Une ferme du Béarn, petit espace étriqué où une famille vit recluse. Parti en Algérie à cause des « événements », Jean, le fils, doit revenir précipitamment après le suicide du père. Il retrouve sa grande sœur Paule, la narratrice, et leur mère, la Glousse. Dans cette ferme, on accueille le visiteur le fusil à la main. Dans cette ferme, «
La porte est verrouillée, le dehors enfermé ». Peu à peu, la glousse se meurt. On la laisse sur sa chaise, près du feu. Après son décès, elle restera assise à la même place durant des semaines avant d’être enterrée dans la maison, sous l’escalier. Au-dessus du « caveau » de sa mère, Jeannot va commencer à graver des mots délirants sur le parquet. Se consacrant à cette tâche nuit et jour, il finira par mourir de faim, à 33 ans.
L’histoire est véridique, le parquet de Jeannot est un plancher de quinze mètre carrés récupéré par le psychiatre Guy Roux en 1993, qui a ensuite circulé dans diverses expositions d’art brut avant d’être acheté en 2002 par un laboratoire pharmaceutique. Il est aujourd’hui visible dans le XIVe arrondissement de Paris, à l’entrée de l’hôpital Sainte-Anne.
Ingrid Thobois retrace l’existence d’un trio fusionnel sombrant peu à peu dans la paranoïa. Elle décrit le vase clos d’un clan regroupé autour d’une figure maternelle aussi mutique qu’affectivement écrasante dont il est impossible de se séparer, même après la mort : «
Qu’ils essaient donc de s’approcher, qu’ils essaient donc de nous l’enlever ». Sans mener une enquête, sans instruire à charge, elle rend leur dignité à ces gens de peu dont la tragédie n’est pour beaucoup, aujourd’hui encore, qu’un simple fait divers, une «
péripétie psychiatrique ».
L’écriture est magnifique, pleine de silences et de non-dits. La voix de Paule offre à la destinée familiale des accents poétiques poignants. Elle donne également sens et humanité à la folie de son frère. Un texte ramassé sur lui-même, elliptique, sans un poil de graisse. Un texte que j’ai adoré, ni plus ni moins, typiquement la littérature que j’aime, la littérature qui me parle.
Le plancher de Jeannot d’Ingrid Thobois. Buchet Chastel, 2015.
75 pages. 9,00 euros.
Une lecture commune que je me devais de partager avec
Noukette, tant ce livre ne pouvait que nous plaire à tous les deux.
Extrait :
«
Qu’est-ce que tu as vu Jeannot, là-bas, en Algérie ?
La jetée du large et son phare à l’endroit où l’eau est sans fond. La terre avant la terre, avant le blanc des pierres. La digue en approchant. En arrivant. Derrière la digue, le port. Derrière le port, la ville. Derrière la ville, le sable et au milieu du sable des villages aux maisons en terre, les murs moins hauts qu’un homme. Et quand tu regardais plus loin : plus rien sinon une ligne toute droite à travers le sable. Pas de route. La chaleur et le froid qui éclatent les pierres à force de se chasser l’un l’autre, et si ça fend la roche ça fend la tête aussi. »