samedi 10 septembre 2016

Ernest et Rebecca T7 : Il faut sauver Monsieur Rébaud ! - Guillaume Bianco et Antonello Dalena

Entre Ernest, Rebecca et moi, c’est une longue histoire d’amour. Depuis leur premier album, je ne les ai jamais quittés. J’adore le ton poétique et l’humour tendre de cette série, la faculté qu’ont les auteurs a abordé des sujets difficiles (divorce, maladie, perte d'un proche) avec une forme de légèreté qui permet de mieux les appréhender.

Dans ce nouvel album Rebecca et ses camarades de classe se désolent de l’éviction de Mr Rébaud, leur instit adoré, mis à pied par sa hiérarchie pour faute grave. On lui reproche, entre autres, un enseignement « anarchique et non-conventionnel ». Sa remplaçante, Mlle Bello, dirige la classe d’une main de fer, multipliant les punitions au moindre écart de conduite. Pour mettre fin au règne despotique de celle que les élèves surnomment « la sorcière rouge », Rebecca et ses amis décident d’aider Mr Rébaud a retrouver son poste au plus vite.

La narration se découpe en petites scénettes de quelques pages pouvant se lire de façon indépendante mais formant un tout cohérent. La trame principale se focalise sur les problèmes des enfants avec leur nouvelle maîtresse mais on suit en parallèle les préparatifs et le déroulement de l’anniversaire de Rebecca ainsi que les mésaventures de sa grande sœur en pleine crise d’adolescence. C’est frais, drôle, pétillant, toujours plus profond qu’il n’y paraît.

Rarement une BD jeunesse aura su mettre en scène une jeune héroïne aussi touchante que Rebecca. Cette gamine espiègle et fonceuse se qualifiant elle-même « d’enfant expansive » me fait toujours autant fondre depuis notre première rencontre, qui remonte pourtant à 2009. Et j'attends avec impatience la suite de ses aventures, surtout maintenant qu'elle est devenue une grande fille de 7 ans !

Ernest et Rebecca T7 : Il faut sauver Monsieur Rébaud ! de Guillaume Bianco et Antonello Dalena. Le Lombard, 2016. 48 pages. 10,60 euros. A partir de 8 ans.

Mes avis sur les tomes 4, 5 et 6









jeudi 8 septembre 2016

Confiteor - Jaume Cabré

« Car le chef-d’œuvre n’ouvre point ses portes à tous les vents. Il se présente comme un monde clos, hérissé de défenses et entouré de remparts. On n’y peut pénétrer qu’après plusieurs tentatives d’escalade et par effraction. Se trouve-t-on au cœur de la place qu’il n’est point encore aisé de s’y reconnaître : tout vous y paraît étranger et vaguement effrayant ; prisonnier, toutes les issues se sont refermées sur vous. Il va falloir vivre tête à tête avec un monstre inconnu qui possède sur vous tous les pouvoirs, se rendre à sa merci. Dans les arts plastiques comme en littérature, les chefs-d’œuvre commencent toujours par communiquer une sorte d’effroi. Ils échappent à nos normes. »

Confiteor est un chef d’œuvre qui correspond en tout point à cette définition rédigée par Maurice Nadeau dans la préface d’Au-dessous du volcan. C’est exactement la première impression qu’il offre au lecteur s’y plongeant sans savoir ce qui l’attend. Confiteor n’est pas un livre qui se résume. Sachez juste que c’est l’histoire d’Adria Ardèvol, mais aussi celle de Sara, de Papa et Maman, du professeur Alexandre Roig, de fra Nicolau Eimeric, d’Aribert Voigt, du frère Julià de Sant Père del Burgal, de Jachiam Mureda de Pardàc, de Lorenzo Storioni, Guillaume François Viall, Drago Gradnik, Bernat, Morlin, Rudolph Hess, Aigle-Noir et le shérif Carson, Monsieur Berenguer, Lothar Grübbe, Lola Xica et tant d’autres. C’est l’histoire d’un homme ayant toujours vécu seul, n’ayant « jamais pu compter sur ses parents ni sur un Dieu à qui confier la recherche de solutions ». C’est l’histoire du mal à travers les siècles, c’est un puzzle dont les pièces semblent impossibles à imbriquer et qui forment pourtant au final un tout parfaitement cohérent.

Confiteor n’est pas un texte qui résiste au lecteur, c’est un texte qui exige. Il exige une attention constante, il ne s’offre pas facilement. « Si, dans votre lecture, vous enjambez des phrases, soyez assuré de rompre une nécessité. Ce livre se réfère à la musique : une note sautée, vous manquez l’accord, la mélodie est fausse. Vous n’avez pas le droit de rien omettre. Le tissage, la trame, la texture sont d’un grain tel qu’à les desserrer vous élimez l’ensemble ». Encore une réflexion sur le roman de Lowry qui s’applique à Confiteor. Décidément, tous les chefs-d’œuvre se ressemblent...

Un livre qui déroute, surprend, interroge, ébahit. Qui vous emmène sur un chemin et en bifurque sans crier gare. C’est un texte grave et malicieux, cachottier, joueur, puissant et renversant. Comme le dit le narrateur, « ces papiers sont le fruit, au jour le jour, d’une écriture chaotique faite de beaucoup de larmes mêlées à un peu d’encre ». La construction incroyablement ambitieuse suscite bien plus d’admiration que de peur. On en sort éreinté mais repu, épuisé mais heureux, surpris par l'intensité ressentie, comme après un orgasme qui conclut une belle et vigoureuse partie de jambes en l’air. J’ose la comparaison, c’est vraiment celle qui, à mes yeux, correspond le mieux. Et croyez-moi, je peux compter sur les doigts d’une main les livres qui m’ont fait cet effet au cours de ma vie de lecteur. Tout simplement éblouissant.

Confiteor de Jaume Cabré. Actes Sud, 2013. 752 pages. 26,00 euros


Une lecture qui aura marqué mon été et que j'ai l'immense plaisir de partager avec Sophie et Moka. Je n'oublie pas non plus de remercier celle qui a eu la gentillesse de m'offrir ce livre l'an dernier pour mes 40 ans. Tu ne pouvais pas me faire de plus beau cadeau ♥

L'avis de Noukette




mercredi 7 septembre 2016

L’odeur des garçons affamés - Frederik Peeters et Loo Hui Phang

Au lendemain de la guerre de Sécession, le géologue Stingley est engagé par un milliardaire afin de mener une mission d’exploration sur les terres des indiens Comanche, à l’ouest du Mississipi. Accompagné du photographe Oscar Forrest et du jeune Milton, chargé de l’intendance, Stingley reste évasif sur le but réel de l’expédition. Pour Forrest, peu importe. Arrivé récemment de la côte Est, ce dandy d’origine irlandaise avait besoin de changer d’air après avoir trempé dans des combines plutôt louches à New-York. Quant à l’androgyne Milton, à tout juste 17 ans, il semble lui aussi fuir un passé sur lequel il ne préfère pas se retourner…

Ce trio improbable avance à son rythme, à peine troublé par la présence d’un chasseur de primes dont on ignore tout et d’un sorcier indien aux pouvoirs mystérieux. Franchement, je n’ai pas envie d’en dire plus tant ce western revisité bouscule avec bonheur les codes du genre. Dans ce huis-clos à ciel ouvert où chacun trimbale un but ou un secret inavouable, on navigue en permanence entre réalisme et onirisme. Il est question d’amour, de désir, de génocide indien, de la révolution industrielle à venir et de la disparition programmée des grands espaces sauvages qui seront bientôt colonisés par l’homme « civilisé ». Au pragmatisme cynique de Stingley s’oppose la quête d’esthétisme du photographe et plus l’expédition avance, plus les interactions entre les personnages se complexifient.

J’ai franchement adoré cette atmosphère nébuleuse portée par le trait dynamique et les grands aplats de couleurs chaudes aux teintes parfois fantastiques d’un Frederik Peeters en grande forme. Il y a un petit quelque chose de fantasmagorique dans ce récit à clefs éminemment symbolique. Entre le chamanisme indien et le gothique européen du 19ème siècle, les frontières ne cessent de se brouiller, quitte à parfois embrouiller le lecteur. A ce titre, la fin ambiguë entretient un certain flou artistique et laisse à chacun une totale liberté d’interprétation. Pour être honnête, je ne suis pas certain d’avoir tout compris mais cela n’a en rien gâché mon plaisir car j’aime de temps en temps être baladé de la sorte, surtout par des auteurs aussi talentueux.

L’odeur des garçons affamés de Frederik Peeters et Loo Hui Phang. Casterman, 2016. 112 pages. 18,95 euros.

Les avis de Mo et Noukette



Les BD de la semaine sont aujourd'hui
 chez Moka, une grande première !







mardi 6 septembre 2016

La fabrique pornographique - Lisa Mandel (d'après une enquête de Mathieu Trachman)

Je suis un lecteur curieux c’est bien connu. Un touche-à-tout adepte du grand écart. Alors forcément, le lancement d’une nouvelle collection combinant BD et sociologie ne pouvait me laisser insensible. J’aurais pu découvrir les coulisses des métiers du bâtiment, de la grande distribution ou des compagnies aériennes (sujets abordés dans les autres titres de cette collection) mais j’ai dû me contenter de la pornographie puisqu’il n’y avait que ce titre de dispo sur les rayonnages de ma librairie. Un heureux hasard sans doute.

Ici, c’est évidemment moins le sujet que son traitement qui m'a intéressé (vraiment, je vous jure !). Se basant sur l’enquête sociologique publiée en 2013 par Mathieu Trachman (« Le travail pornographique »), Lisa Mandel a imaginé une fiction parfaitement ancrée dans la réalité du terrain. Nous suivons donc le parcours d’Howard, vigile de centre commercial et amateur de porno en ligne, qui se fait engager sur un tournage amateur et commence une balbutiante carrière d’acteur, découvrant que l’autre côté du miroir n’est pas aussi reluisant qu’il l’imaginait.

Howard comprend vite que le porno, chez les amateurs du moins, fonctionne beaucoup sur des demandes ponctuelles auxquelles il faut se plier pour vendre : « femmes matures et épilées », « petite jeune et poilue », « tatouée ou avec des piercings », etc. Des effets de mode fluctuants difficiles à anticiper. Howard comprend aussi que sa couleur de peau le handicape dans la mesure où nombre d’actrices refusent de tourner avec des hommes noirs. Il doit donc se contenter du créneau


Il lui faudra profiter d'une opportunité en Espagne pour pouvoir enfin se plonger dans un tournage professionnel digne de ce nom où le réalisateur offre d’emblée une leçon de cinéma X



Un réalisateur qui ne se voile pas la face, bien conscient de ne pas être Spielberg et parfaitement au clair par rapport à ses intentions


J’ai appris beaucoup d’autres choses sur cet univers si particulier, notamment que l’acteur refusant de prendre du viagra ne peut se permettre la moindre panne sous peine d’être cloué au pilori, que les stars dont la photo sur une jaquette assure le succès d’un film jouent de leur notoriété pour faire grimper les cachets (comme dans le cinéma traditionnel d’ailleurs), qu'il n'y a que très peu de place pour le plaisir tant chaque position se doit d'être acrobatique afin de fournir les meilleurs angles de vue à la caméra ou encore que les acteurs du porno, souvent payés au noir et n’étant de toute façon pas considérés comme des intermittents, n’ont pas droit au chômage. Lisa Mandel a trouvé l’équilibre parfait entre sérieux et légèreté, elle aborde toutes les thématiques (hygiène, sexisme ambiant, difficulté de retrouver une existence "normale" après le terme de sa carrière...),  sans complaisance ni jugement.

Certains passages sont aussi très drôles, comme cet échange entre actrices après une virée shopping où la première, débutante, s'étonne agréablement d'avoir à porter des choses plus sexy que vulgaires tandis que l'autre, expérimentée, s'empresse de lui préciser l'image qu'elles sont censées renvoyer. Parfois, la nuance est ténue mais d'importance... 


C'est parfois cru (j'ai beaucoup aimé la leçon de "gorge profonde"), jamais gratuit, sans le moindre faux semblant et loin de tout voyeurisme ou de toute apologie. Un ouvrage pertinent qui décortique une industrie, certes particulière, mais répondant finalement à une logique capitaliste des plus classiques. Pour moi qui ne connaissais absolument rien au porno (on arrête de rire au fond !), la lecture s'est révélée fort instructive. Je vais peut-être enchaîner avec la grande distribution ou les métiers du bâtiment du coup, ne serait-ce que pour prouver aux mauvaises langues que le choix de ce titre en particulier relève bien du pur hasard et que mon insatiable curiosité me pousse à découvrir d'autres enquêtes sociologiques de terrain dans des domaines fort différents. Non mais !

La fabrique pornographique de Lisa Mandel (d'après une enquête de Mathieu Trachman). Casterman, 2016. 164 pages. 12,00 euros.



Premier mardi de septembre et retour de l'incontournable
rendez-vous de Stephie, avec un nouveau logo absolument splendide.










  



lundi 5 septembre 2016

Soyez imprudents les enfants - Véronique Ovaldé

1983 à Bilbao. Une sortie scolaire au musée et la vision d'un tableau représentant une femme nue bouleverse Atanasia Bartolome, 13 ans. La jeune fille veut en savoir plus sur l'artiste ayant réalisé cette toile, Roberto Diaz Uribe. Un peintre mystérieux qui semble avoir volontairement disparu au faîte de sa gloire. Le hasard faisant bien les choses, Atanasia apprend de la bouche de sa grand-mère qu'Uribe n'est autre que le cousin de son père. Un cousin dont personne ne sait grand chose, artiste fantôme qui l'obsède chaque jour davantage. Bien décidée à retrouver sa trace, elle part à 18 ans pour Paris afin de rencontrer Vladimir Velevine, professeur aux beaux arts et seul spécialiste connu du peintre.

Mon premier Ovaldé. Je découvre une écriture superbe et quelques passages vraiment somptueux. Je découvre une auteure qui a envie de me raconter une histoire, loin de toute auto-fiction, une histoire familiale riche et extrêmement construite s’étalant sur plusieurs siècles de façon non linéaire. Et j'aime beaucoup cette prise de risque.

Malheureusement je n’ai rien ressenti pour les personnages. Je n’ai pas forcément besoin de m’attacher à eux pour apprécier ma lecture, je peux même les détester, ce n’est pas un problème. Le souci est par contre réel lorsqu’ils me laissent indifférent. Et dans ce roman, aucun n’a suscité chez moi le moindre intérêt, que ce soit Atanasia, Velevine, les surfeurs qu’elle rencontre par hasard dans le sud de l'Espagne où le dernier personnage féminin croisant sa route. Pour chacun d’eux, mon encéphalogramme est resté désespérément plat. Concernant Atanasia, son détachement permanent et sa mélancolie « flegmatique » l’ont rendue pour ainsi dire transparente et m’ont gardé à distance.

Impossible néanmoins de nier les qualités d’un texte jonglant avec les époques qui dresse le portrait d’une jeune femme en quête de sens et d’émancipation, d'une jeune femme habitée par le désir de "couper le cordon" pour éviter que sa vie ressemble à celle de ses parents. Une famille décousue, un artiste mystérieux, un récit ambitieux, ce roman possède sans conteste de nombreux atouts. Et même si j'en sors mitigé à cause d'un manque total d'affect pour les personnages, je ne regrette aucunement la découverte, ne serait-ce que pour la très jolie plume d'une auteure que je serai ravi de retrouver à l'avenir.

Soyez imprudents les enfants de Véronique Ovaldé. Flammarion, 2016. 345 pages. 20,00 euros.


Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec les rayonnantes Framboise et Noukette.







dimanche 4 septembre 2016

Le temps des mitaines T2 : Cœur de Renard - Loïc Clément et Anne Montel

Après avoir mis hors d’état de nuire un kidnappeur d’enfants dans leur aventure précédente, Pélagie, Gonzague, Willo, Kitsu et Arthur ont retrouvé un quotidien plus tranquille. L’été s’annonce et à la veille des vacances, tous s’apprêtent à entamer un stage en entreprise. Pélagie dans un salon de thé, Gonzague avec le facteur, Willo aux archives de la ville, Kitsu et Arthur chez un couple d’horticulteurs. Ces derniers, au bord de la faillite, vont pouvoir compter sur le soutien des cinq amis pour relancer leur affaire.

Un album porteur d’un message positif encourageant l’altruisme et la solidarité sans angélisme et sans occulter les situations personnelles difficiles de certains personnages (Arthur élevé seul par sa maman, Kitsu et son père alcoolique…). Un album également engagé, dénonçant à travers le couple Lupin la pression mise par les grands distributeurs sur les petits producteurs locaux. Le tout sans lourdeur, traversé au contraire par un vent de fraîcheur permanent, grâce aux dessins poétiques d’Anne Montel et aux dialogues savoureux concoctés par Loïc Clément. Coup de chapeau en passant au scénariste qui met en scène une impressionnante flopée de personnages sans jamais perdre en route le lecteur.

Impossible de ne pas être touché par ce groupe de copains à la fois très différents et très complémentaires. Le récit parfaitement mené et les interactions pleines de finesse se tissant entre chaque protagoniste donnent une véritable épaisseur à cette série animalière digne du grand Raymond Macherot.

Le temps des mitaines T2 : Cœur de Renard de Loïc Clément et Anne Montel. Didier jeunesse, 2016. 62 pages. 12,90 euros. A partir de 7-8 ans.





vendredi 2 septembre 2016

33 révolutions - Canek Sanchez Guevara

« Il le sait, il n'y a rien de positif à attendre d'aujourd'hui. Dans des jours pareils, la vie lui semble un exercice littéraire en vain, un poème expérimental, un traité de l'inutile et du superflu, et il marche lentement, les yeux rivés au sol, avec l'envie de tomber dans le caniveau et de mourir écrasé par l'habitude ».

Tout est rayé chez le trentenaire cubain de ce roman. La vie est un disque rayé, son travail de fonctionnaire est un disque rayé, les pénuries quotidiennes de café ou de cigarettes sonnent comme un disque rayé, sa solitude est un disque rayé se répétant à l’infini. Il a pourtant eu une femme, « maladivement frigide ». « Le mariage n’a pas duré longtemps : un disque rayé de discussions et de reproches dont la détérioration progressive a fini en rigidité cadavérique ». Il traîne donc son spleen seul, le long du Malecon, la célèbre promenade de front de mer de La Havane. Enfant, il avait été un patriote zélé, jusqu’au jour où il a commencé à lire, activité lui offrant une porte ouverte sur un horizon bien plus vaste que son univers et soulignant davantage encore l’étroitesse de son quotidien. Son intérêt récent pour la photo lui offre bien quelques perspectives, mais rien de transcendant. Reste l’éventuel départ. Quitter son île et rêver d’Amérique. Car finalement seule la mer a encore tout d’une promesse…

Beaucoup de mélancolie dans ce court roman déployé en 33 tableaux minimalistes brossés d’une plume désabusée. Sans rage, sans violence mais avec beaucoup de résignation, Canek Sanchez Guevara, le petit-fils du Che, dresse le portrait d’un peuple anesthésié par l’ennui, la soumission et le rhum. Impossible de juger ce personnage neurasthénique en diable que l’on aimerait parfois sortir de sa léthargie à grands coups de pompes dans le derrière tant il est difficile, à notre échelle, d’imaginer la réalité quotidienne d’un cubain lambda.

Après, au niveau des bémols, il y a un vrai goût de trop peu et j'ai trouvé l’écriture sans grand relief. Il faut dire que lorsque je pense à la littérature cubaine et à la mise en scène des petites gens me viennent en tête les romans du sulfureux Pedro Juan Gutierrez dont la prose incandescente donne de l’île une image bien plus enfiévrée. Je ne peux d’ailleurs que vous recommander chaudement la lecture du « Bukowski cubain », écrivain totalement halluciné dont les textes sont disponibles en 10/18 (avec une mention spéciale pour sa « Trilogie sale de la havane » dont il est impossible de ressortir indemne). Fin de la parenthèse et retour au petit-fils du Che, disparu tragiquement début 2015 à l’âge de 40 ans suite à une opération du cœur. 33 révolutions, pourtant prometteur malgré quelques faiblesses, restera donc son premier et seul roman. Dommage, vraiment dommage…

33 révolutions de Canek Sanchez Guevara. Métailié, 2016. 112 pages. 9,00 euros.


Une lecture commune que j'ai une fois de plus le plaisir de partager avec la douce Moka.









mercredi 31 août 2016

La déconfiture (première partie) - Pascal Rabaté

Juin 40. La débâcle. Les soldats montent au front de façon plus ou moins désordonnée. La population fait le chemin inverse, à pied, à cheval, en voiture ou en charrette. Un exode de masse, cible idéale pour les avions de la Luftwaffe canardant sans distinction civils et militaires. Seul au milieu de la route, Amédée Videgrain a perdu son régiment. Il a été chargé par son sergent d’attendre le camion de la croix rouge devant récupérer les corps de ses camarades fauchés par les mitrailleuses allemandes. Au moment de repartir, sa moto reste en rade. Obligé de poursuivre son chemin à pied, Amédée va errer plusieurs jours à travers champs, parcourant des villages évacués, logeant dans les ruines de maisons éventrées par les bombes. Un chemin semé d’embuches qui le mènera enfin à destination. Pour le pire, uniquement pour le pire…

Amédée est paumé au sens propre comme au figuré. Il se demande ce qu’il fait là et il se demande où il doit aller. Sa route croise celle de bonnes sœurs en godillots, d’infirmiers dépassés par les événements, de fossoyeurs désabusés, de vaches abandonnées ou encore de cochons cannibales. Son errance souligne à merveille la confusion totale régnant sur les routes de France à l’époque. Une France déboussolée où tous les repères semblent s’être effondrés d’un seul coup.

Avec sa bichromie de noir et de gris ombrée de sépia et sa ligne claire précise contrastant avec le chaos ambiant, Rabaté offre une narration simple, directe, limpide. Une sobriété de circonstance en permanence au service du récit.

La Déconfiture, c’est la quête absurde d’un homme qui ne fait que suivre le mouvement sans réellement comprendre ce qui se passe. Entre situations surréalistes et dialogues à l’humour féroce, Rabaté propose un album tragi-comique permettant de suivre la défaite de l’armée française à travers les yeux d’un soldat placide, incrédule, ni patriote forcené ni déserteur dans l’âme. Hâte de retrouver Amédée pour connaître la suite (et la fin) de ses pérégrinations. Et ravi de retrouver un Rabaté en pleine forme après le décevant « Vive la marée ! ».

La déconfiture (première partie) de Pascal Rabaté. Futuropolis, 2016. 96 pages. 19,00 euros.









mardi 30 août 2016

Jours de neige - Claire Mazard

Lucienne est excitée comme une puce. Elle va assister à l’enregistrement de son émission préférée. Et voir pour la troisième fois en dix ans le présentateur Fabrice Leduc, son idole. Mais cette fois-ci, elle est bien décidée à lui adresser la parole et à faire de cette journée un moment inoubliable.

Flora fait la manche dans le métro. Flora pue, Flora répugne. « Regards dégoûtés. Regards pitié. Regards qui ne la voient pas. Regards qui l’excluent ». Mais au bout de la rame, un rayon de soleil…

Jim prépare une surprise monumentale à sa fille pour Noël. Une de plus. La gamine est tellement pourrie-gâtée qu’il faut à chaque fois franchir une étape supplémentaire pour lui en mettre plein les yeux.

Valérie a enfin décroché un boulot. Des années qu’elle cherchait, en vain. Au bout du fil sa future responsable se montre antipathique en diable. Valérie stresse, se demande si elle va être à la hauteur. Elle n’aura pas l’occasion de le savoir.

Cathy emballe les cadeaux de Noël qui seront offerts à 150 enfants le lendemain. La nuit venue, sa fille se lève et découvre une montagne de jouets dans le salon. Forcément, tous les présents ne peuvent qu’être pour elle…

Priscilla s’apprête à passer un examen pratique pour son cours de sciences et techniques médicosociales. L’examen se déroule auprès de résidents d’une maison de retraite et Priscilla va devoir s’occuper de madame Mathieu…

Six nouvelles hivernales apportant pour la plupart une petite touche de lumière dans de tristes quotidiens, sans pour autant sombrer dans la guimauve dégoulinante, loin de là. J’adore les nouvelles et j’admire les auteurs qui maîtrisent cet exercice si particulier (et si périlleux). Claire Mazard s’en sort à merveille, elle installe son récit en quelques phrases, joue de situations « banales » pour susciter réflexion et émotion. Elle maîtrise aussi le difficile art de la chute, préférant conclure ses histoires avec douceur et élégance plutôt qu’en proposant une fin tonitruante et inattendue.

Entre petites joies et grandes peines, un recueil touchant, aux thématiques modernes et d’une redoutable efficacité. Idéal pour faire découvrir la nouvelle à des ados peu adeptes de ce type d'écrit.

Jours de neige de Claire Mazard. Le Muscadier, 2016. 80 pages. 8,50 euros. A partir de 12 ans.

Et comme chaque mardi ou presque, c'est une pépite jeunesse que je partage avec Noukette.












lundi 29 août 2016

Anatomie d’un soldat - Harry Parker

Le capitaine Tom Barnes a posé le pied sur une mine au cours d’une mission. Il a perdu une jambe au moment de l’explosion et on a dû l’amputer de la seconde après un début de gangrène. De retour en Grande Bretagne, il doit apprendre à vivre avec son corps mutilé. De la douleur atroce à la résignation, du début de la rééducation aux premiers pas avec ses prothèses, c’est un nouveau parcours du combattant semé d’embuches qu’il affronte avec dignité et lucidité, entouré par les siens et par des équipes médicales aussi bienveillantes qu’efficaces.

L’auteur, Harry Parker, a lui-même sauté sur une mine en Afghanistan en 2009. Il connait donc son sujet et aurait pu faire de ce premier roman une autofiction dégoulinante de pathos, s’apitoyant sur son sort à chaque page. Il ne l’a pas fait et c’est tant mieux. Car l’histoire n’est pas ici racontée par le soldat Tom Barnes mais par des objets : le garrot ayant servi à stopper la première hémorragie, la pile ayant provoqué l’explosion, la scie chirurgicale utilisée pour l’amputation, le sac à main de sa mère au moment où on lui a appris la nouvelle, ses prothèses, etc. Quarante-cinq objets prenant tour à tour la parole, avant, pendant et après le drame. Du coté britannique mais aussi du coté des insurgés. Quarante cinq chapitres sans véritable continuité temporelle, éclatés comme une bombe, mélangeant passé, présent et désir d’avenir.

J’ai craint un texte purement descriptif, froid et désincarné. Les objets n’ont pas de sentiments, ils n’ont pas le moindre affect, ils se contentent de décrire les événements, point barre. A la longue le procédé, relevant de l’astuce narrative, serait forcément tombé à plat. Mais Harry Parker a su donner de la consistance et une véritable profondeur à son roman grâce aux dialogues. Car les objets restituent ce qu’ils entendent. Et à travers leurs échanges, les personnages disent la peur, la douleur, la colère, l’angoisse, la honte, l’espoir. Ils expriment leurs différences, leurs divergences, leur compassion et leur incompréhension.

Certes, les objets tiennent le plus souvent le lecteur à distance, ils restent neutres, ils ne sont pas dans le jugement. Ils exposent les faits, décrivent des comportements, rien de plus. Mais parfois les descriptions prennent un tournant inattendu et offrent de purs moments d’émotion, comme cette scène où le père rase avec application son fils tout juste sorti du coma. L'équilibre entre description et émotion donne une force phénoménale à ce texte qui ne dénonce pas la guerre, qui ne donne pas non plus ou dans la glorification des soldats blessés et qui n’exige pas réparation.

Un premier roman lumineux, ambitieux et parfaitement maîtrisé, qui cherche la reconstruction après l’éclatement, la réappropriation d’un corps disloqué par un homme à jamais traumatisé. C’est fort et intense, une expérience de lecture incroyable et mon premier véritable coup de cœur de la rentrée !

Anatomie d’un soldat d’Harry Parker. Bourgois, 2016. 410 pages. 22,00 euros.