J’aurais pu noyer le poisson en vous parlant de LA série que ma grande pépette de 15 ans a dévoré cette année.
Ou bien présenter celles que ma pépette n°2 (12 ans) a élu « séries de l’année » (romans et BD).
Voire même en remettre une couche sur les deux sales gosses que la petite dernière (4 ans) adore et que je lui ai lus en boucle toute l’année.
Il y a aussi le coup de cœur des centaines d’élèves de CM2-6ème avec lesquels j’ai passé bien des heures à parler lecture depuis septembre dernier.
Mais ces livres-là ne sont pas les miens. Et si je ne devais garder qu’un coup de cœur jeunesse à moi et rien qu’à moi, ce serait ce roman lu au moment de sa sortie il y a dix ans et relu le mois dernier à l’occasion de sa réédition. Une relecture avec le même plaisir et la même infinie admiration pour son auteur, qui est à mes yeux un des plus grands écrivains américains en activité.
Le premier qui pleure a perdu est une des 11 règles non officielles et non écrites (« mais t’as intérêt à les suivre sinon tu te fais cogner deux fois plus fort ») de la bagarre chez les indiens spokane, une tribu dont fait partie Junior. Un gamin maigrichon et de traviole, myope d’un œil, presbyte de l’autre, qui bégaie, zozotte et est né avec trop de liquide céphalo rachidien à l’intérieur du crâne. Un gamin qui se fait traiter de gogol à longueur de journée et préfère rester chez lui plutôt que de mettre le nez dehors. Une victime allez-vous me dire. LE pauvre gosse par excellence qui fait pleurer dans les chaumières. Sauf que non, pas du tout. Parce que Junior est unique. Il est drôle, fragile, lucide. Il sait qu’il fait partie d’une communauté de gens « tristes, déracinés, fous et méchants ». Il sait que son horizon est bouché, que l’alcool est le seul avenir possible, qu'il va suivre les traces de son père, bourré du matin au soir. Il sait que la misère ne le quittera plus jusqu’à sa tombe, comme tous ceux qui vivent sur la réserve.
Mais Junior va décider de prendre les choses en main. A sa façon. Pathétique, résignée. Certain de tout foirer et en même temps prêt à ne pas renoncer. Quitte à se mettre les siens à dos. Junior veut intégrer le seul lycée blanc la région. Celui où aucun indien n’a jamais mis les pieds. Et tant pis s’il court à la catastrophe, tant pis si le naufrage est inéluctable.
Un roman formidable d’intensité, d’espoir et en même temps terriblement réaliste. Sherman Alexie est un indien Spokane. Il a écrit (pour les adultes) quelques-unes des plus belles nouvelles que j’ai lues dans ma vie. Il a écrit un premier roman incroyable (Indian Blues), un trhiller tendu comme un string (Indian Killer) et même de la poésie (Red Blues). J'ai lu tous ses livres. Il possède une façon unique de manier l’humour et l’ironie, de mettre le doigt là où ça fait mal sans jamais chercher à forcer le trait. Son regard critique passe à la moulinette et sans distinction le blanc et l’indien, tous deux responsables à leur manière de la situation dramatique dans laquelle se trouve ce dernier.
On retrouve dans ce roman jeunesse toutes les qualités de ses textes pour adultes. C’est bluffant de maîtrise et d’intelligence, ça pique et en même temps on a l’impression que peu de choses valent la peine d’être prises au sérieux. Junior est un masturbateur compulsif. Junior bande quand l’infirmière du lycée, après lui avoir annoncé le décès de sa sœur, le prend dans ses bras. Junior pleure toutes les larmes de son corps quand son meilleur copain lui casse la gueule et reconnait dans la foulée qu’il a bien fait de l’abandonner en essayant de fuir la réserve. C’est magnifique d’audace, c’est un roman jeunesse qui se tamponne des modes et des codes. C’est un roman jeunesse qui ose montrer la vie dans toute son injustice, sa beauté et ses drames avec une liberté de ton inimitable. Et c’est tout simplement un de mes romans jeunesse préférés. Bien plus qu’un coup de cœur de l’année en somme.
Le premier qui pleure a perdu de Sherman Alexie. Albin Michel jeunesse, 2017. 280 pages. 14,50 euros. A partir de 13 ans.