lundi 3 novembre 2014

Meursault, contre-enquête - Kamel Daoud

« Un français tue un arabe allongé sur une plage déserte. Il est quatorze heures, c’est l’été 1942. Cinq coups de feu suivis d’un procès. L’assassin est condamné à mort pour avoir mal enterré sa mère et avoir parlé d’elle avec une trop grande indifférence. Techniquement, le meurtre est dû au soleil où à de l’oisiveté pure. […] Tout le reste n’est que fioritures, dues au génie de ton écrivain. Ensuite, personne ne s’inquiète de l’arabe, de sa famille, de son peuple. A sa sortie de prison, l’assassin écrit un livre qui devient célèbre où il raconte comment il a tenu tête à son Dieu, à un prêtre et à l’absurde. Tu peux retourner cette histoire dans tous les sens, elle ne tient pas la route. »

Un vieil homme se confesse dans un bar d'Oran. Dans un long monologue proféré à un prétendu universitaire, il raconte celui qui, pour tous, a toujours été « l'arabe », et rien d'autre. Une victime innocente, tuée sur une plage. Une victime qui n'était autre que son frère, Moussa : « celui qui a été assassiné est mon frère. Il n'en reste rien. Il ne reste que moi pour parler à sa place, assis dans ce bar, à attendre des condoléances que jamais personne ne me présentera. » Haroun n'avait que sept ans à l'époque. Il ne sait pas vraiment ce qu'il s'est passé ce jour-là. Alors il extrapole, il digresse et revient sur son enfance, sur cette mère assoiffée de vengeance qui l'a toujours traité comme un moins que rien. Sur le meurtre qu'il commettra lui-même vingt ans plus tard, en 1962, au moment de l'indépendance. Un meurtre gratuit, contre un français.

Tout cela a bien entendu à voir avec « L'étranger » et sonne comme une réponse à ce dernier. Pourtant, jamais le nom de Camus n'est cité. Le livre est attribué à Meursault, qui l'aurait écrit lui-même en sortant de prison. Comme s'il s'agissait d'un véritable fait divers, comme si la réalité rejoignait la fiction. Les correspondances entre cette contre-enquête et « L'étranger » sont nombreuses et l'on peut dire que Daoud écrit contre Camus, collé tout contre lui. L'effet miroir est saisissant : son « héros » a un problème avec sa mère, son héros tue sans véritable raison un français, son héros voit sa solitude fugitivement brisée par une figure féminine, son héros hait la religion et le crie bien fort.

Ce ne pourrait être qu'un exercice de style, c'est bien plus ambitieux. Peut-être trop d'ailleurs. J'avoue que je suis resté sur ma faim. L'idée d'exploiter la figure de la victime anonyme, cet angle mort du roman de Camus, ce « hors champ », était intéressante, mais j'aurais préféré découvrir vraiment la vie de cette victime plutôt que celle de son frère. Je m'attendais à découvrir cette histoire-là, je ne sais pas pourquoi. Du coup, le monologue décousu du narrateur sur sa propre existence, sa volonté, inconsciente ou pas, de créer le parallèle avec le personnage de Meursault m'a laissé quelque peu indifférent. Pas vraiment une déception, j'admire la façon dont le sujet a été traité, mais ce n'est pas celui que j'aurais aimé découvrir.

Dernière précision qui a son importance, je trouve l'écriture de Kamel Daoud très belle, oscillant sans cesse entre colère sourde et envolées pleines d'exaltation : « Une langue se boit et se parle, et un jour elle vous possède ; alors elle prend l'habitude de saisir les choses à votre place, elle s'empare de la bouche comme le fait le couple dans le baiser vorace ».

Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud. Actes Sud, 2014. 153 pages. 19,00 euros.

Une lecture commune que je partage une fois encore avec Noukette.

L'avis de Marilyne





51 commentaires:

  1. C'est le genre d'histoire que je n'aime pas, reprendre une œuvre déjà écrite et broder dessus ou autour. Je préfère les romans entièrement originaux. Dommage, l'auteur est très intéressant à écouter.

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    1. Il ne brode pas du tout, il a une vraie ambition, je ne peux pas lui enlever ça.

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    2. vous avez raison j'aime les textes originaux aussi

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  2. Comme tu le sais sûrement, j'ai adoré cette lecture, l'une de mes plus belles lectures de l'année, sans aucun doute. Pour moi, ce n'est pas une variation en creux de " L'Etranger ", c'est le roman de l'Algérie, la relation à la France, à la francophonie, et son histoire en devenir.

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    1. Bien sûr, il y a beaucoup de choses en creux, c'est très riche. Le problème vient de moi, je m'attendais à autre chose. On ne devrait rien attendre à l'avance d'un livre !

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  3. Tu m'intrigues, et je me dis pourquoi pas... sauf s'il a le Goncourt car dans ce cas, on va en entendre tellement parler que je perdrai toute envie de le lire pour un moment ! ;-)

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    1. Bon, il n'a pas eu le Goncourt, tu va pouvoir le lire ;)

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  4. Un coup de cœur pour moi mais je savais en le lisant qu'il ne plairait pas à tout le monde.

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    1. J'ai vu, tu expliques très bien ton ressenti. Avant le coup, je ne t'aurais pas vu en faire un coup de cœur mais en tout cas j'en suis ravi.

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  5. J ai bien aimé et cela m'a intéressée que des lecteurs (comme Noukette) qui ne se souviennent pas de Camus aiment ce livre. Cela montre qu'il a une portée plus forte qu'un pastiche de Camus. Moi ce qui me gêne c'est que sa colère justifie le meurtre .
    Mais il y a de très belles pages. Un livre important.

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    1. Ah non, ça n'a rien d'un pastiche. Mais il y a quand même beaucoup de clés dans ce texte directement liées à L'étranger.

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  6. Malgré tes petites reserves il me tente ne serait-ce que parce qu'il est bien écrit.

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    1. Mais réserves ne justifies absolument pas que tu passes à coté de ce texte ;)

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  7. Jamais lu Camus (honteux)
    Mais on parle pas mal du livre que tu présentes, pour un prix (chuuuuuuuuuuuuut)

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    1. Pas plus honteux qu'autre chose tu sais.
      Et sinon, le prix, il ne l'a pas eu, c'est bien dommage.

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  8. intéressant, surtout si comme tu le dis la langue est très belle

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    1. La langue est superbe. Rien que pour ça, tu peux le lire les yeux fermés.

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  9. Je note, rien que pour la langue ... ;)

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  10. Je ne suis pas du tout tentée... par contre, Meursault étant condamné à mort, je ne vois pas comment il aurait écrit le roman "en sortant de prison" : c'est ce qui est écrit ?

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    1. Oui parce que dans le roman, il ne parle pas de l'étranger mais d'un fait divers dont le meurtrier est Meursault. Donc il peut imaginer qu'en sortant de prison Meursault a lui-même écrit le texte (et non Camus qui n'est d'ailleurs jamais cité, forcément).

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  11. Je le note. Si il a le Goncourt, il sera automatiquement en bibliothèque

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    1. Bon, il n'a pas eu le Goncourt mais il sera quand même en bibliothèque, pas possible autrement.

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  12. l'idée de départ me plaît malgré ton bémol. Je le garde dans un coin de ma tête...

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  13. Je n'ai pas lu ce livre mais j'ai découvert cet auteur sur un recueil de nouvelles : Le minotaure 504 (qui est vraiment bien) et là aussi, comme toi, j'ai découvert une plume qui m'a plu de suite. Bisous

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    1. J'ai repéré ce recueil de nouvelles, je pense que je finirai par le lire.

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  14. Intéressant cette lecture forcément différente qui a été la tienne... Cela dit j'ai aimé partir à l'aveuglette, même si L'étranger est typiquement le genre de roman que j'ai l’impression d'avoir lu tellement j'en ai entendu parler. Et puis j'ai lu l'adaptation BD (OK, ça n'a rien à voir mais quand même...) Bref, c'est une belle lecture, j'ai découvert une voix qu'il me plaira de relire...

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    1. Mais l'adaptation BD est vraiment très fidèle tu sais ;)

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  15. Oups je me sens un peu dépassée, je n'ai jamais lu l'Etranger. Je passe tout en lisant vos billets histoire de m'instruire un peu :p

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    1. Tu n'es pas la seule à n'avoir jamais lue L'étranger tu sais ;)

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  16. Toi qui aimes les nouvelles, tu as lu celles de Camus ? le recueil s'appelle "l'exil et le royaume", et là c'est la claque, C'est "solaire" comme le dit Noukette à propos de ce titre çi... Cette réécriture de "L'étranger" me tente beaucoup, J'aime bien les réécritures, et je n'ai jamais compris pourquoi Meursault tue l'arabe et que tout le monde s'en fiche ( ce qui fait que je crois que je n'ai jamais rien compris à "L'étranger", je pense ...)

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    1. Oui c'est un très beau recueil. De Camus j'aime aussi beaucoup "La peste" et "La chute".

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  17. Je ne l'avais pas encore repéré merci pour ton avis :)

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    1. S'il avait eu le GOncourt, on en aurait beaucoup entendu parler.

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  18. Le projet me semblait effectivement intéressant mais je craignais un peu la comparaison avec Camus. J'hésite toujours à le lire après ton billet ! On verra s'il obtient le Goncourt !

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  19. J'avais entendu l'auteur lors d'une émission radiophonique, et il était passionnant.

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    1. Tu n'es pas la première à le dire, il semble qu'il est passionnant à entendre.

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  20. J'aurais pu être très tentée, je le suis d'ailleurs, mais l'idée d'avoir à lire L'étranger de Camus avant me freine... Pas un très bon souvenir de lecture de Camus dans ma jeunesse. Me demande d'ailleurs si c'était pas L'étranger... mais il ne m'en reste rien...

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  21. J'ai relu "l'étranger" il n'y a pas très longtemps alors malgré tes réticences je note ce titre .. et si l'écriture est belle ...

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    1. Si tu viens de relire "l'étranger" , tu ne peux pas passer à coté de ce roman !

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  22. J'aime bien le principe de faire référence à un texte connu pour créer autour. Ce roman me tente beaucoup et malgré tes petites réserves, je le note. Il n'a pas eu le Goncourt, mais les lycéens pourraient bien lui décerner un prix très bientôt.

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    1. C'est dommage pour le Goncourt mais il a déjà eu deux prix je crois.

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  23. Ah mince dis donc, tu as un sacré bémol ma parole. Je mets beaucoup d'espoirs sur ce livre en réalité, Valérie en a fait une pépite, et j'aime ce principe du hors champ (même si on peut s'y casser la figure), zut j'espère ne pas être déçue du coup.

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    1. Je ne peux pas te dire à l'avance si tu vas être déçue ou pas. Je crois que ça dépend beaucoup de ton rapport à "L'étranger". Le mien était trop important je pense, un peu comme une icone impossible à déboulonner.

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  24. Comme toi, j’adore l'idée de ce roman... mais vu comme j'ai aimé "L'étranger" je préfère ne pas m'aventurer dans cette lecture qui a 50 % de chance (risque) de me décevoir ou pire, de m'énerver, malgré la plume talentueuse de son auteur ^^
    Des bisous
    Cajou

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    1. Ton ressenti risquerait d'être très proche du mien je pense.

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