mercredi 26 février 2025

L’abîme de l’oubli - Paco Roca et Rodrigo Terrasa

Septembre 1940, en Espagne, dans la province de Valence. Des prisonniers républicains sont fusillés par les franquistes et jetés dans une fosse commune. Parmi eux, José Celda, un père de famille accusé de rébellion. Soixante-dix ans plus tard, sa fille Pepica arpente les méandres de l’administration pour sortir la dépouille de son père du charnier et lui offrir la sépulture qu’il mérite.

C’est l’histoire d’une octogénaire ayant promis à sa mère de ramener son mari près de lui, dans leur dernière demeure. Une fille déterminée à réunir ses parents malgré les difficultés. En 2007, une loi sur la « mémoire historique » a permis pour la première fois une condamnation explicite de la dictature et la reconnaissance des martyrs du franquisme. Dans cette loi, l'État s'engageait également à aider à localiser et éventuellement exhumer les victimes de la répression dont les corps étaient encore disparus. Pepica a profité de cette opportunité et est parvenue à obtenir la mobilisation d’une équipe d’archéologues. Grâce à une mèche de cheveux qu’elle a gardée pendant des décennies, son papa a pu être identifié, et sa dépouille lui être restituée.

Les auteurs montrent à la fois la détermination de Pepica, le sérieux des archéologues et le manque de volonté d’instances politiques réfractaires à revenir sur des épisodes douloureux de l’histoire du pays. Le passé et le présent s’entremêlent, mettant en lumière la figure héroïque de Leoncio Badia, le gardien du cimetière au moment des exécutions. Prenant tous les risques pour offrir un minimum de dignité aux suppliciés qu’il enterrait, il s’évertua également à garder des traces des défunts, ce qui facilitera leur identification bien après sa propre mort.

Le travail de Paco Roca et Rodrigo Terrasa offre une magnifique réflexion sur le devoir de mémoire et montre à quel point la question de l’héritage de la guerre civile espagnole est un enjeu complexe, relevant aujourd’hui encore d’une forme de « malaise national ». Un album poignant, alliant pudeur, respect et humanité.

L’abîme de l’oubli de Paco Roca et Rodrigo Terrasa. Delcourt, 2025. 300 pages. 29,95 euros.



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lundi 24 février 2025

Azincourt par temps de pluie - Jean Teulé

Azincourt, 24 octobre 1415. Ils sont venus, ils sont tous là, ils sont 15 000 (à peu près), sous des trombes d'eau. Demain, la fine fleur de la chevalerie française va écraser quelques milliers d’anglais se dirigeant vers Calais pour rentrer chez eux après une longue campagne en Normandie. L’écart entre les forces en présence est énorme. Les Français, bien plus nombreux, vont botter les fesses de l’ennemi, pas possible autrement. Mais alors pourquoi ce qui devait être une victoire écrasante va devenir l'une des pires débâcles de l’histoire ? Pourquoi un tel désastre ? Comment en est-on arrivé là ? Jean Teulé revient sur les événements. L’avant et le pendant. Comment chaque camp s’est préparé, comment vainqueurs et vaincus ont manœuvré. Et surtout comment l’arrogance française a pu prendre une telle déculottée.

Un roman historique à la sauce Teulé, c’est-à-dire solide sur le fond mais en roue libre sur la forme. En tout cas au niveau de l’écriture, toujours très gouailleuse (vulgaire diront certains), cynique, moqueuses, ironique et plutôt drôle. L’armée française est tournée en ridicule, elle croule sous la boue et les sarcasmes de l’auteur, qui se montre sans pitié face à tant de morgue et de stupidité. La violence est parfois un peu gratuite mais en même temps, vu l’épouvantable charnier à la fin de la bataille, il aurait été malvenu de suggérer mollement plutôt que de décrire crûment. Pas le roman du siècle, loin de là, mais une façon plutôt décalée d’enrichir sa culture historique sans être assommé par la précision scientifique des « vrais » spécialistes. A déconseiller toutefois aux patriotes défenseurs de la grandeur de la France, ils risqueraient d’en prendre un sacré coup au moral.

Azincourt par temps de pluie de Jean Teulé. Ed. Miallet-Barrault, 2022. 200 pages. 19,00 euros.





mercredi 19 février 2025

Le chœur des sardinières - Léah Touitou et Max Lewko

1924. Á Douarnenez, les sardinières se rebiffent. Réclamant un meilleur salaire et le paiement des heures supplémentaires, les ouvrières des nombreuses usines locales engagent un bras de fer avec leurs patrons. Soutenues par les communistes et ce qui sera les prémices de la CGT, reçues à Paris par un ministre du travail qui les soutient mais reconnaît ne rien pouvoir faire pour elles, rejointes par leurs hommes pêcheurs qui refuseront de sortir en mer et confrontées à des casseurs de grève, elles ne lâcheront pas leur combat avant d’avoir obtenu gain de cause. Et tant pis pour le salaire manquant, il faudra se serrer les coudes pour tenir, pour que personne ne flanche, pour qu’aucune usine ne reprenne la production tant que le patronat n’aura pas accédé à leurs demandes.

L’album décrit parfaitement l’ambiance pesante sous le crachin breton, le rythme infernal de l’usine où les sardinières sont appelées par une cloche dès que les bateaux rentrent au port, car la sardine n’attend pas, elle doit être traitée dès son débarquement. Il est question de la violence des maris allant boire leur maigre pécule au bar, du travail des enfants, mis à contribution dès 10 ans, et surtout de l’impossibilité d’imaginer un avenir meilleur avec un salaire permettant tout juste de faire bouillir la marmite et, pour les jeunes, aucune chance de poursuivre leurs études. Les auteurs montrent la solidarité entre les ouvrières, le combat mené par le maire de la ville, qui n’a jamais cessé de défendre leur cause, l’intervention d’une militante syndicale venue de la capitale et le mépris de ces patrons considérant les sardinières comme des petites mains ne méritant pas la moindre considération de leur part. 

Un one shot que j’ai dévoré et qui m’a permis de découvrir à la fois un moment important de la lutte sociale de l’entre-deux guerres et un grand combat féministe, mené par des travailleuses aspirant simplement à vivre dignement du fruit de leur dur labeur. Aussi instructif qu’inspirant ! 

Le chœur des sardinières de Léah Touitou et Max Lewko. Steinkis, 2025. 135 pages. 20,00 euros.


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vendredi 14 février 2025

Le dernier enfant du Blitz - Julia Kelly

Liverpool, janvier 1935. Viv s’apprête à se marier avec Joshua, le père de son futur enfant. Elle est catholique, il est juif, et sans cette grossesse « accidentelle », jamais leur union n’aurait pu être possible. Lui, musicien, rêve d’Amérique alors que la jeune fille vit encore chez ses parents, aussi stricts que pieux. Le jour du mariage, juste après l’échange des vœux, la mère de Viv propose à Joshua une somme conséquente pour qu’il disparaisse de la vie de sa fille. Quatre ans plus tard, alors que l’Angleterre s’apprête à subir les assauts aériens allemands, Viv, qui élève seul sa petite Maggie, doit se résoudre à l’envoyer dans une famille d’accueil à la campagne pour la mettre à l’abri. Joshua de son côté quitte New-York, où sa carrière n’a jamais décollé, pour s’engager dans la Royal Air Force. Quand, quelques mois après le début de la guerre, Maggie disparaît, sa mère ne supporte pas la douleur de la perte. 

Une fresque historique où les tensions familiales vont de pair avec celles engendrées par la guerre. La description du quotidien des Anglais sous le déluge de feu nazi est aussi réaliste que poignante. Réaliste dans la mesure où le fonctionnement de la société pendant cette période est raconté avec force détails. Poignante car elle montre la solidarité d’un peuple prêt à se serrer les coudes pour affronter ce terrible moment, un peuple décidé à ne pas courber l’échine face à l’ennemi. 

Julia Kelly a l’intelligence de ne pas faire pencher son récit du coté de la romance guimauve. Non, Viv ne pardonnera jamais à Joshua sa fuite le jour du mariage. Le focus se fait davantage sur la volonté sans faille de cette maman solo d’élever sa fille dans des conditions déplorables, avec des parents qui la rejettent et une indépendance financière impossible à acquérir. Surtout, elle montre à quel point l’amour d’une mère peut déplacer des montagnes et à quel point l’instinct maternel surpasse toutes les difficultés.

L’écriture est simple, hyper fluide, clairement pas de la grande littérature mais l’intrigue est menée avec une efficacité sans fausse note. Un portrait de femme touchant, doublé d’une précision historique des plus instructives, qui m’a fait passer un excellent moment de lecture.

Le dernier enfant du Blitz de Julia Kelly (traduit de l’anglais par Laurent Barucq). Eyrolles, 2025. 510 pages. 23,90 euros.






mercredi 12 février 2025

Lover Dose - Fortu

L’amour, un thème inépuisable. Qui peut vite devenir cucul si on n’y prend garde. Aucune chance que cela arrive à Fortu, tant son approche du sujet conjugue cynisme et humour décalé. Il aborde dans cet album des thématiques aussi variées que la répartition des tâches, la charge mentale, les centres d’intérêt divergents, la complicité de façade, les changements que l’autre ne remarque même plus et, bien évidemment, l’alchimie sexuelle qui n’est souvent qu’un mirage. Il y est aussi question de jardins secrets difficiles à cacher, d’efforts que l’on ne prend plus la peine de faire et de l’impossibilité d’être sur la même longueur d’ondes au même moment. S’il n’y avait qu’une seule conclusion à tirer ? : Dans les couples d’aujourd’hui, les intérêts individuels prennent (presque) toujours le pas sur le collectif !

Le ton n’est ni méchant ni violent, l’inspiration « artistique » de Fortu est clairement à chercher du côté de Fabcaro (Et si l’amour c’était aimer ?) et Emmanuel Reuzé (Faut pas prendre les cons pour des gens). De l’absurde, du dessin semi-réaliste un poil figé, du gag en une planche où la chute doit déclencher l’hilarité, les ingrédients sont les mêmes que ceux utilisés par ses célèbres modèles. Alors ça ne marche pas à tous les coups, c’est plus ou moins inspiré mais l’auteur n’enfonce pas trop de portes ouvertes et tombe rarement dans la facilité des grands clichés. Petit bémol, un certain manque de diversité dans les couples mis en scène. Disons que, malgré quelques couples mixtes, on donne surtout dans le couple blanc 100% hétéros et 100% sans enfants.

Au final, une succession de tranches de vie grinçantes et loufoques qui se lit avec plaisir et sans prise de tête. Attention toutefois à ne pas mettre cet album entre les mains des idéalistes de l’amour.

Lover Dose de Fortu. Expé Éditions, 2025. 80 pages. 18,95 euros.


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mercredi 5 février 2025

Les enquêtes de Louise Beauvoir T1 : Disparition en Corse - Bruno Lecigne, Jacques Batier et Toni Cittadini

Dans un hameau corse, un couple découvre une jeune femme inconsciente près d'une voiture accidentée. Une mallette remplie d'argent est à ses côtés. En vacances dans les Alpilles, Louise Beauvoir croit reconnaître la disparue dont parlent les journaux. Elle ressemble à l’adolescente qu'elle recherche depuis sept ans. Pas question d'annuler les vacances, Louise change simplement de destination... et se rend en Corse avec sa fille pour faire la lumière sur cette histoire. 

De la BD à papa, à l’ancienne. Une histoire simple, avec les préjugés classiques sur les corses et leurs “traditions”. On sait dès le départ qui sont les victimes et les coupables, l’enjeu consiste juste à savoir comment ils vont être démasqués. Là encore c’est plutôt convenu, amené avec une forme de logique où tous les éléments viennent s’imbriquer un peu trop facilement. Au final le moment de lecture, certes sans surprise, reste agréable, du moins si l’on n’est pas en recherche de modernité et de complexité en termes de scénario.

En fait, on se croirait dans un polar régionaliste de France 3 le samedi soir. N’y voyez rien de péjoratif, c’est juste un constat et c’est clairement la première référence qui me vient. D’ailleurs, cette impression est renforcée quand on sait que le scénariste Bruno Lecigne a écrit des dizaines de téléfilms pour France TV et qu’il envisage de placer chaque nouvelle enquête de Louise Beauvoir dans un coin de France différent (la prochaine se déroulera en Haute-Savoie). 

Les enquêtes de Louise Beauvoir T1 : Disparition en Corse de Bruno Lecigne, Jacques Batier et Toni Cittadini. Les Humanoïdes Associés, 2024. 96 pages. 22,00 euros.










lundi 3 février 2025

Et toujours les forêts - Sandrine Collette

Corentin, enfant mal-aimé, est confié par sa mère à Augustine, son arrière-grand-mère habitant la vallée des Forêts. Devenu étudiant à la grande ville, il se plonge dans la fête permanente tandis qu'une chaleur anormale n'en finit plus de transformer la terre en désert. La nuit où le monde achève de s'effondrer, Corentin survit miraculeusement, caché au fond des catacombes. Revenu à la surface dans un univers dévasté, il est seul. Guidé par l'espoir insensé de retrouver Augustine, Corentin prend le long chemin des Forêts. Il y retrouve la vieille femme, qui a elle aussi survécu, et Mathilde, une jeune femme des environs avec laquelle il jouait pendant son enfance.

Le trio va survivre avec les moyens du bord, même si la terre, la rivière et la forêt n’offrent plus la moindre ressource. Au fil des ans les enfants de Corentin et Mathilde viendront agrandir la tribu, tandis que les conditions de vie ne cesseront de se dégrader.

Une catastrophe, un survivant miraculé qui va retrouver des survivantes miraculées. Des années passées au cœur des forêts en petit comité. Une famille qui se crée, des enfants et des chiens. Survivre malgré le manque de nourriture et l’absence d’espoir. Un roman sur l’effondrement du monde qui déborde de tristesse et d’humanité. L’intime plutôt que les effets de manche, les petits riens plutôt que le spectaculaire, Sandrine Collette aborde une thématique déjà vue cent fois sous l’angle du ressenti individuel plutôt que dans la mise en scène pleine de bruit et de fureur d’une sauvagerie collective.

Le résultat est impressionnant d’intensité, d’émotion et d’une forme de lucidité qui lacèrera les cœurs les plus endurcis.

Et toujours les forêts de Sandrine Collette. Le livre de poche, 2021. 380 pages. 7 ,90 euros.



vendredi 31 janvier 2025

Le ciel de Joy - Sophie Adriansen

Joy, 17 ans, connaît pour la première fois le grand amour. Avec Robinson tout est simple, fluide, limpide, évident. Même leur première fois. Les choses changent le jour où Joy découvre qu’elle est enceinte. Une grossesse adolescente, comme sa mère et sa grand-mère avant elle. Pour ces dernières, il faut garder l’enfant à venir, entretenir en quelque sorte la « tradition » familiale. Mais la jeune fille ne l’entend pas de cette oreille. Ce schéma à reproduire, elle n’en veut pas. Ce qu’elle veut, c’est être libre de son choix. Ce qu’elle veut, c’est ne plus porter en elle cet embryon qui gâcherait son avenir. La possibilité d’avorter existe pour les mineurs en France, sans le consentement des adultes. Néanmoins, la présence d’un majeur est obligatoire tout au long du processus. Et sans le soutien de sa famille, Joy va découvrir que son chemin vers l’IVG va être bien plus compliqué qu’elle ne l’imaginait.

Un roman pro-ivg forcément engagé. Sophie Adriansen aborde le sujet en finesse, elle dresse le portrait d’une jeune fille touchante, fragile et déterminée. Se faisant, elle décortique chaque phase du processus allant de la découverte de la grossesse jusqu’à l’avortement de façon didactique mais sans lourdeur. Une forme de vulgarisation fictionnelle qui, au-delà de l’aspect purement médical, aborde également les répercussions intimes et familiales d’un tel bouleversement dans la vie d’une ado. Les témoignages qui encadrent les chapitres montrent par ailleurs les difficultés, partout dans le monde, que rencontrent les femmes pour disposer de leur corps comme bon leur semble. Aussi édifiant que révoltant ! 

Le ciel de Joy de Sophie Adriansen. Flammarion, 2025. 230 pages. 16,90 euros. A partir de 15-16 ans.



mardi 28 janvier 2025

Chien des Ozarks - Eli Cranor

Mettre dans le même sac une famille de suprémacistes blancs, un gang mexicain et un ancien sniper de l’armée américaine décoré pour ses « exploits » au Vietnam équivaut à jeter une allumette dans un baril de poudre. Au départ pourtant, c’est le calme plat à Taggard, coin paumé du fin fond de l’Arkansas. Jeremiah s’apprête à accompagner sa petite fille Jo au bal de fin d’année. Il tient à cette gamine comme à la prunelle de ses yeux, lui qui l’a élevée depuis que son père a été condamné à perpétuité pour meurtre alors qu’elle n’était qu’un nourrisson, juste après que sa mère camée l’ait abandonnée. Problème pour Jeremiah et Jo, Evail Ledford veut gâcher la fête. Lui, dont le frère a été abattu par le père de Jo au cours d’un cambriolage, n’a que la vengeance en tête. Pour l’accomplir, son plan est simple : kidnapper l’adolescente et la vendre à un cartel mexicain contre des kilos de drogue. Évidemment, rien ne va se passer comme prévu. Et évidemment, le papy va faire de la résistance (et des dégats) pour protéger la seule chose qui lui reste.

Eli Cranor sait jouer avec des ingrédients hautement inflammables pour créer une situation explosive. Il prend son temps, accélère quand la situation l’exige, enclenche une marche arrière pour mieux expliquer les motivations des uns et des autres et n’hésite pas à se lancer dans des dérapages incontrôlés pour tout faire valser. Pour autant il ne fonce pas tête baissée, en gros bourrin. Ces personnages ont de l’épaisseur. Sous le vernis de la brutalité pure, tous trimballent une sacrée cargaison de tristesse et de fragilité. Les héritages sont lourds à porter, les rancœurs tenaces et dès le départ, on sait comment les choses vont se terminer.

Du noir serré, amer, brûlant comme j’aime. Eli Cranor est assurément une nouvelle voix du polar américain à suivre de près, aux côtés de S.A Cosby, Benjamin Whitmer ou Jake Hinckson (liste évidemment non exhaustive).

Chien des Ozarks d'Eli Cranor (traduit de l'anglais par Emmanuelle Heurtebize). Sonatine, 2025. 300 pages. 22,00 euros.




vendredi 24 janvier 2025

Le testament de Sully - Richard Russo

Une ombre plane sur North Bath. Alors que la cité, au bord de la faillite, vient d’être rattachée à sa cossue voisine Schuyler Spings, ses habitants semblent hantés par la présence envahissante du défunt Sully. Le fils de ce dernier, Peter, a acheté des parts du bar dans le lequel son père passait la majeure partie de ses journées pour aider Birdie, la vieille tenancière de ce lieu iconique de la ville. Tandis que Ruth, ancienne maîtresse de Sully, entretient des rapports compliqués avec sa fille et sa petite fille, Rub, son meilleur ami, sombre dans la dépression. Au même moment Doug Raymer, shérif démissionnaire de North Bath, retrouve Charyce Bond, son ancienne adjointe nommée à la tête de la police de Schuyler Spings, après la découverte d’un corps en décomposition dans le hall d’un hôtel à l’abandon. Et que vient faire Thomas, le fils de Peter qu’il n’a pas vu depuis des années, sur le seuil de sa maison avec dans son coffre une cargaison de bidons d’essence ? Bref, la petite communauté est en pleine agitation, et les exactions du flic ripoux Delgado ne vont pas arranger les choses.

La boucle est bouclée. Après Un homme presque parfait et À malin, malin et demi, Richard Russo conclut la trilogie de North Bath comme il l’a commencée, avec beaucoup d’humanité. Orchestrant en maestro ce ramassis de médiocrité, il papillonne entre la myriade de personnages, offrant à chacun toute l’attention nécessaire. Des personnages qui, à défaut d’autodérision, démontrent une impressionnante capacité d’auto apitoiement. Il faut dire que leur quotidien ne les épargne guère et que leurs maladresses s’avèrent coûteuses. Tout le roman se passe en deux jours, les existences se croisent, les ressentiments s’accumulent, remords et regrets se conjuguent pendant que la neige tombe à gros flocons sur la ville. 

C’est beau comme du Russo. Mélancolique, désabusé, ambitieux, foisonnant. Avec peut-être un poil moins d’ironie mordante et de d’humour grinçant que d’habitude. Sans doute un choix judicieux pour achever la trilogie en douceur et offrir à ses protagonistes le réconfort qu’ils méritent après les avoir tant malmenés. Seul bémol pour mon goût de lecteur pessimiste, une conclusion « positive » qui aurait pu être saupoudrée d’une pincée supplémentaire de noirceur. Parce que oui, à la fin, tout se termine bien. Les méchants sont punis et les gentils s’en sortent. Un peu simple, un peu facile. Et pas forcément réaliste. Imaginer de la justice, de l’amour, de la joie et de l’espoir dans l’Amérique d’aujourd’hui, c’est presque de la science-fiction, non ?

Le testament de Sully de Richard Russo. La Table Ronde / Quai Voltaire, 2025. 550 pages. 24,00 euros.