mercredi 26 octobre 2011

Atar Gull ou le destin d’un esclave modèle

Atar Gull est le fils du roi de la tribu des Petits Namaquas. Enlevé par ses ennemis jurés les Grands Namaquas, il est vendu à un négrier et embarque pour la Jamaïque. En cours de route, le bateau est arraisonné par des pirates et la « cargaison » change de main. Après un voyage épouvantable, seuls 17 des 100 esclaves arrachés à leur terre natale arrivent en vie à bon port. Atar Gull est vendu à Tom Will, un planteur paternaliste qui traite ses esclaves plus « humainement » que nombre de ses confères. Devenant rapidement le serviteur attitré de Will, il l’accompagnera jusqu’à son dernier souffle. Mais sous l’empathie affichée à l’égard de son maître, l’esclave n’aura de cesse de mettre en œuvre une implacable vengeance…

Atar Gull est l’adaptation d’un roman d’Eugène Sue publié en 1831. Une œuvre d’une violence et d’une modernité incroyable. L’auteur des mystères de Paris offre avec ce roman l’un des ouvrages les plus choquants de son époque. Loin de faire d’Atar Gull le bon sauvage épris de liberté qui, une fois affranchi, accède au paradis après avoir subit les pires tourments, il préfère le transformer en psychopathe prêt à tout pour se venger. Son esclave n’est pas Spartacus, il ne souhaite pas fédérer ses pairs et entrer en rébellion. Tout ce que veut Atar Gull, c’est faire payer à son maître son comportement inhumain. De victime, il va se transformer en bourreau, tuant la fille de Tom Will, empoisonnant ses bêtes et ses esclaves, allant même jusqu’à provoquer la mort de son propre fils pour parvenir à ses fins. Sournois, individualiste, impitoyable, d’une rare intelligence, Atar Gull est un personnage terrifiant. Au bout du compte, il n’y pas grand monde à sauver dans cette histoire. Des chefs de tribu aux négriers, du pirate au maître esclavagiste en passant par les esclaves eux-mêmes, tous les protagonistes sont d’infâmes salauds. Sans doute Sue a-t-il voulu dénoncer avec ce roman le paternalisme, une forme de racisme habillée avec les beaux habits de l’humanisme. Et force est de reconnaître qu’il a frappé fort !

Avec un tel sujet, difficile de proposer un dessin hyper réaliste qui rendrait l’horreur des situations insupportable. A l’inverse, le choix du franco-belge « gros nez » à l’ancienne aurait été proprement ridicule. Avec le dessin synthétique de Brüno, c’est un parfait compromis qui est trouvé. Le découpage, très cinématographique, alterne à merveille les séquences violentes et les pauses quasi contemplatives, en mer ou sur la plantation. Les couleurs crépusculaires, flamboyantes, jouant sans cesse sur le contraste entre ombre et lumière, magnifient l’ensemble. Du grand art !

Atar Gull est un album d'une grande puissance. Violent, sans concession, d’une insondable noirceur (sans jeu de mot !), il coupe le souffle comme un crochet à l’estomac. En matière de BD traitant de l’esclavage, ma référence absolue restait Les passagers du vent. Il me faut aujourd’hui reconnaître qu’Atar Gull fait au moins jeu égal avec le chef d’œuvre de Bourgeon.

Un dernier mot pour féliciter l’éditeur d’avoir publié cette histoire en un seul volume. L’album est en effet découpé en deux chapitres de 44 pages qu’il aurait été facile de publier en deux tomes à quelques mois d’écart pour avoir davantage de rentabilité. En choisissant le One Shot plutôt que le diptyque, Dargaud respecte le travail des auteurs et offre au lecteur une histoire complète qu’il peut dévorer d’une traite sans avoir à attendre impatiemment la suite et sans passer deux fois à la caisse. C’est suffisamment rare pour être souligné.


Atar Gull ou le destin d’un esclave modèle de Fabien Nury et Brüno, Dargaud, 2011. 88 pages. 16.95 euros.





15 commentaires:

  1. Un excellent one-shot ! De toute façon, Fabien Nury ne fait que du bon ces dernières annnées !

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  2. @ Yvan : c'est vrai qu'il n'y a pas grand chose à jeter dans la production de Nury. Avec Brunschwig, c'est l'un de mes scénaristes préférés actuellement.

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  3. Si les spécialistes l'affirment, je dois lire cet album.

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  4. J'ai eu l'occasion de lire deux chroniques sur cet album cette semaine (dont celle d'Yvan). Tu confirmes la qualité de l'ouvrage et la force du récit. A mon tour de constituer ma lettre pour le Gros barbu ! ^^

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  5. Un one-shot à retenir par conséquent et bravo à l'éditeur!

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  6. @ Wens : je ne sais pas si tu dois le lire mais je te le recommande chaudement.

    @ Mo' : avec toutes ces BD la hotte du gros barbu va être intransportable !

    @ Mango : tu peux l'ajouter à ta LAL.

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  7. D'emblée, je dirais que le sujet n'est pas pour moi, pourtant, j'avoue être assez séduite par le choix graphique, malgré la violence évidente de l'histoire... Pourquoi pas alors...!

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  8. Le scénario m'intrigue, et le dessin m'emballe : je le note donc (mais pas pour Noel, plutôt pour mon anniv). Je sens que cela va être une belle découverte !

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  9. Non seulement Fabien Nury est une grosse pointure mais moi Brüno je l'adore. J'ai lu le dossier dans Case-mate, j'ai hâte que ça rentre au Québec!

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  10. Il faut croire que nous avons des avis similaires sur quelques albums.
    Une très belle chronique pour un très bel ouvrage.

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  11. @ Noukette : laisse toi donc tenter.

    @ Sara : si scénario et dessin te plaisent, fonce !

    @ Arsenul : moi aussi je suis fan du trait de Brüno. C'est particulier mais en même temps tellement séduisant !

    @ Lunch : très bel ouvrage, indiscutablement. Une des belles surprises de l'année en matière de BD.

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  12. Bravo pour cet article ! Je retrouve tout le plaisir de ma lecture.

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    1. Merci, j'avoue que j'ai essayé de m'appliquer pour faire transparaître au mieux mon ressenti.

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  13. Une adaptation audacieuse pour une histoire terrifiante, un peu traitée à la Corto Maltese !

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  14. "Audacieux" et "terrifiant", je te rejoins à 100% !

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