samedi 6 octobre 2012

Certaines n’avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka (rentrée littéraire 2012)

Otsuka © Phébus 2012
« Sur le bateau, nous étions dans l’ensemble des jeunes filles accomplies, persuadées que nous ferions de bonnes épouses. Nous savions coudre et cuisiner. Servir le thé, disposer des fleurs et rester assise sans bouger sur nos grands pieds pendant des heures en ne disant absolument rien d’important ».

Ces jeunes filles sont japonaises. Le bateau a quitté le pays du soleil levant pour traverser l’océan pacifique et se rendre à San Francisco. Là-bas les attendent des maris qu’elles n’ont vu qu’en photo. En ce début de XXème siècle, elles n’ont pas d’autre choix que d’abandonner leur famille et la misère pour espérer une vie meilleure.

« Sur le bateau nous ne pouvions imaginer qu’en voyant notre mari pour la première fois, nous n’aurions aucun idée de qui il était. Que ces hommes massés aux casquettes en tricot, aux manteaux noirs miteux, qui nous attendaient sur le quai, ne ressemblaient en rien aux beaux jeunes gens des photographies. Que les portraits envoyés dans les enveloppes dataient de vingt ans. Que les lettres qu’ils nous avaient adressées avaient été rédigées par d’autres, des professionnels à la belle écriture dont le métier consistait à raconter des mensonges pour ravir le cœur. [...] Nous voila en Amérique, nous dirions-nous, il n’y a pas à s’inquiéter. Et nous aurions tort. »

Quand vient la première nuit, chacune doit subir les assauts de son inconnu de mari. Difficile de parler d’une nuit de noces. Appelons plutôt cela un viol... Puis commence la dure vie de l’expatriée. Les japonais n’ont droit qu’aux corvées. Les exilées vont travailler dans les champs pour une bouchée de pain. Plus tard, quelques unes seront employées comme femme de ménage chez de riches blancs. Entre temps, beaucoup auront eu des enfants qui, en grandissant, renieront leurs origines, ne parleront plus la langue et auront honte de leurs parents. Enfin, ce sera la guerre. Pearl Harbour. L’ère du soupçon, la crainte de voir en chaque japonais un espion à la solde d’Hirohito. L’Amérique finira par les interner dans des camps disséminés dans différents États...

Julie Otsuka raconte l’histoire de ces femmes. Une douleur sourde, une violence insoutenable. Optant pour un mode narratif pluriel, elle créé une voix collective disant : « nous tous, témoins de l’horreur commune ». Cette entité qui s’exprime est une incantation, un chant, une prière chuchotée proche de l’élégie. Le « nous » rassemble des milliers de femmes aux destins similaires. De ce chœur sacré s’élève une triste mélopée. Pourtant, et c’est là que réside le talent de l’auteur, l’écriture, exempte de toute sensiblerie, reste délicate et sans complaisance. Le style épuré donne davantage de puissance au témoignage de cette entité collective. Un roman impressionnant qui vous sonne et vous laisse groggy comme un uppercut à la pointe du menton.

Certaines n’avaient jamais vu la mer, de Julie Otsuka. Phébus, 2012. 140 pages. 15 euros.

L'avis de Kathel

L'avis de Canel

L'avis de Philisine Cave





vendredi 5 octobre 2012

Mais qui veut la peau des ours nains ? d’Émile Bravo

Bravo © Seuil jeunesse 2012
Presque quatre ans après leur dernier album, revoilà enfin les ours nains d’Émile Bravo. Un vrai bonheur de retrouver ces plantigrades ne cessant de croiser au fil de leurs aventures les plus célèbres personnages de conte. Après Boucle d’or, les trois petits cochons, le chat botté, le joueur de flûte de Hamelin, le petit chaperon rouge, Hansel et Gretel, Blanche neige et le petit poucet, c’est cette fois au tour de Peau d’âne, Peau d’ours (personnage peu connu d’un conte des frères Grimm), Barbe Bleu et des musiciens de Brême d’entrer dans la danse.

L’histoire, toujours aussi farfelue, démarre avec le départ de Blanche Neige de la maison des ours. Impossible pour elle de continuer à faire la bonniche pour ces fainéants qui passent tout leur temps devant la télé (représenter Blanche Neige en femme d’intérieur avec sa blouse à fleurs, ses bigoudis et son plumeau à la main, il fallait oser !). La télé donc, qui ne fait que montrer les dangers du monde extérieur, a rendu les sept ours paranos. Pris de panique, ces derniers se barricadent dans leur chaumière. Et quand Peau d’âne vient frapper à leur porte, ils la prennent pour un mort vivant...

Adossant son intrigue aux contes pour enfants afin de mieux les détourner, Bravo ne donne pas forcément dans l’innovation. Si sa recette fonctionne à merveille, c’est surtout parce que le bonhomme possède un sacré talent. Le double niveau de lecture est évident pour les plus grands. Les autres se régaleront du décalage entre l’univers en apparence idyllique de la forêt peuplée de jolis petits animaux et la stupidité des ours qui, au fil de leurs albums, ne cessent de se montrer imprévoyants, lâches, peureux, individualistes et d’une confondante naïveté. Ces oursons crétins impayables, tellement éloignés des héros sans peur et sans reproche que l’on a l’habitude de voir dans les contes, ne pourront que faire sourire.

Franchement, si vous souhaitez faire découvrir la BD aux 5-6 ans, cette série est idéale. Il y a d’abord l’académisme du trait. Une ligne claire d’une imparable lisibilité. Ensuite, le découpage simple (maximum 4 cases par planches) et le rythme trépidant constitue une véritable leçon de narration dessinée pour les débutants. Enfin, le petit format à l’italienne permet une prise en main idéale et évite de se retrouver avec un ouvrage encombrant qu’il faut porter à bout de bras à chaque fois qu’on souhaite le (re)lire.

Bref, chaque album des ours nains est un parfait outil d’initiation à la bande dessinée, notamment pour la compréhension du rapport texte/image. Sans compter que la qualité de l’écriture et l’humour omniprésent régaleront à coups sûrs petits et grands. Testé et approuvé à la maison, ce nouvel (et dernier ?) album à déjà fait l’unanimité. Un gros coup de cœur !


Mais qui veut la peau des ours nains ? d’Émile Bravo, Seuil Jeunesse 2012. 38 pages. 12 euros. A partir de 5-6 ans.

L'avis de Canel


Bravo © Seuil jeunesse 2012

Bravo © Seuil jeunesse 2012

mercredi 3 octobre 2012

L’enfance d’Alan d’Emmanuel Guibert


Guibert © L'association 2012
Après avoir relaté le quotidien de son ami américain Alan Ingram Cope dans La guerre d’Alan, Emmanuel Guibert récidive en s’attachant cette fois-ci à son enfance. De sa naissance en 1925 à la mort de sa mère en 1936, ce sont les onze premières années de sa vie qui sont ici retranscrites. Une enfance heureuse dans une famille modeste venue s’installer en Californie du sud. D’imposants chapitres sont consacrés aux grands-parents et l’album se clôture sur la figure de cette mère trop tôt disparue et de la répercussion que ce décès aura sur le petit Alan. Entre ces moments familiaux plus ou moins douloureux, quelques scènes de la vie ordinaire dans cette Amérique des années 30 frappée de plein fouet par la crise.

Le récit retrace plus ou moins fidèlement les confessions faites par Alan à Emmanuel Guibert. Des heures passées à écouter et enregistrer les propos de cet ami avec lequel le dessinateur aimait se retrouver tous les soirs dans son jardin de l’île de Ré. Alan est décédé en 1999 mais aujourd’hui encore, Guibert se souvient de ces moments de bonheur comme si c’était hier : "Chaque fois que je plonge la main dans ce vivier pour en retirer les éléments d’un livre, cette main rencontre un milieu accueillant, qui a la consistance et le parfum qu’avait l’air à ce moment-là" (interview Casemate, octobre 2012).

Deux difficultés majeures sont à contourner lorsque l’on se lance dans un tel projet. D’abord, il faut parvenir à trier, découper, monter et illustrer un témoignage qui, à la base, ne peut tenir en 160 pages. Ensuite, il faut éviter de tomber dans la mièvrerie d’un hommage trop solennel et trop gratuitement nostalgique. Inutile de vous dire que Guibert efface ces deux obstacles avec brio. Son découpage alternant les cases blanches ultra dépouillées et les vignettes aux décors somptueux créé une parfaite alchimie. L’énorme travail de documentation permet par ailleurs de s’immerger totalement dans cette Californie des années 30 au charme rétro. D’autre part, la « voix » d’Alan traverse l’album avec une sobriété et une justesse qui éloigne ce récit du ton plaintif de l’élégie.
Un ouvrage magnifique qui, au-delà de l’histoire particulière d’un homme, touche incontestablement à l’universel.

Qui est Alan ? France Culture lui a consacré un portrait en fin d'année dernière : http://www.franceculture.fr/emission-l-atelier-de-la-creation-portrait-d%E2%80%99alan-ingram-cope-2011-11-29

L’enfance d’Alan  d’Emmanuel Guibert. L’Association, 2012. 160 pages. 19 euros. 

Guibert © L'association 2012





Grand Prix de la Critique 2013



mardi 2 octobre 2012

Le premier mardi c'est permis (10) : Petite table, sois mise ! d'Anne Serre

Serre © Verdier 2012 
« Notre famille a toujours détesté et repoussé la haine, peut-être grâce à ces liens charnels qui nous unissaient. Je ne voudrais pas, ici, sembler faire l’apologie des liens sexuels en famille : je sais trop combien le sujet est délicat. Mais puisque j’ai résolu de raconter ma vie en tentant d’exprimer le plus exactement possible ce que j’éprouvais dans cette situation déréglée et pourtant si réglée qui était la nôtre, nul ne me convaincra de m’arracher les cheveux, de couvrir ma tête de cendres, de pleurer, puisqu’au fond de moi nul ne pleure, mais au contraire rit et demande à danser. »

Dans cette drôle de famille, les trois filles et leurs parents s’envoient en l’air. En couple, en trio ou tous ensembles. Il y a même quelques amis de passage qui n’hésitent pas à se joindre à eux. Le père se déguise en femme, la mère se promène nue dans la maison et passe ses journées à se brosser la toison devant la glace en attendant que son amant vienne la culbuter sur la table du salon. Les filles « s’explorent la motte » et s’extasient devant les attributs de leur géniteur : « Le sexe de papa faisait nos délices. Nous n’étions jamais rassasiées de sa vue, de son toucher. »

Je me plaignais il y a quelque temps de l’insupportable lecture des écrits pédophiliques de Pierre Louÿs. Pourquoi alors me replonger dans un texte où l’inceste a la part belle ? Maso le gars ? Il y a sans doute un peu de cela mais surtout, Anne Serre procède avec beaucoup plus de finesse. Loin des descriptions cliniques et scabreuses de Louÿs, elle propose un conte pour adultes avertis (qui a dit pervertis ?) où la naïveté le dispute à l’innocence.

Loin du fait divers glauque, elle tricote son récit en s’appuyant sur les excès que permet le conte. Si les parents ont tout d’un couple d’ogre et d’ogresse, jamais leurs enfants ne les considèrent ainsi. La sobriété du ton et la bonne humeur de la narratrice (la plus jeune des sœurs) laisse à penser que tout va de soi dans cette famille pour le moins particulière. Surtout, dans la seconde partie du texte, cette même narratrice, qui a quitté la maison à 15 ans et est devenue adulte, replonge dans ses souvenirs d’enfance sans douleur. Ce passé lui apparaît comme un songe, une étape marquante et importante qui lui a permis de se construire. Avec une belle lucidité, elle retrouve le moment du basculement, lors d’ébats en plein champ avec un amant de passage alors qu’elle n’était encore qu’une gamine : « pour la première fois, quelque chose naquit en moi. Non pas l’amour, j’en étais bien loin encore [...] mais un début d’amour, un début d’espérance, un début de douleur pour quelque chose de plus haut, de plus fin, de plus mystérieux que le plaisir familial qui n’était ni haut, ni fin, ni mystérieux, mais qui n’étais pas son contraire non plus. Qui était large, doux, glacial et puissant. » Sortie du rêve de l’enfance, la jeune fille va, en toute sérénité, pouvoir devenir une femme.

Un texte inclassable et troublant, sans doute l’une des plus grandes étrangetés de cette rentrée littéraire.

Pour info, Petite table, sois mise ! fait partie des premières sélections de quatre prix d’automne : le Fémina, le prix de Flore, le prix Wepler et le prix Sade (j’avoue que celui-là, je ne le connais pas du tout !).


Petite table, sois mise ! d’Anne Serre. Verdier, 2012. 60 pages. 6,80 euros.



Rendez-vous chez Stéphie pour découvrir d'autres lectures inavoubales






Ce billet signe ma seconde participation au défi cent pages
de La Part Manquante 
 

dimanche 30 septembre 2012

Le sermon sur la chute de Rome (rentrée littéraire 2012)

Ferrari © Actes sud 2012 
Mathieu et Libero, deux amis corses exilés à Paris pour suivre des études de philosophie à l’université, décident de tout plaquer et rentrent sur l’île de beauté pour reprendre le bar du village de leur enfance. L’endroit ne désemplit pas et devient un lieu festif où l’insouciance et la joie de vivre semblent régner en maître. Malheureusement, même dans ce « meilleur des mondes possibles », la bassesse de l’âme humaine va reprendre ses droits et tout engloutir…

Au-delà des mésaventures de jeunes écervelés emportés par leur triomphe commercial, Jérôme Ferrari relate la saga en accéléré d’une famille corse sur trois générations. De Marcel le grand-père à Mathieu son petit-fils, c’est une histoire placée sous le signe de la destruction qui est offerte au lecteur.

Sans forfanterie, l’auteur du sublime Où j’ai laissé mon âme entend élever la littérature face à la bêtise. Cette dernière est ici représentée par le troquet des deux amis. Pour eux, il importe de protéger leur paradis de tout contact avec l’esprit, d’ériger un monde dans lequel la pensée n’a plus sa place : « Mathieu et Libero étaient les seuls démiurges de ce petit monde. Le démiurge n’est pas le Dieu créateur. Il ne sait même pas qu’il construit un monde, il fait une œuvre d’homme, pierre après pierre, et bientôt, sa création lui échappe et le dépasse et s’il ne la détruit pas, c’est elle qui le détruit. »

Le sermon sur la chute de Rome montre l’effondrement des rêves les plus fous et des faux espoirs, cet effondrement qui sonne le glas des désirs insatisfaits, des croyances creuses et décevantes. En filigrane, le message est clair : point de salut dans le cynisme commercial qui ne pourra, à terme, qu’entraîner ceux qui le glorifient vers le pourrissement.

Comme toujours chez Ferrari, la langue est superbe, à la fois poétique et abrupte, et l’écriture, oscillant sans cesse entre un lyrisme maîtrisé et un vocabulaire des plus crus, reste d’une incroyable fluidité.

Cette réflexion sur la disparition d’un monde n’a rien d’une lamentation et encore moins d’une quelconque leçon de morale. Ce texte magnifique est surtout empreint de pessimisme et d’une bonne dose d’humour noir. Assurément pour moi le roman français de l’année.

Le sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari. Actes Sud, 2012. 202 pages. 19 euros.


vendredi 28 septembre 2012

Pépito de Luciano Bottaro

Pépito naît en Italie en 1952. Il arrive en France dès 1954 dans une revue éponyme. Pépito est un corsaire, capitaine du navire La cacahuète. A ses cotés se trouvent ses fidèles compagnons Ventempoupe, Crochette, La merluche ou encore Bec-de-Fer, son perroquet anthropomorphisé. Les histoires de Pépito se déroulent sur l’archipel de Las Ananas, une possession du roi Alonzo XXXIV dirigée par son excellence ventripotente et omnipotente Hernandez de La Banane. Ce gouverneur aussi arrogant qu’égoïste est le pire ennemi de Pépito.

Avec Pépito, les enfants des années cinquante découvraient un univers joyeux et farfelu où farces, quiproquos et déguisements rythmaient de nombreux épisodes dignes de la commedia dell’arte. Humour au premier degré, péripéties nombreuses et invraisemblables, récit progressant à vitesse grand V jusqu’à la défaite annoncée (et humiliante) du gouverneur, les éléments se répétaient à chaque épisode pour le plaisir des petits lecteurs. Pour les plus grands, la figure d’Hernandez de La Banane est une évidente moquerie des dictatures et des nombreux tyrans d’opérette conjuguant insondable bêtise et naïveté crasse à laquelle s’oppose l’esprit libertaire du corsaire Pépito et de ses amis.

Au niveau graphique, Bottaro excelle dans la représentation de personnages caricaturaux aux bras courts et aux mains démesurées possédant souvent un gros nez, des yeux surdimensionnés et une énorme moustache. Les décors sont simplifiés à l’extrême et très répétitifs. Seule compte la lisibilité. Ayant publié des milliers de pages pour Disney en Italie, le dessinateur allie clarté et fluidité des mouvements dans un découpage se résumant souvent à deux cases par bande.

Luciano Bottaro à créé une œuvre considérable. Son travail aura notamment influencé des dessinateurs comme Florence Cestac et François Corteggiani. Malheureusement pour lui, son talent ne sera jamais reconnu à sa juste valeur. Pire encore, ses éditeurs vont le spolier de ses droits d’auteurs et vendre le personnage de Pépito à un groupe alimentaire (le petit gâteau au chocolat, ça vous dit quelque chose ?) qui prétendra par la suite empêcher Bottaro de continuer à le dessiner. Jusqu’à sa mort en 2006, le papa du petit corsaire continuera malgré tout à publier de nombreuses pages sans jamais se laisser gagner par le découragement. Un grand coup de chapeau aux éditions Cornélius qui lui rendent l’hommage qu’il mérite en proposant ce copieux volume regroupant quelques uns des meilleurs épisodes de la série. Voila un monument de la bande dessinée populaire du siècle dernier remis sous le feu des projecteurs pour le plus grand bonheur de nombreux lecteurs nostalgiques.

Pépito T1  de Luciano Bottaro. Cornélius, 2012. 252 pages. 25,50 euros.    






Une nouvelle contribution au challenge il viaggio de Nathalie

mercredi 26 septembre 2012

Jérôme Moucherot 5 : Le manifeste du mâle dominant de François Boucq


Boucq © Le Lombard 2012
Jérôme Moucherot est un étrange assureur habillé d’une peau de léopard et qui arbore fièrement un stylo fiché dans le nez à la manière des parures tribales (avoir toujours le stylo à portée de main, c’est plus pratique pour signer les contrats !). Ce personnage est né sous la plume de François Boucq dans les pages du mensuel A suivre en 1983. Après quatre albums parus chez Casterman, le voila aujourd’hui passé aux éditions du Lombard. Ce nouvel opus, attendu depuis treize ans, marque une certaine rupture avec les précédents.

Dans Le manifeste du mâle dominant, Boucq met en scène un explorateur/ethnologue qui éclaire le lecteur sur la véritable nature de Moucherot : son intimité, son habitat, son art de la séduction… Une façon de redéfinir en douceur ce drôle de personnage après tant d’années de silence. Car pour ceux qui ne le connaissent pas, il importe de préciser que l’univers de l’assureur est sensiblement différent du notre. Son monde est un mélange d’onirisme, de poésie, d’humour et de fantastique. Avec lui tout peut arriver, tant son vaste champ des possibles se révèle sans limite.

Avec cette série, François Boucq, grand prix du festival d’Angoulême en 2000, se lance dans son travail le plus personnel. Contrairement au Bouncer (Jodorowski) et au Janitor (Yves Sente), il signe lui-même le scénario. Dans les histoires qu’il propose, l’absurde règne en maître. Digne héritier de Gotlib ou de Goossens, il manie la caricature à merveille. Surtout, sa virtuosité graphique (Boucq est pour moi l’un des tous meilleurs dessinateurs actuels) lui permet de jouer sur le contraste entre le classicisme d’un dessin réaliste et la mise en scène de situations surréalistes.

Une chose est sûre, les adeptes de l’humour « non-sensique », vont se régaler avec ce nouvel album. Pour ceux qui se sentent moins à l’aise avec ce type d’humour, sachez néanmoins que chaque aventure de l’assureur, même la plus irrationnelle, garde une certaine logique. Personnellement je reste un grand fan du sieur Moucherot, et pas seulement parce qu’il se prénomme Jérôme.

Jérôme Moucherot T5 : Le manifeste du mâle dominant  de François Boucq. Le Lombard, 2012. 88 pages. 14,45 euros. 


Boucq © Le Lombard 2012



vendredi 21 septembre 2012

Où est passée la rainette ? Claude Monet à Giverny

Elschner et Girel
© L'élan vert 2012
Panique au jardin ! Antoinette la rainette plonge entre les iris en voyant un chasseur de grenouilles s’approcher de la mare. Pas la peine d’avoir peur, lui répond un crapaud, c’est juste Monsieur Claude avec sa barbe blanche, ses pinceaux et son chapeau. Ce chasseur-là ne s’intéresse qu’aux fleurs. Rassurée, Antoinette sort de sa cachette. Lorsqu’elle voit le peintre installer son tabouret et son chevalet au pied du petit pont, la rainette saute sur un nénuphar et prend la pose, certaine de passer à la postérité en figurant sur le tableau. Mais malgré tous ses efforts, Mr Claude semble l’ignorer…

Encore une réussite de la collection Pont des arts qui propose au jeune lecteur une nouvelle façon de découvrir les œuvres d’art : « y entrer par une fiction et des illustrations originales qui sollicitent l’imagination et renforcent le plaisir de la lecture ». Ici, c’est Claude Monet qui est à l’honneur. A travers les facéties d’Antoinette, les enfants découvriront de nombreux clins d’œil aux œuvres du plus célèbre peintre de Giverny : Iris jaunes, Le bassin aux nymphéas, La barque… Toutes sont d’ailleurs présentées en fin d’album. Comme d’habitude, les pages de garde finales proposent des informations sur la vie du peintre. Une plongée réussie dans l’univers de Monet, aussi divertissante qu’instructive.

A noter pour les enseignants que le CRDP de Marseille édite pour chaque ouvrage de cette collection une exploitation pédagogique très complète qui facilite grandement l’utilisation de ces albums auprès des élèves.


Où est passée la rainette ? de Géraldine Elschner et Stéphane Girel. L’élan vert, 2012. 30 pages. 14 euros. A partir de 5 ans.


Elschner et Girel © L'élan vert 2012



mercredi 19 septembre 2012

La Grande Odalisque de Bastien Vivès, Ruppert et Mulot

Vivès, Ruppert et Mulot © Dupuis 2012 
Carole et Alex sont des virtuoses de la cambriole. Ces pétillantes jeunes femmes n’ont pas froid aux yeux et n’hésitent pas à se lancer des défis à priori insurmontables. Tant que le client est prêt à y mettre le prix, tout est possible. Comme par exemple aller dérober Le déjeuner sur l’herbe de Manet dans le musée d’Orsay au nez et à la barbe des gardiens. Mais quand on leur demande de s’attaquer à La Grande Odalisque d’Ingres au Louvre, les deux copines doivent trouver une troisième comparse. Ce sera Sam, une spécialiste des arabesques à moto. Mais les choses ne se passent pas toujours comme prévu, même avec un plan infaillible…

Du pur défoulement, voila ce que proposent Bastien Vivès, Jérôme Mulot et Florent Ruppert. Au départ, ce devait être un hommage au dessin animé Cat’s eyes, adaptation télévisée du manga éponyme de Tsukasa Hojo. Mais contrairement aux sœurs de Cat’s eyes, Carole, Alex et Sam n’œuvrent pas pour la bonne cause. Dépourvues d’états d’âme, ce sont des professionnelles du larcin, autant attirées par l’appât du gain que par l’adrénaline. Et question adrénaline, le lecteur est servi. C’est bien simple, à coté de ces trois-là, les personnages de Tarantino, passent pour des petits joueurs. La Grande Odalisque est un récit épique émaillé de nombreux morceaux de bravoure. Mention spéciale pour la scène finale qui s’étale sur plus de 30 pages et où les filles et la police envoient la grosse cavalerie en plein musée du Louvre pour une succession de cascades dignes des plus grands films d’action.

Cet album a été totalement réalisé à six mains, chacun corrigeant en permanence le travail de l’autre. Techniquement, c’est très fort. Usant d’un art consommé de l’ellipse, les auteurs proposent un découpage tout simplement bluffant. Une vraie leçon pour les petits jeunes qui voudraient se lancer dans la BD ! Par ailleurs, l’absence totale d’onomatopées alors que quasiment chaque planche respire le bruit et la fureur est un parti-pris fort intéressant.

De la bonne bande dessinée, donc, au moins du point de vue de la narration. Pour le reste… J’avoue un peu piteusement que j’ai refermé l’album en me disant qu’il y avait longtemps que je n’avais pas lu une histoire aussi insignifiante. Trépidante, certes, qui en met plein les yeux, certes, mais qui reste sans grande saveur. Comme quoi, une belle mécanique, parfaitement huilée, peut se révéler au final une coquille vide sans véritable intérêt. Dommage.




La Grande Odalisque de Vivès, Ruppert et Mulot. Dupuis, 2012. 122 pages. 20,50 euros.


Vivès, Ruppert et Mulot © Dupuis 2012 




lundi 17 septembre 2012

Sale temps pour les braves de Don Carpenter

Carpenter © Cambourakis 2012 
Sale temps pour les braves est un roman écrit au milieu des années 60. Pas de rêves hippies dans cette Amérique âpre où on ne peut compter que sur soi-même. Impossible de faire autrement pour Jack Levitt. Ses parents sont morts depuis belle lurette et l’orphelinat où il a grandi n’avait rien d’une colonie de vacances. A 16 ans, il erre dans les rues de Portland. De mauvaises rencontres en petit délits, il va tâter de la maison de correction, de l’hôpital psychiatrique et enfin de la prison. Un parcours limpide. A sa sortie, difficile de trouver sa place parmi le commun des mortels. Il y aura pourtant un mariage, un enfant, et au final, encore et toujours, le retour à la case départ, au face à face avec soi-même.

Don Carpenter dresse le portrait de l’Amérique des sans grades. Des salles de billard cradingues aux hôtels sordides, il décrit une galerie de personnages ayant tous compris depuis longtemps que « le désir est le seul ennemi de la mort. » Parce que l’on est dans la « dèche », on cherche à se faire « du blé ». Parce que l’on a besoin d’exister, on se lance dans des paris stupides, on pense être le meilleur dans son domaine. Une sorte d’optimisme cynique traverse le roman. Il est également à noter que les pages consacrées à l’univers carcéral sont d’un réalisme éblouissant.

Traduit pour la première fois en France, ce titre méconnu vaut la peine que l’on s’intéresse à son cas. Richard Price et Georges Pelecanos ne tarissent pas d’éloges à son égard. Pour ce dernier, c’est même « l’un des romans américains les plus importants des années 60 ». Certains voient dans Sale temps pour les braves l’égal de Vol au-dessus d’un nid de coucou de Ken Kesey ou encore d’Un rêve américain de Norman Mailer. Pas de la p’tite bière, quoi.


Petite bio express de cet auteur qui m’était jusqu’alors totalement inconnu : Don Carpenter est né en 1931. En 1966, conforté par le succès public et critique de Sale temps pour les braves, il se consacre entièrement à l’écriture et devient scénariste pour Hollywood. Au début des années 80, touché par la maladie, il mène une vie d’ermite reclus dans un petit appartement près de San Francisco. Bouleversé par le suicide de son meilleur ami Richard Brautigan en 1984, Carpenter sombre dans la dépression. Il met fin à ses jours par arme à feu le 28 juillet 1995.


Sale temps pour les braves de Don Carpenter. Cambourakis, 2012. 348 pages. 23 euros.



Un billet qui signe ma seconde participation au mois américain de Plaisir à cultiver