« Un nouveau-né apparu en ville, c’est le diable qui parle, maman doit le noyer. »
Ainsi commença la vie d’Early Taggart, dans un coin paumé de la Virginie Occidentale, en 1903. Une mère illuminée qui pense avoir enfanté un démon et décide de le baptiser en plein hiver dans les eaux d’une rivière gelée. Le nourrisson s’en sort miraculeusement mais il gardera à jamais les stigmates de cet acte de maltraitance. En effet, suite à ce terrible plongeon, le bébé développe une infection majeure au niveau de la bouche et des gencives qui lui vaudra le surnom de Gueule-Tranchée. Quand sa mère est arrêtée puis internée, l’enfant est recueilli par une bouilleuse de cru et grandit dans une maison nichée au pied des montagnes. Très vite, il développe des dons particuliers pour l’escalade et le maniement de la fronde. Devenu adolescent, il s’engage auprès des syndicats de cette région minière dans le conflit qui oppose ouvriers et patrons. Ses talents de tireur d’élite feront de lui un assassin qui, pour échapper aux poursuites, va se cacher pendant 25 ans dans la montagne.
Entre 1946 et 1961, revenu à la civilisation, Gueule-Tranchée devient successivement bluesman puis journaliste, couvrant notamment la campagne électorale de Kennedy dans sa région natale. Puis ce fut un retour à la vie sauvage pendant près de 30 ans, jusqu’au début des années 90…
Par où commencer pour vous présenter La ballade de Gueule-Tranchée ? Peut-être par le petit bout de la lorgnette avec le nom du traducteur. Il s’agit de Brice Mathieussent, ce qui, pour moi, est déjà un gage de qualité. Le monsieur est en effet, entre autres, le traducteur de John Fante, ce qui n’est vraiment pas rien. Mais bon, heureusement, le roman ne se limite pas à l’excellence de sa traduction. La vie d’Early Taggart, c’est de la littérature américaine pur sucre, pleine de souffle et d’énergie. L’écriture est fluide, les dialogues ciselés, les descriptions précises, la galerie de personnages inoubliable, bref tous les ingrédients sont réunis pour faire de ce texte un petit bijou.
Bien sûr, l’auteur en fait trop avec ce centenaire capable de vivre totalement isolé dans une cabane à flanc de montagne. Mais on se laisse berner avec délice par le coté plus qu’improbable des situations parce que ça fait du bien de lire en 2011 un récit picaresque mettant en scène un héros digne des plus grandes figures de la littérature made in USA. On pense à l’Ignatius Reilly de JK Toole, au Bandini de J. Fante ou encore à l’Edgar Mint de Brady Udall.
Rendez-vous compte, La ballade de Gueule-tranchée est un premier roman ! Loin, tellement loin de l’autofiction à la française où les auteurs passent leur temps à se regarder le trou balle, qu’il est bon de découvrir un auteur capable de lâcher la bride pour révéler de formidables talents de conteur. J’espère vraiment que Glenn Taylor rencontrera le succès qu’il mérite.
La ballade de Gueule-tranchée, de Glenn Taylor, grasset, 2011. 348 pages. 20 euros.
L’info en plus : Je profite de ce billet pour annoncer officiellement ma participation au challenge Nature Writing de
Folfaerie. Pour moi, une grande partie du roman relève du Nature Writing, notamment les périodes où gueule-tranchée vit seul dans les montagnes pendant plusieurs décennies. Et puis le récit, qui traverse le 20ème siècle, aborde la question de l’exploitation des ressources minières de la Virginie Occidentale qui a conduit à l’arasement des montagnes pour permettre la création de mines à ciel ouvert, ce qui a défiguré le paysage et entraîné la disparition d’une grande partie de la faune et de la flore. Bref, la Ballade de Gueule-tranchée peut tout à fait s’inscrire dans la tradition du Nature Writing même s’il ne se résume pas qu’à cela. Il représentera en tout cas ma première participation au challenge de Folfaerie.