Un jardin de sable m’a mis une telle claque que je ne pouvais que tendre l’autre joue en apprenant la sortie du second tome de la trilogie consacrée à Jack Andersen.
Après avoir découvert son enfance tumultueuse on retrouve le gaillard devenu ado. Pas simple d’avoir 14 ans à Wichita, Kansas, en 1945. Surtout quand votre père est mort depuis longtemps, que votre mère est en prison et que vous vivez dans le mobile home déglingué de vos grands-parents sans un sou en poche. Seule perspective pour Jack, s’engager dans l’armée. Bien sûr il est trop jeune mais en trafiquant ses papiers il parvient à trouver une place sur un bateau de la Navy en partance pour Okinawa. La guerre vient de se terminer, il ne finira pas en héros mais au moins le dépaysement est garanti et la misère laissée provisoirement derrière lui. Le Japon, la Chine, le dur retour à la vie civile au Kansas, la femme aimée qu’il va évidemment trahir, le fond qu’il va finir par toucher avant de signer un nouveau bail avec l’armée. Juin 1950, sur une base militaire américaine en Allemagne, il apprend le début de la guerre de Corée. Une fois sur le théâtre des opérations, l’horreur du conflit va faire de lui un autre homme.
Difficile de résumer ces 1000 pages en quelques étapes. Difficile également de vous dire à quel point ce phénoménal pavé m’a emporté dans son tourbillon. Parce qu’une fois de plus Earl Thompson m’a botté le cul. Et pas qu’un peu. C’est cru mais pas que. C’est violent mais pas que. C’est choquant mais pas que. Ça transpire le sexe mais pas que. C’est à la fois un incroyable roman d’initiation et une formidable chronique sociale sur l’Amérique pauvre de l’après-guerre. Jack n’a cessé de me serrer les tripes. J’ai eu envie de le baffer, de le prendre dans mes bras, de lui hurler dessus, de le prévenir de la merde dans laquelle il allait inévitablement se fourrer, de pleurer avec lui sur les échecs qui ont balisé son chemin. Parce qu’à force, on le connait par cœur. Un gentil gars manquant de confiance en lui, facilement colérique, plutôt influençable, la déveine collée aux basques, qui «
pense avec sa queue » et qui finit toujours par détruire le peu qu’il est parvenu à construire.
On l’accompagne en se disant « jusque-là tout va bien » et en sachant que ça ne va pas durer. Non, Jack n’est pas de la race des vainqueurs, il ne fait pas partie de ceux à qui on peut promettre le grand soir. Comme nous, il n’est pas dupe, il a compris que chaque lueur d’espoir n’est qu’une chimère. Il a beau faire semblant d’y croire, il sait qu’il lui sera impossible de s’extraire de sa condition de prolo, il a conscience que la vie ne fait pas de cadeaux à un gamin sorti du ruisseau comme lui. Pas pour autant qu’il se lamente. Résigné, fataliste ou enthousiaste, Jack avance, sans savoir où il va, sans penser à demain, se demandant juste «
comment on fait pour vieillir sans avoir la trouille. »
Earl Thompson ne ménage pas son personnage au destin inspiré de sa propre vie. Son écriture est fluide, directe, sincère, dans une langue très orale. C’est beau, drôle, triste, tragique, affligeant, révoltant, poignant, toujours sans concession. C’est plein d’amour, de mort et de sexe, de vies au bord du vide, de putes, de salauds, de bouges crasseux, de coups foireux et de réveils solitaires dans des draps froids. Un grand roman américain, aussi puissant qu’envoûtant.
Tattoo d’Earl Thompson (traduit de l'américain par Jean-Charles Khalifa). Monsieur Toussaint Louverture, 2019.
1010 pages. 28,00 euros.