mercredi 29 mai 2024

Au chant des grenouilles T1 : Urania la sorcière - Barbara Canepa, Anaïs Halard et Florent Sacré

Une forêt sombre et profonde, un manoir entouré par les marais et une voix qui vous raconte une histoire à vous filer la chair de poule… Le cadre est posé, bienvenu chez les membres du Club du Samedi. Rassurez-vous, ce démarrage est trompeur. Il n’y a rien d’anxiogène dans cette BD, bien au contraire. On y croise des enfants-animaux tout ce qu’il y a de plus choupi : deux lapins, une chouette, une chauve-souris et un renard dans ce premier tome qui pose les bases d’un univers anthropomorphique appelé à se développer largement par la suite.

Les scénaristes Barbara Canepa et Anaïs Halard ont imaginé une série-concept où chaque volume, reprenant les mêmes personnages, est dessiné par un auteur différent. C’est Florent Sacré qui ouvre le bal. Il sera suivi par Jérémie Almanza, Giovanni Rigano, Kerascoët, Bastien Quignon et Alexis Nesme.

Les familles d’animaux mises en scène permettent de découvrir toute la richesse et les secrets de la nature. Chaque scénette est entrecoupée par de magnifiques illustrations à but pédagogique. L’ambiance qui se dégage de l’ensemble est chaleureuse, portée par un environnement rassurant. Une ode doucereuse à  l’insouciance de l’enfance qui apaise et fait du bien tout en diffusant un sous-texte écologique plein de finesse. Si vous êtes comme moi fan du Vent dans les saules, de La famille Passiflore ou des plus récentes Mémoires de la forêt, nul doute que cette lecture vous enchantera. À déguster sous un plaid, avec une tasse fumante à la main.



Au chant des grenouilles T1 : Urania la sorcière de Barbara Canepa, Anaïs Halard et Florent Sacré. Oxymore, 2024. 48 pages. 14,95 euros.


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lundi 27 mai 2024

Construire un feu - Jack London

 « Si forts qu’aient été les éléments, lui était plus fort. En cette saison, les animaux regagnent leurs trous en rampant et s’y maintiennent terrés. Mais lui ne se cachait pas. Il était dehors, dans le froid, il lui tenait tête, il le combattait. Il était un homme, un maître des choses. » 


1902. Jack London publie une nouvelle intitulée Construire un feu.
1908. Jack London publie une nouvelle intitulée Construire un feu

Les deux versions de Construire un feu ont un même point de départ : un homme seul, dans le grand nord canadien, par -60 degrés. Un homme décidé à rejoindre des camarades prospecteurs et chasseurs d’élans. Un homme sachant que dans cet environnement la moindre erreur est fatale. Sachant également que le feu lui sera un indispensable allié en cas de problème. Car dans ces conditions extrêmes, le froid tue et seule une source de chaleur peut vous maintenir en vie. L’homme sait également qu’il ne doit pas exposer ses membres au gel et qu’il doit fuir toute forme d’humidité. Or, il commet l’erreur de mal évaluer l’épaisseur d’une couche de glace. Ses pieds passent au travers, jusqu’aux chevilles. A partir de ce moment, il lui faut construire un feu pour survivre. Une expérience pas si évidente à réaliser quand on a besoin de gratter une allumette avec des doigts que le froid rend insensibles…

On considère souvent que la première version de la nouvelle est davantage destinée à un jeune public. La situation dégénère mais le trappeur s’en sort miraculeusement. La seconde est par contre beaucoup plus sombre, désespérée même. Dans cette deuxième mouture de l’histoire l’homme est accompagné d’un chien. Ce dernier s’avère être le plus intelligent du duo. Disons plutôt que son instinct lui permet de sentir le danger et que son atavisme lui sauvera la vie. Contrairement à son maître.

Rarement une lecture m’aura donné aussi froid. London retranscrit à merveille les conditions incroyablement difficiles d'un périple au cœur d’une forêt glacée et les sensations qui gagnent peu à peu le marcheur. La bataille qui s’engage entre l’homme et la nature est décrite avec un réalisme sidérant, d’un seul trait, au fil d’une seule journée. Le lecteur avance au rythme et à hauteur du personnage. C’est court, intense, habité. 

Au final, le message est clair : l’homme n’est pas maître de la nature, la vanité et l’orgueil n’ont pas leur place face à cette dernière. 

Construire un feu de Jack London. Magnard, 2017. 80 pages. 3,95 euros.

PS : impossible de ne pas vous recommander l'incroyable adaptation en BD de la seconde version de la nouvelle par un Christophe Chabouté au meilleur de sa forme. Absolument incontournable !



Un billet qui signe l'ouverture de la 5ème saison du challenge
Les Classiques c'est fantastique de Fanny et Moka










mercredi 8 mai 2024

Lebensborn - Isabelle Maroger

« Trouver ses racines, c’est avoir une force pour mieux grandir… Mais aussi se sentir libre de s’en détacher, pour aller vers l’avenir. »

Isabelle Maroger est bouleversée par un cours d’histoire au collège. Elle y apprend que les nazis ont créé pendant la seconde guerre mondiale des Lebensborn, des maternités destinées à la sélection d’enfants blonds aux yeux bleus, notamment en Scandinavie. L’information la touche particulièrement car sa mère, Katherine, est née en Norvège en 1944 et a été adoptée par un couple français deux ans plus tard. Lorsqu’elle interroge sa maman en rentrant à la maison le soir, cette dernière botte en touche. Ce n’est qu’après la disparition des ses parents adoptifs que Katherine se décidera à faire des recherches et qu’elle découvrira qu’elle est bien née dans un Lebensborn, de la liaison d’une norvégienne avec un soldat allemand. Elle ira même jusqu’à retrouver l’identité de sa mère, malheureusement décédée. La rencontre avec son frère, ses sœurs et sa tante reste malgré tout un grand moment d’émotion. Tout l’inverse du voyage en Allemagne pour découvrir un père d’une froideur déstabilisante.

La mère d’Isabelle Maroger avait déjà raconté son histoire dans un livre intitulé « Les racines du silence ». Si sa fille a décidé de s’en emparer à son tour, c’est pour livrer sa propre vision d’un héritage familial douloureux et pour montrer à quel point la génération suivante pouvait être impactée par de lointains événements. Comment grandir avec la révélation d’un tel secret de famille ? Comment gérer sa propre maternité ? Comment avancer sans avoir l’impression de porter un trop lourd fardeau mémoriel ?

Récit au long cours se déroulant sur plusieurs années, cette (en)quête intime et personnelle touche à l’universel. Le travail de mémoire est présenté sans non-dit ni faux-semblant, en toute transparence. Une réflexion sur la transmission aussi sensible que sincère, portée par un trait naïf et vivifiant qui souligne à merveille le large spectre des émotions ressenties par chacun. Au final la recherche des origines se révèlera salutaire pour tous, poussant même Isabelle Maroger à conclure que renouer avec ses racines norvégiennes, « c’est avoir retrouvé quelques pièces de puzzle manquantes à [son] identité, et surtout à [son] cœur. »

Lebensborn d’Isabelle Maroger. Bayard, 2024. 220 pages. 22,00 euros.


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mardi 30 avril 2024

Les Mystères de Paris T1 : L’île de la Cité - Eugène Sue

Du 19 juin 1842 au 15 octobre 1843. Seize mois pendant lesquels la France a vécu au rythme des Mystère de Paris. Le roman d’Eugène Sue est proposé chaque jour en feuilleton dans Le Journal des débats et chaque jour une foule se précipite pour découvrir la suite des aventures de Rodolphe, de Fleur de Marie, du Chourineur, du Maître d’école, de La Chouette et de tant d’autres. Les hommes politiques se passionnent pour l’intrigue, les critiques se déchirent sur la qualité « littéraire » du texte, les écrivains admirent ou jalousent le succès de leur confrère (Balzac le premier). On voit des portiers faire la lecture aux illettrés, on dit que des malades ont attendu la fin de la publication pour mourir. Les gravures reprenant des scènes clés du récit pullulent chez les libraires, on créé des statuettes des personnages, on baptise de leur nom des fleurs du jardin des plantes, on invente des jeux de l’oie, on écrit des chansons, on imagine des danses… Les mystères de Paris deviennent un phénomène de société et Eugène Sue une star immense, sans aucun doute la plus grande vedette de son époque.

La recette de l’écrivain est simple : des personnages aux caractères marqués et caricaturaux (les bons d’un côté, les mauvais de l’autre), des figures fortes, monstrueuses ou idéales, une mise en scène de la violence sans faux semblant mélangée à du pur mélo qui fait pleurer dans les chaumières, des rebondissements permanents, des surprises qui créent l’événement, un art consommé du suspense et une intrigue compréhensible par tous. Autre clé du succès, la mise en scène d’un Paris des bas-fonds qui fait frissonner le bourgeois. Un Paris d’avant les travaux d’Hausmann, un Paris en pleine expansion et en pleine ébullition où des dizaines de milliers de personnes n’ont que le vol comme moyen de subsistance. 

Alors que ce n’était pas forcément son objectif au départ, Sue devient malgré lui l’historien du peuple, le premier à écrire à hauteur d’ouvrier, de bandit, de repris de justice, de prostitué, le premier à dire les douleurs, les misères les crimes, les vices et les vertus des sans-grades. Son roman-feuilleton devient un roman social et engagé. Il est aussi le premier romancier asservi à son public, dépassé par le succès de ses personnages, croulant à la fois sous les louanges et les critiques. Bref, Les Mystères de Paris ont vraiment connu un succès hors-norme dans l’histoire de la littérature française, un succès qui méritait bien une nouvelle publication en poche quelque 180 ans après la première.

La lecture de ce premier tome (il y en a quatre au total) a été pour moi un enchantement. On comprend au fil des pages pourquoi une telle histoire a soulevé autant d’enthousiasme que de défiance. Qualifié de «roman infréquentable », amoral, sulfureux, il a clivé et fasciné, passionné surtout. J’ai le deuxième volume sous le coude, hâte de m’y plonger dès que l’occasion se présentera !

Les Mystères de Paris T1 : L’île de la Cité d’Eugène Sue. 10-18, 2023. 450 pages. 8,90 euros.



Le rendez-vous des Classiques s'invite pour la dernière fois de la saison autour
des thèmes de l'indignation et de la révolte.
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mercredi 24 avril 2024

Sang Dragon - Bédu

Au royaume d’Ergwad, le roi Arthmel vient de rendre son dernier souffle. Son fils Oghor s’imagine déjà sur le trône. Pour parvenir à ses fins il doit écarter la princesse Hélia, sa sœur. Au même moment le magicien du château découvre que la pierre du dragon, endormie depuis des siècles, irradie à nouveau. C’est pour lui l’annonce du retour d’un terrible animal qui va bientôt déchaîner sa fureur sur les terres d’Ergwad. Aucun doute, la mort du roi et le réveil du dragon sont liés. Et Hélia semble être la clé de l’énigme. Commence alors pour la jeune fille une fuite éperdue où seule sa volonté et son courage lui permettront de survivre.

Je connaissais Bédu pour sa série humoristique Les psy, lue il y a fort longtemps dans les pages de la revue Spirou. C’est à la fois un plaisir et une surprise de le retrouver ici dans ce récit de fantasy mélangeant toutes les références du genre. On sent l’influence de quelques grandes séries de l’âge d’or de la BD jeunesse franco-belge telles que Gully, Bizu, Percevan ou encore l’immense Johan et Pirlouit de Peyo. Rien d’original donc mais du travail bien fait, un scénario certes déjà vu mille fois mais d’une grande cohérence et d’une parfaite lisibilité. Surtout le personnage féminin triomphant seule contre tous apporte par rapport aux titres cités plus haut une forme de modernité davantage dans l’air du temps.

Niveau dessin la surprise est totale pour ceux qui comme moi ne connaissaient Bédu que dans le registre de l’humour en une planche façon Boule et Bill ou Gaston Lagaffe. Il se révèle particulièrement inspiré pour créer un univers médiéval fantastique d’une grande crédibilité. Il y a notamment quelques illustrations pleine page qui en mettent plein les yeux.

Au final rien de révolutionnaire mais du travail bien fait et un plaisir de lecture non dissimulé. Que demander de plus ?

Sang Dragon de Bédu. Dupuis, 2024. 96 pages. 18,95 euros. 


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lundi 22 avril 2024

Vivre vite - Brigitte Giraud

 

Avec des « si » on mettrait Paris en bouteille. Avec des « si » on refait le monde. Avec des « si » on s’invente des vies. Avec des « si » on réécrit l’histoire. C’est ce que fait Brigitte Giraud dans ce court texte auréolé du prix Goncourt 2022. Avec des « si » elle imagine que les choses se seraient passées différemment, que son mari n’aurait pas perdu la vie au guidon d’une moto le 22 juin 1999. Au-delà de réécrire le drame, elle tente de le comprendre. Comment en est-on arrivé là ? Comment les événements se sont enchaînés ? Pourquoi cette issue fatale ? Chaque chapitre commence par un « si ». Le récit repose sur ce mélange entre les hypothèses et la réalité des faits, entre le constat dressé avec du recul, loin d’une émotion à chaud, et le nombre incalculable de questions restées sans réponse.

Brigitte Giraud ne s’érige pas en porte-parole des familles victimes de la perte d’un proche dans un accident de la route. Sa perspective est individuelle, elle ne se veut pas universelle, elle touche à l’intime. Avec pudeur, sans pathos, sans chercher à se victimiser ou à tirer les larmes du lecteur. L’exercice était périlleux, voire casse-gueule, mais j’ai trouvé le ton juste, il m’a permis d’être impliqué tout en restant à une certaine distance « de sécurité », sauf peut-être au moment où elle se met dans la tête de son mari juste avant le drame. C’est le seul passage où je me suis senti « voyeur » et mal à l’aise avec ce que je lisais. 

La rédaction d’un tel texte était à l’évidence nécessaire. Cathartique ? Ce n’est pas à moi de le dire. Je constate juste que ce retour sur la chronologie de la journée et des semaines qui l’ont précédée a permis à Brigitte Giraud de mieux cerner les choses, notamment d’écarter une forme de culpabilité aussi inévitable que pesante. Surtout, elle finit par se persuader qu’« il n’y a que des mauvaises questions » et que, (et c’est à l’évidence le plus important pour pouvoir avancer), « il n’y a pas de si ».

Vivre vite de Brigitte Giraud. J’ai lu, 2024. 190 pages. 7,40 euros.




mercredi 17 avril 2024

Sakura Sevens - Shin Kudô et Yû Muraoka

La fleur de Sakura, emblème du Japon, est devenue le surnom de l’équipe féminine de rugby à sept. Une équipe qui, dès 2012, s’est activement préparée pour les jeux olympiques devant se tenir quatre ans plus tard à Rio. Une échéance à la fois proche et lointaine, un rêve accessible, à condition de se donner les moyens d’y parvenir. Ce one shot raconte l’histoire de cette équipe en construction. Une équipe inexpérimentée mais débordant de bonne volonté, dont les figures de proue se révèlent aussi touchantes qu’attachantes, comme Ano Kuwai, grand espoir de l’athlétisme réorientée après le lycée vers le rugby, Marie Yamaguchi qui a étudié et joué en Australie, Chisato Yokoo, qui a passé son adolescence à s’entraîner dans un club de garçons ou encore Yuka Kanematsu, seule mère de famille de l’équipe.

Le manga raconte le parcours suivi par ce groupe, des entraînements à l’intensité féroce jusqu’à la participation aux tournois de qualification qui ont ouvert les portes des ambitions olympiques. Car, bien décidée à ne pas faire de la figuration au Brésil, les filles s’imaginent revenir au pays avec une médaille autour du cou. Entre chaque chapitre sont proposés des encarts pour mieux comprendre les règles du jeu, de petites interviews de certaines joueuses et de courts portraits de chacune d’elles.

Un récit qui célèbre le sport au féminin, l’altruisme, l’abnégation et le don de soi au service d’un projet commun. La dimension documentaire n’exclut pas l’émotion et c’est un plaisir de suivre le cheminement d’un collectif soudé et déterminé.

Sakura Sevens de Shin Kudô et Yû Muraoka (traduit du japonais par Cyril Coppini). Éditions L’aqueduc Bleu, 2023. 170 pages. 8,00 euros.

PS : malheureusement la dure réalité a rattrapé les Sakura Sevens une fois à Rio puisqu’elles ont été balayées 45 à 0 pour leur entrée dans la compétition face au Canada puis 40 à 0 face à la Grande-Bretagne et 26 à 10 contre l’hôte brésilien. Seule une victoire face au Kénya aura évité une déroute totale et permis au Japon de finir 10ème sur 12. Loin, très loin de la médaille rêvée…



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lundi 15 avril 2024

Délivrez-nous du bien - Joan Samson

Perly le sauveur ! Lorsque ce commissaire-priseur débarque à Harlow, bled paumé du New Hampshire, la population considère son arrivée comme un don du ciel. Le projet du bonhomme est simple, il souhaite demander aux fermiers du coin de se débarrasser de leurs vieilleries pour les vendre aux enchères. En contrepartie il s’engage à ce que le bénéfice des opérations serve à doter la police locale de nouveaux équipements et de nouveaux adjoints. 

Les époux Moore commencent par jouer le jeu avec un certain enthousiasme, trop heureux de vider leur grange et leur grenier poussiéreux pour récupérer quelques billets. Mais une fois leur stock d’encombrants épuisé, le bon samaritain continue à les solliciter. Charismatique, il leur explique qu’une réponse négative de leur part n’est pas envisageable. D’abord poliment, puis en laissant planer des menaces de moins en moins insidieuses. Comprenant qu’ils risquent de perdre jusqu’à leur dernier meuble, voire bien davantage, les Moore n’ont plus que deux solutions : quitter les terres ancestrales de leur famille ou commettre l’irréparable.

Écrit en 1975 par une autrice qui succombera d’un cancer fulgurant à l’âge de 38 ans quelques mois après sa publication, ce roman jusqu’alors inédit en France est considéré par Stephen King comme un chef d’œuvre de l’épouvante. Rien d’horrifique à proprement parler mais la terreur se veut ici psychologique. Et le mal se cache autant dans le capitalisme sauvage que dans la soumission des gens de peu face aux puissants.

Perly le désintéressé se révèle au final un démon incarné. Un homme mystérieux, charmeur, inspirant une fascinante répulsion. Un homme auquel il est impossible de dire non, qui déclarera pour se dédouaner après avoir répandu la souffrance et le chaos autour de lui : « Tout ce que j’ai fait, vous m’avez laissé le faire. »

Incontestablement un grand roman américain, suffocant huis-clos en pleine nature qui parle de la perte d’identité, de la dépossession et de la résignation des plus faibles face à la loi du plus fort. Du moins jusqu’à un certain point.

Délivrez-nous du bien de Joan Samson (traduit de l’anglais par Laurent Vannini). Monsieur Toussaint Louverture, 2024. 295 pages. 16,50 euros.





mercredi 10 avril 2024

Contes du caniveau - Tadao Tsuge

La cour des miracles, Vagabonds, Voyous, les titres des nouvelles de ce recueil reflètent à merveille son contenu. Écrites entre la fin des années 60 et le début des années 70, elles mettent en scène le Tokyo de l’après-guerre et ses quartiers les plus pauvres, dans une ville encore loin de la reconstruction. On y croise des familles dysfonctionnelles, des arnaqueurs, des petites frappes, des filles de joie, autant d’hommes et de femmes qui ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. Un bal des désenchantés, dans un décor où les sans-grades, les oubliés et les indésirables de la société s’attablent au banquet des déchets de l’humanité. 

Tadao Tsuge est un auteur confidentiel, loin de l’aura et de la reconnaissance qu’a pu connaître son frère Yoshiaru. Le genre d’auteur auquel on fait appel pour remplacer au dernier moment un dessinateur n’ayant pu livrer ses planches à temps dans un magazine, un bouche-trou occasionnel en somme, qui n’a malheureusement pas pu vivre de son art et a dû continuer à enchaîner les boulots « alimentaires » pour subvenir à ses besoins. Sans doute n’a-t-il pas connu la gloire à cause de la noirceur de ses histoires au pessimisme exacerbé. Pourtant son trait limpide, son style épuré et son découpage sans chichi offrent une lecture d’une rare fluidité, surtout dans une période de l’histoire du manga où l’expérimentation graphique et narrative était de mise.

Ces Contes du caniveau dressent un tableau sordide et sans complaisance d’une communauté d’exclus, tour à tour résignés ou enragés. Le réalisme cru de ces tranches de vie a quelque chose de dérangeant mais il doit surtout être appréhendé comme un témoignage quasi documentaire d’une époque ou violence et misère allaient de pair pour toute une frange de la population japonaise.  

Contes du caniveau de Tadao Tsuge (traduit du japonais par Fusako Halle-Saito et Lorane Marois). Cornélius, 2024. 250 pages. 26,50 euros.




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lundi 8 avril 2024

Le clan des Brumes - Antonio Pérez Henares

Je n’avais jusqu’alors jamais lu de fictions sur la préhistoire. Ni La guerre du feu, ni la saga des enfants de la terre de Jean M. Auel, ni même Rahan, c’est dire. Une grande première donc avec le début de cette trilogie écrite par Antonio Pérez Henares en 1999 et qui a connu un succès phénoménal en Espagne.

Œil perçant est un jeune chasseur talentueux dont le comportement heurte les traditions de son clan. Trop autonome, trop enclin à remettre en cause le fonctionnement de sa communauté, il se marginalise peu à peu, au point de devoir quitter les siens pour suivre les traces de son père et de sa mère mystérieusement disparus. Alors que la période paléolithique touche à sa fin et qu’elle va bientôt laisser la place à la révolution néolithique, les mutations sociétales en marche chez certains de ses congénères éblouissent le jeune homme. Agriculture, domestication des animaux, place de la femme, les évolutions sont aussi rapides qu’importantes et Œil perçant va à l’évidence avoir un rôle crucial à jouer dans cette période charnière de l’histoire de l’humanité.

Je ne sais pas à quel point le roman est documenté, à quel point il respecte les travaux historiques, archéologiques, voire sociologiques liés à l’époque qu’il met en scène, mais le réalisme est de mise et on a furieusement envie de croire à la véracité des scènes décrites et des interactions entre les protagonistes. La figure progressiste d’Œil Perçant permet de dénoncer des pratiques ancestrales devenant peu à peu inacceptables et montre un basculement vers une société davantage « civilisée ». La nature est également omniprésente, la rudesse des conditions de vie est soulignée avec maestria, tous les éléments du quotidien s’insèrent avec fluidité dans un récit qui, au-delà de son réalisme, se veut avant tout un roman d’aventure épique plein de souffle. 

Inutile de vous dire à quel point j'attends la suite avec impatience.

Le clan des Brumes d’Antonio Pérez Henares (traduit de l’espagnol par Anne-Carole Grillot). Hervé Chopin éditions, 2024. 215 pages. 21,50 euros.