qui l’a amené à devenir un monstre sanguinaire à tendance psychopathe. Une vie de famille difficile, les galères qui s’enchaînent, une enfance où l’on en bave et une envie de s’en sortir en écrasant les autres, en faisant fi de l’humain, en se gardant de toute empathie qui pourrait perturber la marche en avant d’un destin glorieux. Finalement, avant d'être un idéologue, Staline se comporte comme un caïd, un mafieux géorgien en guerre contre l’impérialisme russe.

Les auteurs ont l’intelligence de placer leur récit en 1931, au cœur du Kremlin, alors que Staline dispose des pleins pouvoirs depuis trois ans après avoir éliminé tous ses opposants. Le petit père des peuples va se confesser à un secrétaire du parti et raconter sa jeunesse. Cette astuce narrative permet d’emblée au lecteur de ne pas oublier que si le portrait des jeunes années offre l’image un peu romantique d’un voyou lettré fascinant ses camarades et capable de discours électrisant la foule, il n’en reste pas moins l’un des plus impitoyables tyrans de l’Histoire. Pas d’apologie donc. Ni d’excuses à avancer pour justifier l’injustifiable. Les événements s’enchaînent et illustrent avec limpidité la naissance du monstre, en dehors de tout jugement.

Le dessin réaliste donne dans l’efficacité et rappelle par moments le trait de l’excellent Jean-Yves Delitte, période Donnington. Un premier tome de qualité, percutant et documenté, loin de toute hagiographie, qui dresse le portrait d’un futur tueur de masse dans toute sa complexité.

La jeunesse de Staline T1 : Sosso de Delalande, Prolongeau et Liberge. Les Arènes BD, 2017. 72 pages. 17,00 euros.















mardi 7 février 2017

Sous les étoiles - Laura Scarpa

Des nouvelles coquines en BD, l’idée me plaisait bien. Avec une femme aux pinceaux, italienne de surcroît, ça sentait vraiment bon avant le coup, surtout quand on connaît la grande tradition d’auteurs érotiques talentueux venus de la péninsule. Rien à dire pour ce qui est de la sensibilité toute féminine émanant de chaque histoire. Entre suggestion et scènes on ne peut plus explicites, on ne tombe jamais dans le porno gratuitement vulgaire ni dans l’eau de rose mollassonne. Il y aussi une grande diversité de thématiques, de décors et de situations. Le réalisme est de mise et chacun pourra se retrouver à un moment où l’autre dans une histoire.

Sexe par téléphone, sexe en plein air ou dans des lieux incongrus, femmes infidèles, coup d’un soir, voyeurisme, premières fois, vie de couple perturbée par l’arrivée de bébé… Laura Scarpa sait varier les plaisirs. Mais dix-sept nouvelles en 80 pages, c’est trop. Ou trop peu. Trop de nouvelles et trop peu de développement dans chaque. Formatées à la base pour être publiées dans une revue, ces coquineries souffrent à l’évidence d’un manque d’ampleur. La pagination réduite donne l’impression que chaque récit est ramassé sur lui-même, qu’ellipses et raccourcis nuisent à la fois à la profondeur du propos mais aussi à sa fluidité, voire parfois à sa compréhension. Dommage, vraiment dommage.

Niveau graphisme, la différence est criante entre les dessins de 1998 et ceux de 2006. Au moins on constate que l’auteure a sacrément progressé mais ses productions les plus anciennes ont du mal à soutenir la comparaison. Après il faut aimer ce trait tout sauf classique, assez undergound, assez typique de la BD indépendante. Personnellement, j’y ai trouvé mon compte sur la forme mais pour ce qui est du fond, on est trop dans le saupoudrage pour me satisfaire pleinement. Sympa sans plus quoi.

Sous les étoiles de Laura Scarpa. Delcourt, 2017. 80 pages. 18,95 euros.




lundi 6 février 2017

Gouverneurs de la rosée - Jacques Roumain

Trop longtemps que je n’avais pas lu de littérature créole. Depuis ma découverte des grands noms de la négritude à la fac, j’ai gardé une sensibilité particulière pour les auteurs venus des îles. Roland Brival, Emile Ollivier, Gisèle Pineau, Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau, Louis-Philippe Dalembert, Lionel Trouillot et bien sûr Dany Laferrière. Alors quand ce dernier annonce, à propos de ce roman, que « chaque fois, quelque part dans le monde, que l’on me demande un seul roman haïtien à lire, je réponds toujours Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain »,  je me lance les yeux fermés.

L’histoire est simple : après quinze ans passés à Cuba, Manuel revient sur ses terres natales. Son village de Fonds-Rouge subit une sécheresse impitoyable et est gangrené par un conflit entre habitants suite à un différend ayant fait couler le sang. Désireux de sauver les siens, Manuel part en quête d’une source qui pourra à nouveau alimenter les jardins et écarter la famine. Tombant amoureux de la belle et sauvage Annaïse, il rêve d’un avenir radieux où chacun vivrait ensemble et heureux. Un rêve qui va malheureusement se confronter à une dure réalité.

Un magnifique texte des années 40, à la fois naïf et engagé, donnant la parole aux paysans haïtiens en lutte contre la misère et créant avec Manuel un héros symbolique prêt à dire non à l'humiliation et à la résignation. Chant d’amour pour un pays où se confondent le soleil, l’eau et la terre, Gouverneurs de la rosée dit la douleur et les espoirs d’un peuple en souffrance. Ce faisant, il révèle une vie paysanne portée par des traditions séculaires et en butte aux rivalités et aux désirs de vengeance. Manuel est celui qui rassemble et fédère. Il offre à chacun une leçon de courage et d’engagement, incarnant une idée du sacrifice qui marquera à jamais les esprits.

J’ai retrouvé avec plaisir ce que j’apprécie le plus dans la littérature créole, à savoir cette écriture chatoyante jouant sur différents niveaux de langue, la langue du récit (soutenue, voire précieuse) et la langue du dialogue si vivante avec son rythme particulier et son vocabulaire spécifique. Les évocations de la nature et des paysages sont splendides tandis que le discours de Manuel, aux accents politiques assumés (et proche du marxisme) rappelle à quel point Jacques Roumain a été engagé auprès du parti communiste (ce qui lui a d’ailleurs valu de nombreux passages en prison).

Un roman d’amour, un roman d’espoir, un drame, un hommage à une terre et à ses habitants les plus démunis, une démonstration de fraternité et de dignité humaine qui jamais n’occulte les souffrances et la douleur, ce texte est tout cela à la fois. Jacques Roumain déborde de tendresse et touche le lecteur en plein cœur. J’ai adoré !

Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain. Mémoire d’encrier éditions, 2015. 272 pages. 19,00 euros.

Un grand merci à Nadine pour ce magnifique cadeau. Une lecture commune que j’ai le plaisir de partager avec A Girl From Earth. Mon petit doigt me dit qu’elle a autant apprécié ce voyage à Haïti que moi.









dimanche 5 février 2017

Les lectures de Charlotte (31) : La piscine magique - Carl Norac et Clothilde Delacroix

Si le lion est le roi des animaux, c’est parce qu’il a une piscine magique. Du moins c’est ce qu’il dit. Personne ne l’a vue pour de vrai cette piscine alors le doute persiste. D’après un oiseau moqueur, « elle serait si petite qu’il suffirait de pleurer deux fois pour la remplir ». Et selon le guépard, ce n’est rien d’autre qu’une marre de boue. Pour couper court aux rumeurs, le lion annonce qu’il va autoriser quelques uns de ses sujets à venir y faire trempette. Seule condition pour y piquer une tête, être chic !

Le lendemain, c’est le défilé dans les couloirs du palais. Les heureux élus sont l’ours, la girafe, le crapaud, le singe, le cochon et le phoque. Une fois devant le bassin, les invités s’interrogent : « Mais en quoi cette piscine est-elle magique ? ». En fait, il suffit de faire un vœu et de crier fort un mot avant de sauter dans l’eau. L’ours par exemple, lâche le mot « miel » et se retrouve immergé dans sa gourmandise préférée. Chacun va réaliser son vœu jusqu’à ce que la reine, pleine de morgue et de suffisance, décide de mettre tout le monde dehors pour profiter seule de la piscine magique. Et bien vous savez quoi ? Elle aurait mieux fait de s’abstenir !



Un régal d’album, drôle et rythmé, porté par les illustrations colorées de Clothilde Delacroix et le texte plein d’humour d’un Carl Norac dont les dialogues savoureux font mouche. La chute n’aura jamais si bien porté son nom, c’est rien de le dire ! Jubilatoire et irrévérencieux, indispensable quoi.

La piscine magique de Carl Norac et Clothilde Delacroix. Didier, 2017. 36 pages. 12,50 euros. A partir de 4-5 ans.


PS : je profite de ce billet pour souhaiter un bon anniversaire à ma pétillante Charlotte qui fête ses quatre ans aujourd’hui    








vendredi 3 février 2017

L’été des charognes - Simon Johannin

Le roman s’ouvre sur une scène de lapidation d’un chien par des enfants. Histoire de donner le ton. De prévenir que ça va secouer sévère. Ici, on a la torgnole facile. Ici, les gosses collectionnent les os trouvés au cimetière et ramènent leurs parents en voiture les soirs de beuverie (« C’est souvent comme ça qu’on fait. Quand les parents sont bien trop bourrés, ils démarrent juste les autos en première et les enfants conduisent, comme ça c’est moins dangereux et nous ça va on aime bien conduire comme les distances sont pas très grandes »). Ici, on tue le cochon tous ensemble et on fait la fête jusqu’à plus soif. Ici, on vit au fond de la vallée « tout au bout, là où le temps est le même qu’à l’intérieur d’un pot de chambre qu’on aurait  bien rempli et refermé délicatement pour un mois au soleil ». Un hameau, trois familles, des poules, des moutons, des agneaux et des brebis, la forêt et la brume. Pas de télé, d’internet ni de 4G. Bienvenue chez les gueux, chez les damnés de la terre. Le narrateur est un de ces marmots cradingues qui trainent leurs savates dans la boue et font les quatre cents coups en plein air. Il décrit son quotidien avec ses mots à lui, entre outrance et poésie.

C’est un petit livre de rien du tout, format poche, à peine 150 pages. Un premier roman qui claque, âpre, rude, abrasif. Simon Johannin use de punchlines qui vous sonnent comme un aller-retour en pleine poire. Pas de gants pour décrire la violence des rapports humains, pas de dentelle pour raconter la vie de ces gens-là, de ces rednecks made in France. Pour autant, le texte n’est pas autobiographique et ne donne pas dans la sociologie, on n’est pas chez Edouard Louis, on n’est pas en Picardie mais dans le Tarn, et le gamin qui cause avec sa gouaille de cul-terreux ne charge pas la mule parentale, ne met pas en cause son milieu, ne fait pas de la bêtise et de la misère un mur infranchissable bloquant toute ascension vers une adolescence épanouie. On le retrouve d’ailleurs à la fin, devenu adulte. Pas reluisant bien sûr, pas des plus fringants. Mais sans haine ni rancœur pour ses jeunes années.

Finalement, L’été des charognes n’est rien d’autre que la chronique d’une enfance rurale. Une chronique certes brutale, écrite avec les tripes, sans fioritures ni scories inutiles mais avec des envolées stylistiques dignes d’une Virginie Despentes au meilleur de sa forme. Un écrivain est né. Il s’appelle Simon Johannin, n’a que 23 ans et m’a laissé sur le cul. Merci m’sieur !  

L’été des charognes de Simon Johannin. Allia, 2017. 145 pages. 10,00 euros.












mercredi 1 février 2017

Tim Ginger - Julian Hanshaw

« Après moi, plus de Ginger. L’arbre généalogique ressemblera à une souche. »

Tim Ginger vit seul dans une caravane à la lisière du désert du Nouveau-Mexique depuis le décès de sa femme Suzan. Ancien pilote d’essai aéronautique pour le gouvernement américain, il a écrit un ouvrage qui passionne les milieux conspirationnistes. Son existence solitaire et contemplative est bousculée le jour où, sur un salon du livre, il retrouve Anna, qu’il avait connu sur une base militaire en Angleterre vingt ans plus tôt. Elle aussi est célibataire depuis son divorce et elle a réalisé une BD regroupant les témoignages de couples ne souhaitant pas avoir d’enfants par choix. Des témoignages qui résonnent fortement pour Tim puisque Suzan et lui n’avaient jamais ressenti le besoin ni l’envie d’avoir une progéniture et avaient dû passer leur temps à se justifier auprès de leurs proches…

Un roman graphique abordant un sujet de société sensible avec une finesse déroutante. Julian Hanshaw dresse le portrait de personnages à la marge, de ceux que l’on regarde avec pitié l’air de dire « Pauvre untel, sans enfants… comme s’il lui manquait un bras ». De l’égoïsme assumé (« pas question qu’un enfant s’immisce entre nous ») à ceux qui balaient la question en brandissant comme un bouclier une prétendue stérilité en passant par les tenants d’excuses bien plus légères (« je refuse d’installer un trampoline dans mon jardin »), l’auteur multiplie les points de vue et place ce choix de vie radical (aux yeux des autres du moins) au cœur des discussions entre Tim et Anna.

Pour autant, il avance dans son récit avec lenteur et sans lourdeur, recentrant en permanence sa caméra sur le visage de Tim, sur son statut d’homme seul, de veuf incapable de faire le deuil d’une épouse décédée depuis des années, de sexagénaire constatant que l’avenir lui semble bien limité. C’est triste et mélancolique comme une nouvelle de Carver, comme un tableau de Hopper. Le dessin parfois un peu naïf et les traits anguleux pourront rebuter certains mais il serait dommage de passer à coté de cet album pour une simple question de forme tant le fond est d'une grande profondeur et d'une touchante justesse.

Tim Ginger de Julian Hanshaw. Presque Lune éditions, 2016. 152 pages. 21,00 euros.

PS : beaucoup de jolie phrases dans ce texte, de réflexions pleines de lucidité :

« Bientôt, nous n’existerons plus, et il n’y aura ni petits enfants en deuil, ni photos de nous sur les cheminées de nos filles et fils éperdus de douleur ».

« Quand les jeux seront faits, je crois que je quitterai ce monde sans faire plus de bruit qu'à mon arrivée. Sans histoire ». (celle-là me convient tellement !)


Un livre offert par Moka et dédicacé par l’auteur à Angoulême le week-end dernier. Comme une modeste façon de prolonger des moments en tout point inoubliables…

















mardi 31 janvier 2017

A la dure - Rachel Corenblit

Il a tout préparé : cinq bassines, des grandes serviettes de plage, des draps de rechange, des bouteilles d’eau, des chaussettes en laine, du riz, des médocs. Le chien est au fond du jardin, les parents absents pour plusieurs jours. Arthur est opérationnel, il va pouvoir accueillir sa grande sœur So à la maison. Quand elle sera là les choses sérieuses pourront commencer. Une épreuve terrible à surmonter, usante, aussi difficile à vivre physiquement que nerveusement. Mais puisque So semble enfin décidée à franchir le pas, il se doit de l’accompagner, de la soutenir, de l’aider. Comme il peut.

Arthur et So. Le Ying et le Yang. Quatre ans d’écart. Lui le premier de la classe, programmé pour avoir son bac avec mention « très bien » à la fin de l’année. Elle la sauvageonne, la rebelle, l’incontrôlable, la menteuse, la voleuse. Elle que son père a foutu à la porte parce que ce n’était tout simplement plus possible.

Une histoire de fratrie sombre et bouleversante. Une histoire d’entraide et de soutien indéfectible, désespéré. Une histoire de retrouvailles. Une histoire qui laisse planer le doute sur sa conclusion, parce que dans certains cas rien n’est jamais définitivement gagné.

Comme toujours dans cette  collection un texte d’une seule voix (celle d’Arthur) à lire comme une longue lettre adressée à cette insaisissable sœur dont il ne cherche pas à comprendre ou excuser le comportement, mais qu’il ne juge pas non plus. Comme toujours dans cette collection les mots sonnent juste, l’intime n’est jamais voyeur et la dureté du sujet n’est pas une aubaine pour verser dans le tire-larmes. Comme toujours dans cette collection je referme le livre soufflé et admiratif.

A la dure de Rachel Corenblit. Actes sud junior, 2017. 64 pages. 9,00 euros. A partir de 13-14 ans.


Une pépite jeunesse que je partage évidemment  (et comme toujours) avec Noukette.









samedi 28 janvier 2017

Maggy Garrisson T1 : Fais un sourire, Maggy - Lewis Trondheim et Stéphane Oiry

Elle est touchante, Maggy. Pas la plus jolie fille de Londres. Ni la plus riche. Deux ans qu’elle ne bossait plus. Jusqu’à ce que sa voisine lui dégote un job de secrétaire auprès de son neveu. Le gars est détective privé. Du genre qui picole beaucoup et enchaîne les affaires minables. Du genre à se faire tabasser le jour où sa nouvelle assistante débarque à l’agence. Trois semaines à l’hosto et une Maggy au chômage technique. Heureusement, la jeune femme a de la ressource et est débrouillarde. Quitte à flirter avec la malhonnêteté pour gagner quelques livres et payer les factures. Mais quand son nouveau boss l’appelle de son lit d’hôpital et lui demande de planquer son portefeuille dans un endroit sûr, elle se dit que quelque chose cloche. Sans savoir à quel point elle met va mettre les mains dans une sale affaire…

Joli portrait d’une trentenaire célibataire et sans le sou à la morale loin d’être exemplaire. Si elle sort des clous, Maggy le fait avant tout par nécessité, pas par plaisir. La faune qui gravite autour d’elle n’a d’ailleurs pas davantage d’état d’âme, chacun cherchant à tirer profit de la situation pour son propre compte. Pas de héros au cœur pur dans cette histoire maline et rondement menée où le scénario retors de Lewis Trondheim est parfaitement mis en image par le trait et le découpage un brin austère d’un Stéphane Oiry visiblement très à l’aise pour retranscrire l’atmosphère humide du Londres des ruelles sombres et des pubs crasseux.

Le troisième tome vient de sortir et clôt un premier cycle sans la moindre fausse note. Une série à découvrir d’urgence.

Maggy Garrisson T1 : Fais un sourire, Maggy de Lewis Trondheim et Stéphane Oiry. Dupuis, 2014. 48 pages. 14,50 euros.




jeudi 26 janvier 2017

Chaleur - Joseph Incardona

Pour s’occuper l’été en Finlande, on organise des championnats du monde de porter d’épouse, de football en marécage, de lancer de bottes ou encore de sauna. Pour cette dernière compétition, les règles sont simples : on enferme les concurrents dans une étuve à plus de 100 degrés et le dernier qui sort a gagné. Un sport à risque où les athlètes, en maillot de bain, souffrent le martyr et risquent à tout moment le malaise, voire la crise cardiaque. Les deux stars incontestées de la discipline sont Igor Azarov et Niko Taner. Le premier, russe, échoue systématiquement en final. Impossible jusqu’alors de battre Niko, vainqueur des trois dernières éditions et icône finlandaise du porno surnommé avec affection pas ses fans « Le pieu de Thor ». Mais cette fois Igor est prêt pour faire chuter le champion. Il n’a plus rien à perdre et sait de toute façon que c’est sa dernière chance…

Un récit déjanté où tout est centré sur le corps. Son fonctionnement, ses capacités parfois hors normes, ses défaillances, ses limites. Un corps que l’on expose, que l’on met au supplice sous les yeux d’un public guettant le moment où les faibles vont craquer les premiers. Avec ce roman on est dans le vain, l’inutile, l’absurde, le néant, l’indispensable quoi !

Les personnages d’Incardonna ont un air de parenté avec les freaks du génial Harry Crews. Le turc poilu, le révérend illuminé, les filles de petite vertu toujours prêtes à rendre service, la journaliste qui passe en revue les candidats en les suçant les uns après les autres avec application. Un grand cirque plein d’obsessions et d’obsédé(e)s, plein de sueur et de sperme. De l’humour noir sans ironie et une plume acérée comme une lame, allant à l’essentiel sans laisser un poil de gras sur l’os. Chaleur est un roman sec et désespéré où la moquerie n’a pas sa place malgré un sujet de prime abord risible, un roman qui met en lumière des jusqu’au-boutistes pathétiques frôlant l’état de grâce. Il fallait oser, le résultat m’a emballé.

Chaleur de Joseph Incardona. Finitude, 2017. 150 pages. 15,50 euros.





mercredi 25 janvier 2017

Catamount - Benjamin Blasco-Martinez (d’après Albert Bonneau)

Seul survivant du massacre par des cheyennes d’une caravane de pionniers en route vers l’ouest, un nourrisson est recueilli par la famille Osborne. Baptisé Catamount (chat sauvage) par ses parents adoptifs et pris sous son aile par un trappeur expérimenté, il développe à l’adolescence une aptitude particulière pour le tir et la chasse. Lorsque réapparait le chef indien ayant attaqué le convoi de ses véritables parents, Catamount n’a plus qu’une idée en tête : la vengeance.

Dans le second tome, les Osborne doivent faire face à l’appétit d’un promoteur véreux cherchant à racheter leurs terres pour y faire passer le chemin de fer. Tandis que le père refuse obstinément de céder malgré une offre mirobolante, un plan aussi machiavélique que sanglant se met en place pour que le patriarche de la famille finisse par céder, quel qu’en soit le prix à payer.

Longtemps que je n’avais pas lu un western old school respectant les canons du genre. Indiens, grands espaces, héros au cœur pur et à la gâchette facile, femmes fatales, méchants vraiment méchants, meurtres, poursuites à cheval, drames, injustices et loi du plus fort, tout y est. Benjamin Blasco-Martinez adapte une série de romans des années 50 signés Albert Bonneau, auteur prolifique de récits d’aventure surnommé « l’homme aux mille romans ». Il s’approprie les codes de la littérature populaire tout en donnant au récit d’origine un bon coup de jeune. A la fois respectueux et moderne, il mâtine le scénario, au demeurant classique, d’une pointe d’humour noir trempée dans une bonne dose de violence. Le résultat est efficace et convaincant.

Le premier volume a été publié en 2015 chez un autre éditeur et force est de constater que les progrès du dessinateur entre les deux albums sont sidérants. Aucune comparaison possible entre les pages maladroites du tout début réalisées à l’école Émile Cohl de Lyon et les superbes cases à bord perdu du tome 2. Le trait est plus sûr, le travail sur la lumière bien plus accentué, les mouvements des personnages plus souples et les décors plus fouillés… pas le jour et la nuit mais presque.



De l’excellent western, sauvage et sans concession, qui n’est pas sans rappeler le mythique Durango d’Yves Swolfs. Si le premier tome manque quelque peu de maîtrise, le second, bien plus dense et abouti esthétiquement, ravira à coup sûr les amateurs du genre. Personnellement je me suis régalé !

Catamount T1 : La jeunesse de Catamount de Benjamin Blasco-Martinez (d’après Albert Bonneau). Petit à petit, 2017. 64 pages. 14,90 euros.

Catamount T2 : Le train des maudits de Benjamin Blasco-Martinez (d’après Albert Bonneau). Petit à petit, 2017. 64 pages. 14,90 euros.












mardi 24 janvier 2017

Des poings dans le ventre - Benjamin Desmares

« Ba-Ba-Bam ». Une cible choisie au hasard dans la cour du collège et trois coups de poings dans le ventre qui envoient sa victime à terre. Blaise ne connaît que la manière forte, il ne s’exprime que par la violence. Tout le monde le craint, les garçons de son âge comme les adultes. A la maison, sa mère, qui l’élève seule, en bave aussi. Renvoyé une semaine après avoir molesté un camarade, Blaise s’ennuie. Il zone, va voir des copains plus vieux que lui, boit de la bière et fume des joints. Ses nuits sont peuplés de cauchemars et depuis qu’il a croisé plusieurs fois en ville une silhouette cagoulée, il se demande si ce sentiment étrange qu’il l’assaille face à cet inconnu menaçant est ce que l’on appelle de la peur…

Sous ses airs de gros dur gratuitement violent, Blaise cache un mal-être et de profondes fêlures. Sa brutalité traduit une colère sourde et une fragilité à fleur de peau. Enfermé dans sa rage, Blaise cherche à se convaincre que tout va bien, que son physique de costaud le rend indestructible et que les poings résoudront tous les problèmes. Mais on sent que son assurance n’est que de façade, que derrière le sentiment d’invincibilité et le corps musclé se terre un ado sensible et angoissé.

Un texte court, tendu, nerveux comme son protagoniste. Le narrateur, s’exprimant à la deuxième personne du singulier, semble coller aux basques de Blaise, bien décider à le pousser dans ses retranchements, à fendre l’armure et à révéler le lourd secret qui pèse sur ses épaules. Phrases sèches comme un coup de trique et micro-chapitres, un roman qui se lit d’une traite et place le lecteur dans la peau du bagarreur. Percutant et dérangeant.

Des poings dans le ventre de Benjamin Desmares. Le Rouergue, 2017. 64 pages. 8,70 euros. A partir de 13 ans.

Une pépite jeunesse que je partage une fois de plus avec Noukette.








lundi 23 janvier 2017

Les Wang contre le monde entier - Jade Chang

Chez les Wang, on rêve en grand. Le père arrivé de Taïwan a fait fortune en Amérique en développant des gammes de cosmétiques bon marché. Saina, la fille aînée, est devenue une artiste reconnue à New-York. Andrew, le fils, s’imagine devenir une star du stand-up et la cadette, Grace, encore lycéenne et adepte des selfies qu’elle poste sur son blog, se voit faire une grande carrière dans la mode. Oui mais voilà, la crise de 2008 met la famille sur la paille. Charles Wang doit abandonner tous ses biens aux huissiers et quitter sa maison de Bel Air. Direction l’état de New-York pour trouver refuge chez Saina. Dans la vieille Mercedes de leur  gouvernante, les Wang se lance dans un road trip dont personne ne sortira indemne.

Une histoire  fraîche, légère, qui foule aux pieds le rêve américain et ne ménage pas ses personnages. Des personnages dont le comportement exaspérant ne suscite à aucun moment l’empathie du lecteur. Chacun à sa manière va cultiver l’art de la chute et enchaîner les infortunes. Je ne vais pas m’attarder sur ce premier roman car il n’y a finalement pas grand-chose à en dire. L’écriture très orale est fluide et simple mais elle donne dans une forme de « jeunisme » (gros mots à l’appui) qui à longue sonne assez  faux, notamment au niveau des dialogues.

Portraits grinçants et moqueurs de losers tout sauf magnifiques traversant une Amérique déboussolée, cette comédie sans prétention n’est pas le roman du siècle et elle ne me laissera pas un souvenir impérissable mais je dois reconnaître que je l’ai lue sans déplaisir, c'est déjà pas mal.

Les Wang contre le monde entier de Jade Chang. Belfond, 2017. 470 pages. 22,00 euros.












dimanche 22 janvier 2017

Les lectures de Charlotte (30) : C’est pas toujours pratique d’être une créature fantastique

Pas si facile qu’on le croit d’être une créature fantastique. Prenez les licornes. Sabots luisants, corne torsadée, robe brillante et crinière d’or, elles en mettent plein les yeux. Sauf que leur quotidien n’est pas si simple. Faire du sport par exemple est un vrai problème. Et puis la corne utilisée comme perceuse par une copine bricoleuse, c’est moyennement glamour. Le dragon a d’autres soucis. Une queue trop longue qui se coince dans les transports en commun ou un rôle de gardien de princesse prisonnière bien pénible à vivre, surtout si ladite princesse passe ses journée à se plaindre. Il vaut sans doute mieux être une sirène me direz-vous. Et bien pas vraiment. Déjà il faut la voir au réveil avec ses beaux cheveux soyeux en pétard et une tignasse impossible à démêler. Ensuite, son chant envoûtant attire tous les prétendants, même ceux dont elle ne veut absolument pas. Enfin, si elles souhaitent se mettre à la danse, pas moyen de faire le grand écart. Bref, être une créature fantastique, ça fait peut-être rêver les foules mais dans la vie de tous les jours, il y a bien plus de désagréments que de bons moments.

Une collection que l’on adore à la maison. La mécanique est simple, un gag en deux pages avec à gauche une affirmation et à droite une illustration pour valider ou (le plus souvent) remettre en cause cette affirmation. Finalement on n’est pas loin du dessin de presse avec une seule image (celle de droite) pour faire mouche. Et ça fonctionne très bien, même si certaines situations sont tirées par les cheveux. Le dessin rond et les couleurs pleines de peps de Marie Voyelle participent grandement à l’atmosphère drôle et décalée qui se dégage de chaque album.

Charlotte a un faible pour le dragon, personnellement je préfère la licorne. J’apprécie son physique rondouillard loin des licornes sveltes que l’on nous vend dans les contes de fée. Savoir que les licornes n’ont pas toutes la taille mannequin est rassurant je trouve. A la fin de chaque volume la dessinatrice propose de reproduire en quelques étapes la créature présentée. Le genre de petit plus qui est grandement apprécié, croyez-moi !

Finalement, ces petits livres offrent plusieurs options : lecture plaisir et détente au moment du coucher, lecture autonome de l'enfant sans rien demander à personne ou éclats de rire pour les parents qui verront entre les lignes une pointe d’humour noir et de second degré. De la vraie littérature jeunesse tout public, donc. On attend la suite avec impatience, tout en se demandant quelle créature fantastique va être passée à la moulinette dans le prochain volume. Allez, je mets une pièce sur le vampire !

C’est pas toujours pratique d’être une créature fantastique de Sibylline et Marie Voyelle. Des ronds dans l’O, 2015-2016. Chaque volume, 24 pages. 11,00 euros.




vendredi 20 janvier 2017

Dans la forêt - Jean Hegland

Le point de départ est simple et déjà-vu. En gros, il n’y a plus d’électricité sur terre, plus de pétrole non plus. Plus de voitures, plus de trains, plus d’avions, plus rien. Personne ne sait ce qui se passe, la rumeur court. Les gens seraient touchés par un virus, chacun se terre ou fuit, on ne sait trop où. Nell et Eva (17 et 18 ans) ont décidé de rester dans leur maison isolée au cœur d’une forêt du nord de la Californie. Elles ont du bois pour se chauffer, un garde-manger plein à craquer et un père pour les encadrer. De quoi tenir jusqu’à ce que la situation se rétablisse. Nell rêve d’Harvard, sa sœur du ballet de San Francisco. La première bûche son examen d’entrée à l’université, la seconde danse toute la journée. Au moins elles seront prêtes quand tout rentrera dans l’ordre. Sauf que. Le père meurt accidentellement et rien ne change. Le garde-manger se vide, l’ennui, la peur et les questionnements ne cessent de grandir. Face à l’inconnu, les deux sœurs vont devoir s’adapter, vivre autrement.

Une dystopie donc. Du post-apocalyptique, encore et toujours. Mais du bon. Qui ne s’attarde que sur les conséquences de la catastrophe, pas sur ses causes. Et qui regarde ces conséquences par un tout petit bout de lorgnette, l’objectif pointé sur une cabane perdue dans une clairière, au bord d’un ruisseau. L’histoire est racontée par Nell, qui tient son journal intime. Procédé encore une fois des plus classiques mais qui a le mérite de montrer l’évolution de l’état d’esprit de la narratrice au fur et à mesure que les semaines et les mois passent. L’écriture est d’une précision redoutable, il s’en dégage quelque chose de très organique où chaque sensation est retranscrite magistralement, entre réalisme brut et lyrisme contenu.

Récit d’apprentissage tournant à la robinsonnade, ce premier roman est surtout (pour moi du moins) un texte très engagé, très politique, très féministe et finalement très idéaliste. Engagé et politique d’abord, avec une pensée écologiste proche du Walden de Thoreau et des altermondialistes chantres de la décroissance (« Je n’ai jamais vraiment su comment nous consommions. C’est comme si nous ne sommes tous qu’un ventre affamé, comme si l’être humain n’est qu’un paquet de besoins qui épuisent le monde. Pas étonnant qu’il y ait des guerres, que la terre et l’eau soit pollués. Pas étonnant que l’économie se soit effondrée »). Féministe aussi, faisant des hommes (les mâles, j’entends), au mieux des maladroits (le père), au pire des lâches et des violents dont les femmes peuvent très bien se passer. Idéaliste enfin, notamment au moment de la conclusion et d’une prise de décision qui apparaît, pour les sœurs en tout cas, d’une grande sagesse (même si personnellement je n’y ai vu que pure folie).

J’ai vraiment beaucoup aimé, même si j’ai essentiellement lu ce roman comme un texte à message, une leçon de vie ne niant pas les difficultés d’un retour au monde sauvage mais faisant de la symbiose avec la nature le sens même de l’existence.

Dans la forêt de Jean Hegland. Gallmeister, 2017. 302 pages. 23,50 euros.









mercredi 18 janvier 2017

Scalp : la funèbre chevauchée de John Glanton et de ses compagnons de carnage _ Hugues Micol

« L’existence n’est qu’une imposture. Alors envoyez-moi à Dieu… je le tuerai aussi ».

John Glanton. Un nom tristement célèbre. Combattant pour l’indépendance du Texas au moment de la guerre américano-mexicaine (1846-1848), il devient par la suite chef d’une bande de massacreurs d’indiens sans foi ni loi. Du Texas à l’Arizona, il sème la terreur partout sur son passage, habité par une folie destructrice et une rage meurtrière aussi abjecte qu’infinie.

Un Far West sauvage, cradingue, malsain, loin des images d’Épinal. Racket, assassinats, viols, beuveries, Glanton et sa clique n’ont aucune limite. Pour prouver aux autorités mexicaines que les indiens ont bien été rayés de la carte et se faire payer la prime de 200 dollars par tête de pipe, il prélève le scalp avec une oreille (ça évite tout malentendu). Couteaux ou armes à feu, tout est bon pour mener à bien une chevauchée démoniaque ne cessant de repousser les frontières de la barbarie.

L’épopée sanglante de Glanton se traduit dans l’album par une fureur graphique s’affranchissant  des cases dans un noir et blanc charbonneux, torturé, proche de l’hallucination. Micol ne juge pas, il ne cherche pas à comprendre ou à excuser, encore moins à condamner. Il s’en tient aux faits dans toute leur horreur et leur cruauté, loin d’une quelconque analyse psychologique. Tout juste fait-il du meurtre, du viol et du scalp de la fiancée de Glanton dans sa jeunesse un élément déclencheur pouvant expliquer son comportement sans pitié.

La représentation de la violence est tout simplement sidérante. Micol exprime la bestialité et la rage meurtrière à travers de véritables tableaux où les corps s’entremêlent (à l’image de la couverture d’ailleurs) dans une forme de frénésie incontrôlable. La force d’évocation de ces illustrations pleine page aux allures de gravure fourmillant de détails et de mouvement m’a laissé sur le c…

Un album terrible, implacable, exhalant des odeurs de poudre et de sang, dont le réalisme mettra mal à l’aise plus d’un lecteur, qu’on se le dise.

Scalp : la funèbre chevauchée de John Glanton et de ses compagnons de carnage d’Hugues Micol. Futuropolis, 2017. 192 pages. 28,00 euros.

















mardi 17 janvier 2017

Les mains dans la terre - Cathy Ytak

« Chers parents, j'arrête mes études. Je renonce à cette dernière année, à cette carrière annoncée qui n'exige guère d'effort et ne m'apporte en retour aucune satisfaction. Quand vous lirez cette lettre, je serai déjà parti. »

Bouleversé par un séjour touristique dans le Nordeste Brésilien, Mathias comprend que la vie qui l’attend ne correspond en rien à ses aspirations profondes. Ses brillantes études, censées le préparer à reprendre le flambeau de l’entreprise familiale, lui ont inculqué la loi du marché, l’exploitation des peuples et des richesses naturelles comme instrument d’une croissance ne profitant qu’aux riches. Toujours plus pour toujours moins de monde, l’équation le rend malade.

Alors Mathias prend la plume. Dans une longue lettre adressée à ses parents, il explique et justifie ses choix, son changement de vie radical, sa difficulté à l’assumer : « Je viens de briser, violemment, en quelques secondes, la gangue dans laquelle vous, mes chers parents, vous m’aviez enfermé. J’ai, à cet instant, la fragilité d’une chrysalide qui devient papillon et n’a pas osé déplier ses ailes encore molles ».

Cathy Ytak dresse le portrait d’un jeune homme en quête de sens, d’un jeune homme pétri d’idéalisme, prêt à sortir du carcan de l’atavisme. La colère est contenue. Pas la peine de hurler, le ton est serein, les arguments limpides. Mathias est fragile mais convaincu du bienfait de son choix, convaincu qu’il lui faut « vivre autrement, à la mesure de ses vrais désirs et pas à celle des désirs créés par la société dans un but de profit. Vivre à sa place dans le monde sans prendre la place des autres ».

Un roman sensible et engagé, porté par la plume délicate d’une auteure que j’adore, qui assume ses convictions et aime pousser ses lecteurs à la réflexion. Pour le coup l’objectif est atteint, haut la main même !  

Les mains dans la terre de Cathy Ytak. Le Muscadier, 2016. 55 pages. 8,50 euros. A partir de 13 ans.


Une pépite jeunesse que je partage évidemment avec Noukette, comme chaque mardi ou presque.



















lundi 16 janvier 2017

La succession - Jean-Paul Dubois

Petit-fils d'un des médecins de Staline, fils d’un médecin réputé de Toulouse, Paul avait un chemin tout tracé à suivre. Mais après avoir terminé ses études de médecine, il a préféré vivre de sa passion, la pelote basque, en partant pour Miami, où il est devenu joueur professionnel de ce sport très prisé par les parieurs dans les années 80. Au moment où s’ouvre le roman, Paul doit rentrer en France suite au décès de son père. Ce dernier s’est suicidé, entretenant une fâcheuse tradition familiale. Seul dans la grande maison vide où il a grandi en fils unique, Paul s’interroge et affronte des fantômes qui risquent de l’entraîner sur une pente des plus savonneuses.

Pas de surprise, Dubois fait du Dubois (en même temps c’est ce qu’il faite le mieux). On retrouve donc ici ses thèmes fétiches, à savoir un anti-héros prénommé Paul (le même prénom dans chacun de ses romans), une histoire de famille particulièrement dysfonctionnelle, un rapport au père complexe, des voitures (souvent anglaises), les USA (et plus précisément la Floride), une femme qui devient une obsession, etc. Mais aussi un cheminement intérieur où la solitude occupe une part essentielle, une quête existentielle, une nostalgie fortement teintée de mélancolie et cette question qui ne cesse de revenir en boucle mais dont on connait la réponse d’emblée : peut-on échapper à sa destinée ?

La Succession est le 21ème livre de Jean-Paul Dubois. Je ne les ai pas tous lus mais pour moi, ce n’est pas le meilleur. J’adore toujours autant ses personnages si attachants et son écriture ample et précise, son art du détail qui créé l’émotion à partir de petits riens (la fidélité d’un chien, un moment passé avec son meilleur ami, les paysages du pays Basque...).  Mais j’ai regretté de ne pas retrouver la pincée de second degré, d’autodérision et d’humour noir qui offre un soupçon de légèreté au milieu de sujets toujours pesants. Je crois tout simplement que je n’ai jamais vu Dubois aussi triste, aussi résigné (lucide diront certains), et ce n’est clairement pas dans cette posture que je le préfère.

Il n’empêche, retrouver cet auteur et son univers si particulier, même maussade, cela reste un plaisir à ne bouder sous aucun prétexte.

La succession de Jean-Paul Dubois. L’olivier, 2016. 234 pages. 19,00 euros.


Un cadeau de ma complice Noukette, avec qui j’ai le plaisir de partager cette lecture commune.