mardi 27 août 2019

Nos mains en l’air - Coline Pierré

Chez Victor, 21 ans, on est voleur de père en fils. Cambriolage, braquage, la tradition familiale impose à chaque enfant de suivre les traces de ses ainés sans avoir son mot à dire. Sauf que Victor ne veut pas de cette vie de hors-la-loi. Sensible, préférant venir en aide à son prochain plutôt que le dévaliser, Victor est mal dans sa peau. Yazel de son côté est sourde et orpheline. Depuis la mort accidentelle de ses parents la jeune fille de 12 ans est logée chez sa richissime tante qui ne lui accorde pas la moindre attention. Quand les chemins de Victor et Yazel se croisent dans des circonstances très particulières, ils ne se doutent pas que leurs destins vont se lier, pour le meilleur et pour le pire. Embarqués dans un périple devant les mener en Bulgarie, le voleur au grand cœur et sa nouvelle meilleure amie vont devoir franchir bien des obstacles pour arriver à bon port.

Un chouette roman jeunesse, qui prend le temps de déployer son intrigue et de développer en douceur la relation entre Victor et Yazel. Rien n’est surjoué, rien n’est précipité, les aléas du voyage sont crédibles et s’enchaînent sans à-coups. Le road-trip est parfait pour laisser s’exprimer ces deux personnages cabossés qui ne peuvent trouver salut et liberté que dans la fuite. Fuir une « carrière » toute tracée pour l’un et un foyer où elle n’a pas sa place pour l’autre. La différence d’âge entre Victor et Yazel évite le glissement vers l’histoire d’amour convenue et développe une complicité plus proche de la fratrie.

Jolie réflexion sur le handicap doublée d’un questionnement sur la difficulté à s’extraire de sa condition quand une figure paternelle inflexible veut imposer son point de vue, « Nos mains en l’air » joue la partition d’une bienveillance réciproque n’éludant pas les difficultés et ne tombant pas dans la facilité consistant à régler les problèmes d’un coup de baguette magique final. Coline Pierré aime les amitiés improbables, elle aime m’être en scène des duos qu’à première vue tout oppose. Après les inoubliables Flora et Max (romans à quatre mains réalisés avec Martin Page), elle récidive ici avec Victor et Yazel. Et une fois encore c’est une totale réussite !

Nos mains en l’air de Coline Pierré. Rouergue, 2019. 350 pages. 14,80 euros. A partir de 13 ans.




Un billet qui signe le retour des Pépites jeunesse partagées avec ma chère Noukette !





samedi 24 août 2019

Querelle - Kevin Lambert

Il y a évidemment dans le titre du second roman de Kevin Lambert un hommage au marin de Genet. L’action ne se situe pourtant pas à Brest mais au Québec, sur les bords du lac Saint Jean. A Roberval, la scierie est en grève. Une grève dure, totale, partie pour durer. Et parmi les grévistes il y a Querelle, icône gay au corps parfait et à la vigueur inébranlable. Querelle est un intérimaire arrivé il y a peu mais il est solidaire de ses nouveaux collègues. Une solidarité ouvrière sans faille que le patronat cherche pourtant à lézarder. Voilà pour le point de départ de ce roman bien plus sexuel que social malgré les apparences (et malgré son sous-titre « Fiction syndicale »).

Un roman sans filtre où Kevin Lambert ose tout. La veine sociale n’est qu’un prétexte. Les patrons se comportent certes comme des enfoirés prêts à tous les coups fourrés pour briser la grève mais les travailleurs ne sont pas aussi unis qu’ils en ont l’air. Sous les postures de façade se cachent des vérités pas forcément très avouables. Chacun est guidé par des intérêts individuels, chacun possède un point de vue différent de ses camarades et chacun n’hésite pas à cracher dans le dos de l’autre dès qu’il se retourne.

Les galeries de portraits s’enchaînent et aucune personnalité ne sort du lot, la médiocrité semblant être la norme. Avec deux exceptions toutefois, l’indomptable Jézabel, femme forte et indépendante, et bien sûr le magnétique Querelle qui ne cesse d’attirer à lui tous les jeunes hommes de la région en manque de sensations fortes. Car Querelle est un amant hors-pair, un partenaire inoubliable. Sa réputation sulfureuse se répand comme une trainée de poudre et sa capacité à faire grimper aux rideaux les petits culs serrés du lac Saint Jean lui vaut l’animosité de la frange la plus virile de la population, incapable de supporter plus longtemps les performances de ce corrupteur des bonnes mœurs locales.

J’ai adoré ce roman tellement provocateur, totalement transgressif. Kevin Lambert ne s’interdit rien, même d’intervenir dans son texte pour exprimer ses (vraies-fausses) convictions : « Je – Kevin Lambert, auteur de cette bien modeste fantaisie – prends ici même, en page 149, position sans ambigüité pour le patronat et contre la bassesse des grévistes, que je me suis efforcé de décrire le plus fidèlement dans les pages précédentes et dans celles qui suivent ». Au-delà de cette petite facétie, il mène de main de maître un récit traversé par une violence et une sexualité incandescentes. Ça cogne fort, ça baise fort et on ne se cache pas derrière son petit doigt pour le le crier sur tous les toits. Le résultat est forcément troublant, cru, dérangeant. Perso c’est tout ce que j’aime mais je conçois parfaitement que ce ne soit pas le cas de tout le monde alors autant vous prévenir : âmes sensibles et culs serrés s’abstenir.

Querelle de Kevin Lambert. Le Nouvel Attila, 2019. 240 pages. 19,00 euros.









mercredi 21 août 2019

Cadavre exquis - Agustina Bazterrica

Une pandémie a décimé les animaux. Pour que l’on puisse continuer à manger de la viande, les scientifiques ont créé une nouvelle race humaine spécialement dédiée à la consommation. Marcos travaille pour un abattoir. Il fait le tour des fournisseurs et des clients, il gère les approvisionnements et les embauches. Depuis la mort de son enfant, Marcos est séparé de sa femme. Seul dans sa maison trop grande, il traîne son vague à l’âme sans but. Mais le jour où une connaissance lui offre une femelle d’élevage, son destin bascule. Specimen destinée à terme à finir dans son assiette, la jeune femme l’embarrasse dans un premier temps, avant de remplir peu à peu le vide de son quotidien. Leur relation évolue jusqu’à un point de bascule interdit par la loi. Marcos a beau savoir qu’il risque sa propre vie en la protégeant, il ne peut se résoudre à agir autrement.

Evidemment, celles et ceux qui ont lu Défaite des maîtres possesseurs vont tout de suite voir que ce roman possède de gros points communs avec celui de Vincent Message. Très, très gros même. M’étonnerait que l’Argentine Agustina Bazterrica ait lu l’écrivain français mais quand même, les similitudes entre les deux histoires sont particulièrement évidentes. D’ailleurs je n’avais pas franchement aimé le roman de Message et j’ai eu exactement le même ressenti avec celui-ci.

L’histoire n’est qu’un prétexte. Agustina Bazterrica a écrit un texte à charge dont le but est clairement de dénoncer l’exploitation et la maltraitance animale. Et pour se faire, elle emploie les grands moyens. Que ce soit dans la visite de l’abattoir ou dans la description d’une nouvelle forme de chasse à courre, elle ne lésine pas sur les détails. Je dirais même qu’elle décortique absolument tous les gestes et sévices effectués par les bourreaux sur leurs victimes. C’est à la limite du supportable, je ne me souviens pas avoir lu des passages aussi gerbants depuis… jamais en fait !

L’histoire ne sert donc qu’à dénoncer. Les personnages sont d’une froideur glaciale, sans charme et sans relief, ils sont juste là pour provoquer l’écœurement, pour choquer, pour montrer à quel point le traitement réservé aux specimens destinés à la consommation est plus que révoltante. En ce qui me concerne le fait d’insister lourdement sur les horreurs a été contre-productif. Ce côté « documentaire dégueu » enrobé sous des faux-airs de fable et de parabole m’a à la fois donné la nausée et une désagréable impression de complaisance face à la cruauté. Ce n’était évidemment pas le but mais c’est vraiment la sensation que j’ai eue.

Une lecture sans aucun plaisir donc. L’écœurement a pris le dessus sur tout le reste malheureusement, les situations révoltantes et les descriptions hyper précises n’étant jamais contrebalancées par une épaisseur romanesque qui aurait pourtant été bienvenue. Dommage. Mais au moins le message est clair !

Cadavre exquis d’Agustina Bazterrica. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Margot Nguyen Béraud. Flammarion, 2019. 300 pages. 19,00 euros.   






dimanche 18 août 2019

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon - Jean-Paul Dubois

Du fond de sa prison canadienne, Paul Hansen raconte sa vie. L’enfance française à Toulouse, le père danois pasteur et la mère française amoureuse du cinéma d’auteurs. Les parents se séparent, le pasteur part prêcher dans une ville minière du Québec. Son fils le rejoint après le bac et devient quelques années plus tard l’homme à tout faire d’un immeuble cossu de Montréal. Un job qui lui va comme un gant, l’amour qui lui tombe dessus sans crier gar et un chien qu’il adore plus que tout, Paul est heureux. Mais tout va s’écrouler et Paul va commettre le geste de trop qui lui vaudra de se retrouver derrière les barreaux.

Le récit alterne les souvenirs du passé et le présent de la prison avec son co-détenu Horton, Hells Angels meurtrier au verbe fleuri. Un passé comme autant d’étapes ayant balisé le chemin de Paul jusqu’à cette cellule sordide où les jours s’écoulent tristement.

Jean-Paul Dubois déploie son histoire avec l’incomparable talent de conteur qui le caractérise. Il y a dans son écriture une élégance, une forme de nonchalance très travaillée au charme indéfinissable. C’est tantôt espiègle, tantôt grave, parfois teinté d’une douce ironie ou d’une tendre mélancolie, toujours plein d’esprit. Une fois encore il se plait à mettre en scène un homme seul, un homme simple et sans histoire. Un homme qui s’appelle forcément Paul (tous ses héros s’appellent Paul), qui a forcément une relation particulière avec son père, qui possède forcément un chien et qui est forcément plein d’interrogations sur le sens de sa vie et des événements qui l’ont mené là où il en est. Et comme toujours il dresse sans misérabilisme le portrait d’un type attachant que l’on accompagne pour un bout de chemin et que l’on quitte à regret.

Jean-Paul Dubois signe un roman dans la veine de La succession, privilégiant la gravité à l’humour noir typique de ses premières œuvres. Mais contrairement à La succession le ton est ici moins résigné, plus positif, sans pour autant tomber dans un optimisme béat. Un roman plein d’humanité, de pudeur et de nostalgie. Du Dubois pur jus quoi.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon de Jean-Paul Dubois. L’Olivier, 2019. 250 pages. 19,00 euros.





jeudi 15 août 2019

Mer blanche - Roy Jacobsen

Novembre 1944. Un navire allemand transportant des prisonniers russes coule au nord de la Norvège, faisant des centaines de morts. Quelques corps échouent sur la petite île de Barroy. Parmi eux, un des rares survivants du naufrage. Secouru et soigné par la seule habitante des lieux, Ingrid, l’homme est entre la vie et la mort. La jeune femme comprend rapidement que le blessé est russe. Malgré la barrière de la langue, tous deux vont peu à peu apprendre à mieux se connaître. Le début d’une belle histoire, troublée par l’apparition d’un officier allemand qui, venant sur l’île pour récupérer les cadavres des noyés, se demande si Ingrid ne lui cache pas quelque chose.

Je me réjouissais de retrouver l’îlot désolé de Barroy et cette chère Ingrid, personnage central du roman précédent de Jacobsen, Les invisibles. Un roman âpre, rude, mettant en scène une nature sauvage et une famille esseulée vivant au fil des saisons dans un environnement hostile auquel elle restait viscéralement attachée. Mer blanche se déroule 25 ans plus tard. Ingrid est maintenant trentenaire et elle est revenue sur son l’île natale par désœuvrement. L’arrivée du naufragé lui redonne de l’allant, même si elle a conscience que la situation va rapidement devenir intenable et qu’elle ne pourra pas le cacher bien longtemps sur son petit caillou battu par les vents.

Ça aurait pu être grandiose, dans la continuité des Invisibles, mais on en est loin. L’île n’est plus au cœur de l’histoire, ses rares habitants ont disparu et une grande partie de l’intrigue se déroule sur le continent. L’ambiance et le charme si particuliers de la vie sur Barroy ont disparu au profit d’un récit terne aux rebondissements assez convenus. La Norvège occupée et les privations de la population sont bien rendues mais quelques ruptures temporelles dans la narration font perdre le fil. On se demande si l’on est dans le rêve ou la réalité et on peine à remettre les pièces du puzzle dans l’ordre alors que rien ne justifie une construction aussi « alambiquée ».

Non vraiment, cette suite des Invisibles ne m’a pas du tout convaincu. Je partais pourtant confiant, la déception a été à la hauteur de mes espérances. J’en resterais donc sur l’excellente impression laissée par Les invisibles, un roman que je vous recommande chaudement et qui, cerise sur le gâteau, vient de sortir en poche.

Mer blanche de Roy Jacobsen (Traduit du norvégien par Alain Gnaedig). Gallimard, 2019. 260 pages. 21,00 euros.   









mardi 30 juillet 2019

Retour à la case départ - Stephen McCauley

Trente ans que David et Julie ne sont plus mariés, depuis le jour où il a dû reconnaitre sa préférence pour les hommes. De l’eau a coulé sous les ponts, Julie a refait sa vie. Elle est restée près de Boston et a eu une fille, Mandy, qui rentrera bientôt à l’université. Son second mari l’a quittée pour une plus jeune, il souhaite vendre la maison de bord de mer où Julie continue de vivre. Elle loue illégalement quelques chambres mais ça ne suffira pas à récolter suffisamment d’argent pour racheter la part de son ex et conserver cette maison qu’elle adore. David de son côté s’est installé à San Francisco. Quinqua de moins en moins fringant, il sort d’une relation douloureuse avec un jeunot et gagne sa vie en orientant les gosses de riches vers les facs les plus à même de les accueillir. Pour aider sa fille à choisir sa future université, Julie va faire appel à David. Il ne s’y attendait pas mais, au moment où sa vie prend l’eau de toute part, il se dit que c’est un signe du destin et décide de se rendre sur la côte Est. Une fois sur place il constate à quel point, malgré les années et les kilomètres les ayant séparés, leur complicité s’affiche avec un naturel déconcertant dès les premières secondes de leurs retrouvailles.

J’ai beaucoup aimé le ton de ce roman, les dialogues sont un régal et les portraits souvent assassins. On n’est pas dans du pur cynisme mais plutôt dans un regard acéré sur cette Amérique blanche angoissée de nature et pourtant pas franchement à plaindre. J’ai aimé également l’analyse des relations familiales bancales et cet entre soi où, sous le vernis des apparences souriantes, on se tire dans les pattes à la moindre occasion. McCauley oscille avec délice entre un humour noir grinçant et une dénonciation des tendances sociétales que tout le monde critique mais dont tout le monde profite (hilarante description des méfaits de la location au noir de chambres d’hôtes sur Airbnb !).

Dommage que la férocité des réflexions et des échanges soit contrebalancée par une ode mielleuse à la force de l’amitié. Il y a trop de bons sentiments dans les rapports entre David et Julie, et c’est tellement en décalage avec le reste des personnages que ça finit par perdre en crédibilité. Cette vision idéalisée de leur relation, avec seulement quelques vaguelettes pour contrarier le long fleuve tranquille de leur inébranlable bienveillance réciproque, ça sonne faux. Et cette fin bisounours, où tout le monde il est beau et tout le monde il est gentil, où les planètes s’alignent pour que tout s’arrange d’un coup de baguette magique, est vraiment too much.

Verdict ? Une lecture plaisante, une écriture pleine de vivacité et d’humour qui m’a par moment rappelé l’excellent Richard Russo. Dommage qu’au final le feelgood l’emporte, ça a grandement affadi les déboires de David et Julie et grandement gâché mon plaisir. Il n’empêche que ça reste un roman idéal pour les vacances, frais et sans prise de tête. 

Retour à la case départ de Stephen McCauley (traduit de l’anglais par Séverine Weiss). Robert Laffont, 2019. 420 pages. 21,50 euros.







vendredi 26 juillet 2019

Un rêve d’ailleurs - Kim

1963. Après avoir arrêté ses études aux beaux-arts et un an avant de partir sous les drapeaux, Joaquim quitte l’Espagne et décide de se rendre en stop en Allemagne, un pays que beaucoup de ses compatriotes considèrent comme la terre promise. Ayant traversé la France en stop, il arrive à Francfort persuadé de rapidement trouver un travail. Hélas, la déconvenue est à la hauteur de ses espérances. Sans le sou, sans parler un mot d'allemand et avec un simple visa touristique, Joaquim erre d’auberge de jeunesse en auberge de jeunesse pour finalement échouer à Remsheid, une ville industrielle sans charme où il va s’installer pour plusieurs mois. Il y fera de belles rencontres, trouvera quelques jobs précaires et non déclarés pour gagner un peu d’argent et surtout, il pourra laisser libre cours à sa fibre artistique pour rendre son séjour bien moins sinistre que prévu.

Un récit totalement autobiographique qui révèle un pan méconnu de l’Espagne franquiste. L’exode allemand d’un million de travailleurs espagnols prend, sous les traits de Kim, les allures d’un hommage à une génération fuyant le joug de la dictature en quête de jours meilleurs. Bien sûr la désillusion sera grande et l’eldorado annoncé laissera à la plupart des exilés un goût amer mais, au-delà de la désillusion et des difficultés rencontrées, le dessinateur insiste surtout sur l’élan de fraternité ayant marqué son périple. Et au-delà de son propre cas, il préfère s’attarder sur le sort de quelques camarades d’infortune dont les trajectoires lui semblent bien plus intéressantes que la sienne. Comme par exemple ce travesti ayant dû fuir le cabaret de la Costa Brava où il se produisait en raison de son homosexualité ou ce pauvre paysan illettré à qui il lit les lettres envoyées par sa femme restée au pays.

Un roman graphique d’apparence touffu mais qui se lit avec fluidité. Kim raconte sa propre histoire sans effet de manche, sans tirer la couverture à lui, avec une modestie et une pudeur remarquables. Le récit déborde d’humanité et de tendresse sans jamais tomber dans le moindre misérabilisme. Une totale réussite.

Un rêve d’ailleurs de Kim. Editions du Long Bec, 2019. 200 pages. 22,00 euros.










lundi 22 juillet 2019

Cherry - Nico Walker

Une fois n’est pas coutume, c’est un livre qu’il faut commencer par les remerciements. Impossible sinon de comprendre le cheminement de ce texte, de sa genèse à sa dernière mouture. Nico Walker l’a écrit en prison.  Condamné à 11 ans de réclusion pour vol avec violence, il devrait retrouver la liberté l’an prochain. Cherry possède une tonalité très autobiographique, j’ai d’ailleurs cru au départ que ce serait un pur récit de prison, à la manière de ce qu’a pu faire Chester Himes dans Qu’on lui jette la première pierre ou plus récemment Joel Williams avec Du sang dans les plumes. Mais je me suis trompé sur toute la ligne. Cherry ne se passe pas derrière les barreaux, c’est l’histoire d’un pauvre gosse d’une pauvre banlieue de Cleveland qui tombe amoureux fou d’Emily au milieu des années 2000, s’engage dans l’armée alors qu’il a tout juste 20 ans, part sur le front irakien et rentre au pays tellement perturbé qu’il sombre dans l’héroïne et la délinquance.

Dis comme ça, j’avoue, ça ne fait pas rêver. Et autant prévenir les adeptes de feelgood et autres niaiseries mielleuses, Cherry n’a rien d’une douce cerise sur un bon gros gâteau. C’est plutôt glauque, désespéré, toxique, sans issue. Une plongée dans la noirceur d’un quotidien rythmé par le manque de drogue et la quête sans fin de la dose qui va permettre de tenir le coup jusqu’à la prochaine. Du moins dans la seconde partie du livre. La première est un récit de troufion américain plutôt classique avec la chaleur insupportable du désert, l’ennui sans fin de la vie de caserne, les missions inutiles auprès d’une population locale jamais coopérative et la perte de camarades dont les véhicules blindés sautent sur des mines. Le narrateur est aide-soignant, il a été formé à la va-vite et n’y connait rien en médecine. Il se contente de faire quelques bandages, de distribuer de l’aspirine et de constater les dégâts que peut faire une arme artisanale sur le corps d’un soldat (membres arrachés, cadavres calcinés, etc.). Une expérience forcément plus traumatisante qu’enrichissante dont il ne tirera aucune gloire.

Le retour au pays signe le début des chapitres les plus réussis du livre. On suit son basculement vers l’addiction à l’héroïne dans laquelle il entraîne l’amour de sa vie Emily. Chaque jour, partir en quête de la divine poudre. Chaque jour, se frotter à des dealers sans scrupules qui l’embarquent dans des plans foireux, l’arnaquent avec de la dope archi-coupée ou se barrent carrément avec son argent sans rien lui offrir en échange. Le couple sombre, la trésorerie s’assèche. Ensemble ils pensent s’en sortir alors qu’ils ne font que se tirer mutuellement vers le bas. Les jours de dèche ils passent leur temps à vomir, se disent que le sevrage n’a aucune chance d’aboutir et qu’il est préférable de replonger au plus vite. Et quand l’argent vient à manquer, le braquage de banques devient la seule issue possible. Sans se poser de question mais aussi sans illusion, avec la certitude que tout ça ne pourra pas durer indéfiniment.

Le style est brutal. Pas de chichi, tout est décrit sans complaisance mais avec une forme de naïveté et une précision qui file la nausée. L’écriture, sèche, elliptique, ne s’embarrasse pas de fioritures. Les dialogues claquent avec un réalisme ravageur et les personnages secondaires  sont croqués avec une attention qui force le respect.

Roman de guerre, roman d’amour et roman sur l’addiction, Cherry est une énorme claque dans la gueule de l’Amérique. C’est un roman de l’échec, échec personnel, échec d'un pays incapable de sauver ses enfants après les avoir envoyés au casse-pipe dans un inextricable bourbier et qui finit par les enfermer plutôt que de leur tendre la main. Un texte incroyable de sincérité, qui ne tourne jamais au pathos ou à l’enjolivement. Les pages sur la toxicomanie sont les plus bouleversantes que j’ai pu lire depuis le cultissime Requiem for a Dream (Retour à Brooklyn) de Selby. Une référence absolue en ce qui me concerne, la comparaison est amplement méritée et place d’emblée Cherry au firmament de mes plus belles lectures américaines de ces dernières années.

Cherry de Nico Walker (traduit de l’américain par Nicolas Richard). Les Arènes, 2019. 430 pages. 20,00 euros.







samedi 20 juillet 2019

Blagues pour miliciens - Mazen Maarouf

J’aime les auteurs aux parcours originaux, tortueux, douloureux. Avec Mazen Maarouf, j’ai été gâté. Né en 1978 au Liban, d’une famille palestinienne, il s’installe par la suite en Syrie, qu’il doit quitter en 2008 après avoir critiqué le régime d’Al-Assad. Vivant aujourd’hui en Islande, il est considéré comme l’un des plus grands poètes arabes de sa génération.

Il signe ici un recueil de nouvelles inclassable aux accents tragicomiques. On découvre dans ces textes un père humilié par des miliciens qui perd tout crédit aux yeux de son enfant, un oncle revenu d’entre les morts avec son habit de matador sur le dos, un autre père qui demande à son fils, après avoir été amputé des bras, de lui donner un des siens pour une greffe, un frère cherchant LA blague qui fera rire son aîné obligé de mendier pour nourrir la famille, un garçon réfugié dans un cinéma pendant que la ville croule sous les bombes ou encore un vieil homme qui transforme les voitures en biscuits.

Mazen Maarouf décrit un univers déroutant, un pays en guerre que l’on imagine facilement être le Liban. Ses narrateurs sont souvent des enfants portant un regard décalé sur le monde, des enfants qui constatent avec tristesse les défaites de leurs pères et font de leur imagination fertile le dernier rempart de résistance face à la barbarie. L’écriture est à la fois crue et poétique, oscillant sans cesse entre réalisme et fantastique. La farce côtoie l’absurde et la violence est contrebalancée par un humour féroce. 

Inclassable, étrange, déroutant, inquiétant, surréaliste, les adjectifs manquent pour qualifier un tel recueil. Reste au final la certitude, en ce qui me concerne du moins, d’avoir découvert un auteur sans concession sortant clairement des sentiers battus. Tout ce que j’aime, quoi.

Blagues pour miliciens de Mazen Maarouf (traduit de l’arabe par Bruno Barmaki). Flammarion, 2019. 170 pages. 17,00 euros.





mercredi 17 juillet 2019

A la ligne : feuillets d’usine - Joseph Ponthus

L’usine est / Plus que tout autre chose / Un rapport au temps / Le temps qui passe / Qui ne passe pas / Éviter de trop regarder l’horloge / Rien ne change des journées précédentes

Ce paragraphe résume à lui seul le sentiment que j’ai toujours gardé par rapport à l’usine. Et ce premier roman de Joseph Ponthus m’a replongé 25 ans en arrière sur les lignes de production d’une usine de crèmes glacées où les machines ont failli avoir ma peau.

C’est simple, j’ai tout aimé dans ce texte. Le contexte de sa création d’abord. L’auteur n’est pas entré à l’usine pour écrire un livre, faire un reportage ou une enquête sociologique. Il y est entré parce qu’il avait besoin d’argent pour bouffer, ni plus ni moins. Et l’air de rien ça change beaucoup de choses sur le contenu du propos et surtout la vision du travail, sa portée « alimentaire », la nécessité, quelle que soit la pénibilité de la tâche, de s’y plier pour ne pas perdre la mission d’intérim en cours et les indispensables revenus qui en découleront. Ensuite la forme. Une sorte de long poème en prose où les vers libres offrent une respiration particulière au texte et lui donnent un rythme tout sauf linéaire. Le fond enfin. Tous les sentiments et sensations propres au travail sur une chaîne de production sont restitués. L’ennui, la fatigue, l’impression que jamais ça ne s’arrêtera, que jamais la journée ne se finira. Sans oublier la douleur du corps qui voudrait dire stop alors que l’esprit le pousse à continuer ou le rapport à la hiérarchie, entre crainte et détestation.

Pour autant le tableau dressé n’est pas perpétuellement orienté vers les aspects les plus négatifs de l’expérience. Bien sûr il y a les réveils difficiles, les prises de poste au petit matin, le rythme infernal, les collègues pénibles, les machines qui tombent en panne, les odeurs insupportables que l’on ramène à la maison une fois la journée terminée et cet épuisement qu’aucune nuit de sommeil ne pourra réparer. Mais il y a aussi les pauses café, les collègues solidaires, la satisfaction du travail accompli, le fait que l’usine révèle une force de caractère insoupçonnée. Et puis il reste une vie hors du travail avec la femme aimée, le chien fidèle et la mère aimante. Le narrateur oscille entre colère et abattement, respirations bienvenues en bord de mer et rapport salvateur à la littérature. C’est parfois drôle, terriblement réaliste et en même temps suffisamment distancié pour ne pas sombrer dans le récit de vie bêtement autocentré.

Un premier roman qui m’a particulièrement touché pour un tas de raisons qui ne regardent que moi. Je n’avais rien lu d’aussi beau sur le monde ouvrier d’aujourd’hui depuis les superbes Chroniques des années d’usine de Robert Piccamiglio publiées il y a vingt ans chez Albin Michel. C’est une évidence, Ponthus est un digne héritier de la littérature prolétarienne chère au coeur de Michel Ragon (dont je peux que vous conseiller l'indispensable Histoire de la littérature prolétarienne de langue française). Une littérature que j’ai beaucoup étudiée à la fac et qui n’a jamais cessée de me passionner depuis.

A la ligne : feuillets d’usine de Joseph Ponthus. La Table Ronde, 2019. 266 pages. 18,00 euros.