vendredi 14 novembre 2014

Mauvaise pente - Keith Ridgway

« J’ai tué mon mari. L’ai étendu raide avec le capot de sa voiture. Suis partie après ça, et me suis fait couler un bain. Fait mon possible pour ne pas chanter. […] J’ai vu ses jambes se briser comme des allumettes. Il y avait très peu de sang mais j’ai vu le blanc de ses os à travers son pantalon déchiré. Je n’ai pas pu distinguer son visage, et j’ai pensé que c’était à cause de la façon dont il était tombé – parce que son visage était caché. Mais je crois que c’est parce que son visage avait disparu. »

Grace a tué ce mari alcoolique qui la battait comme plâtre. Elle l’a écrasé sur une petite route de campagne, par une nuit glaciale et étoilée, alors qu’il rentrait à pied à la maison. Des années auparavant, Grace a perdu son fils Sean, noyé dans un cours d’eau pendant qu’elle étendait le linge à quelques mètres de lui. Il n’était qu’un enfant. Grace a aussi vu partir pour Dublin son autre fils, Martin, le jour où il a annoncé à ses parents son homosexualité et où son père l’a dérouillé.

Après l’enterrement de son « cher époux » et alors que la police mène l’enquête pour retrouver le meurtrier, elle s’installe dans l’appartement de Martin. Mais le jour où elle avoue son forfait à un journaliste, elle brise définitivement le lien ténu qui la reliait encore à lui. Car en apprenant la vérité, le fils décide de la dénoncer aux autorités…

Un premier roman d’une force et d’une sobriété incroyables. Aucune flamboyance dans ces pages, aucun pathos. Juste le portrait d’une femme en chute libre, d’une femme née victime, rongée par la culpabilité : « Je l’ai fait parce que je voulais me libérer de lui, et maintenant je suis liée à lui plus indissolublement que je ne l’avais jamais été. […] Je voulais le cracher, je l’ai avalé. Je n’aurais pas dû le faire ». « Elle avait tué. Elle avait fait cela, elle avait accroché ce mot autour de son cou et il l’entraînait inexorablement vers le bas ». Et puis j’ai adoré l’atmosphère de Dublin recouverte en permanence d’un capuchon gris, de cette ville sous la pluie et le vent, de ses rues sombres et froides où les manteaux ne sèchent jamais tout à fait.

Le titre anglais (The Long Falling) est bien plus parlant je trouve. Il dit la solitude, la révolte, la résignation. Il dit la misère du cœur et la défaite qui s’annonce, inéluctable. Mauvaise pente est un roman du désastre, terrible et lancinant, qui vous marque au fer rouge. En filigrane, Keith Ridgway, à travers un fait divers véridique lié au droit à l’avortement qui avait défrayé la chronique en 1992, propose la radiographie sans concession d’un peuple irlandais en proie à ses démons, incapable de briser les chaînes le reliant aux siècles passés. C’est tout simplement brillant.

Mauvaise pente de Keith Ridgway. 10/18, 2009 (Prix Fémina 2001). 380 pages. 8.10 euros.

Une découverte que je dois une fois de plus à Marilyne et une lecture que j'ai évidemment le plaisir de partager avec elle.

L'avis de Clara



29 commentaires:

  1. Je l'ai noté depuis une éternité, cette petite piqûre de rappel est la bienvenue.

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    1. Il faut dire que c'est loin d'être une nouveauté ;)

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  2. Brillant, c'est le mot, sous ce " capuchon gris ". J'ai noté aussi cet extrait que tu cites. Marquée par la densité des pages. Ravie de ne pas avoir traversé ses routes seule.

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    1. C'est tellement triste qu'il valait mieux être deux pour affronter autant d'épreuves.

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  3. Ah oui, un coup de poing, ce roman ! Ces Irlandais sont vraiment très très forts !

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    1. Je suis d'accord, on est rarement déçu avec la littérature irlandaise.

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  4. Déjà repéré (chez Kathel ;)), mais je n'ai pas encore eu le courage de me laisser glisser le long de cette mauvaise pente ...

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    1. ça ne devait pas être chez moi, Brize, je l'ai lu avant-blog... à moins que tu ne sois venue dans mon salon... ;-) Tu l'as lu sans doute chez Clara !

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    2. Il vaut mieux avoir un bon moral pour affronter cette mauvaise pente !

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  5. Je le découvre chez toi ce titre. Et je le note, bien sûr.

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  6. Heuuu ... Moi je me souviens surtout de la pente en chute libre de mon intérêt et du capuchon gris, mais alors d'un gris sinistrose ... J'avais l'impression d'une douche au moral permanente, j'avoue. Tu as raison, il n'y a aucune flamboyance ! Et le personnage du fils m'a aussi gêné, pas moyen de renter en empathie avec ce gars-là !

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    1. Je suis d'accord pour ce qui est de la sinistrose. Et finalement aucun des personnages ne m'a paru sympathique, même Grace (mais cela n'a aucunement gêné mon plaisir de lecture^^).

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  7. J'ai beaucoup aimé ce livre (http://claraetlesmots.blogspot.fr/2010/11/keith-ridgway-mauvaise-pente.html)!!

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    1. J'ai cherché ton lien sur Babelio mais il ne menait nulle part, merci de me le redonner !

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  8. Comme je le disais chez Marilyne, je crois que c'est une de mes premières découvertes de la littérature irlandaise, il y a... un certain temps ! Mes souvenirs sont imprécis mais je sais que j'avais aimé ce roman.

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    1. C'est un roman marquant, impossible de dire le contraire !

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  9. un livre à lire quand on en est en pleine forme, si je comprends bien, pour ne pas glisser aussi sur la mauvaise pente...
    Mon cœur balance, ton billet m'intrigue mais je suis pas sûre de supporter le sujet

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  10. Ah oui, il a l'air vraiment bien, tu sais ta chronique et le titre VO me fait penser à la chute interminable et fracassante (avec en fond "jusqu'ici tout va bien").
    Néanmoins j'attendrai que la tempête s'arrête chez nous, parce que je ne suis pas prête à lire un roman dans un ville humide et sombre ou les manteaux ne sèchent jamais complètement (et bravo pour cette tournure)

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    1. A lire aux beaux jours peut-être. Et le "jusqu'ici tout va bien" n'a même pas lieu d'être tant on plonge d'emblée vers une chute sans fin.

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  11. Ça pourrait me parler, mais à lire quand l'envie s'en fait vraiment sentir j'ai l'impression.

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  12. Brillant tu écris, alors je note.

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  13. Je viens chez toi chercher ma came :)
    Mais maintenant je suis organisée car j'ai avec moi un petit carnet pour bien tout noter et tu es un fournisseur exemplaire. Bien sûr je note ce roman il a tout pour me plaire, surtout qu'en ce moment je lis un livre, pfff (des price minister), je m'ennuie!!!

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    1. Là, il ne se passe pas grand chose, c'est assez psychologique, mais au niveau de l'atmosphère c'est assez envoûtant.

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  14. Je l'ai lu il y a des années et j'en garde un souvenir encore très fort ! J'aime beaucoup le style de Keith Ridgway, tout en douceur et en poésie alors que ce qu'il raconte est horrible. J'ai lu Horses également, que j'ai adoré !

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    1. Je pense que je vais rapidement me replonger dans son univers.

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