«
La masse lourde du cadavre pendait au bout de la corde, chargée d’un silence définitif, bras et jambes immenses. A coté de la chaise renversée, sous les pieds nus, gonflés et noirâtres, les deux pantoufles et une flaque. Alex s’immobilisa sur le pas de la porte, pétrifié devant cette scène incompréhensible. Il ne vit pas tout de suite le visage, le corps faisait face à la fenêtre, mais il sentit l’âcreté de la pisse, mêlée à une odeur de renfermé, non, une odeur de merde qui giflait, il étouffa un cri. A pas feutrés, comme pour ne pas réveiller le défunt, il avança et le contourna à distance prudente… »
Je ne sais pas vous mais moi, quand un premier roman commence avec un tel paragraphe, ça me botte ! Alex trouve son père pendu. Pour ce prof de lycée strasbourgeois divorcé à la vie déjà bien triste, le coup est rude. Ce suicide est pour lui un mystère. Son père, il ne l’a jamais vraiment compris : «
Les rires ne perçaient qu’exceptionnellement la carapace sombre chez cet homme courbé de toujours, secret, rarement brutal, le plus souvent taciturne, un homme aimant mais à sa manière, rêche et bourrue ». Aucune véritable complicité entre eux, Alex gardant en grandissant bien peu de considération pour celui qu’il appelait «
le vieux ».
Mais une lettre découverte dans les papiers du défunt pousse son fils à partir pour l’Algérie. Il retrouve sur place Kahina, l’auteure de la lettre, une femme de son âge lui révélant le lien qui unissait leurs pères respectifs depuis la guerre. En racontant leur rencontre au cœur d’un conflit d’une violence indicible, elle transforme en héros cet homme qu’Alex prenait pour un taiseux sans intérêt. Les choses ne sont pour autant pas si simples et au fil de son enquête sur le passé algérien de son géniteur, Alex va voir ses nouvelles certitudes vaciller…
Un premier roman absolument remarquable, dressant les ponts entre l’Algérie de l’indépendance et celle d’aujourd’hui, sans mettre un voile sur les problèmes actuels ni nier la beauté qui se dégage de cette terre et de ses habitants. Sombre et lumineux comme le pays qu’il découvre, le cheminement intérieur d’Alex est semé d’embûches mais reste chargé d’espoir. Le texte est magnifique, il interroge sur la lâcheté, l’amitié, la trahison, sur la frontière ténue entre héros et bourreaux, sur l’idée de résistance, de responsabilité individuelle face à la soumission aux ordres de l’autorité « légitime ». Il dit aussi magnifiquement l’Alger d’aujourd’hui, ses ruelles sales écrasées de chaleur, sa jeunesse désœuvrée mais pas abattue, le goût du partage de sa population. C’est beau, très fort, lucide et sans jugement de valeur.
Même si, comme le dit Kahina, «
nous ne sommes pas coupables des actes de nos pères », nous portons en nous l’histoire de nos parents, qu’on le veuille ou non, et nous la subissons toujours plus ou moins. L’important finalement étant de ne jamais juger sans savoir. Plus facile à dire qu’à faire, Alex y parviendra, se libérant enfin de la chape de plomb qu’il sentait peser sur ses épaules depuis l’enfance et amorçant enfin une métamorphose aussi salvatrice qu'indispensable.
Finir la guerre de Michel Serfati. Phébus, 2015.
137 pages. 15,00 euros.