lundi 12 août 2024

Parfois le silence est une prière - Billy O’Callaghan

 

« Parfois la vie se brise d’une manière qu’on ne peut jamais réparer. Nous observons, nous attendons, nous prenons dans nos mains celle de nos mourants, nous essayons de les réconforter lorsqu’il n’y a plus rien à dire, puis nous les mettons en terre, nous pleurons pendant un moment pour eux et pour nous-mêmes. Et quand le temps a passé - parce que nous n’avons pas le choix -, nous cherchons parmi les fragments de ce qui nous reste une raison de continuer »

Trois époques, trois personnages, trois témoignages, une seule famille et un seul pays : l’Irlande. C’est Jer qui ouvre le bal. Nous sommes à Cork, en 1920, la veille de l’enterrement de sa sœur. Les gendarmes viennent le chercher au pub, ils veulent qu’il passe la nuit en cellule pour éviter qu’il s’en prenne à son beau-frère, ce salopard qui a fait vivre un enfer à la défunte. Vient ensuite le récit de Nancy, en 1911. La mère de Jer raconte sa rencontre avec le père de ses enfants, un homme marié qui l’a vite abandonnée à l’annonce de sa première grossesse. Obligée de se prostituer après la naissance de sa fille, elle le recroisera brièvement, se retrouvant à nouveau enceinte. Sans la moindre ressource, elle devra se résoudre à fréquenter l’asile des pauvres, où on lui retirera la garde de sa fille, en attendant la naissance de son garçon. Un bond dans le temps nous propulse enfin en 1982 avec Nellie, la fille de Jer (et donc petite fille de Nancy), au moment où la maladie va bientôt l’emporter. L’occasion pour elle de se remémorer des souvenirs douloureux, notamment ce moment, des décennies auparavant, où une sage-femme posa entre ses bras l’enfant mort-né dont elle venait d’accoucher.

Une famille, beaucoup de misère, de souffrance, de douleur. Billy O’Callaghan dresse le portrait des gens de peu, des gens de rien, des invisibles. Loin d’un misérabilisme à la Dickens, il les drape d’une dignité qui force l’admiration. Traversant l’Irlande du 20ème siècle, Jer, Nancy et Nellie subissent sans se plaindre, se relèvent après chaque chute, aussi dure soit elle. Ils pleurent leurs morts et continuent d’avancer pour les vivants, de rester soudés face aux éléments contraires et aux drames qui les touchent. Tout ce qu’ils souhaitent, c’est avoir un être bien-aimé à leurs côtés au moment de rendre leur dernier souffle, histoire de se dire que, malgré tout, leur vie a compté un peu.

C’est magnifiquement écrit (ou plutôt traduit), même si le choix de la première personne rend peu crédible une si belle langue pour des personnes ayant bien peu d’instruction (Nancy avoue qu’elle ne sait ni lire ni écrire et s’exprime pourtant de façon extrêmement littéraire). Un maigre bémol que cette incohérence par rapport au plaisir procuré par cette lecture poignante d’une dramatique beauté.

Parfois le silence est une prière de Billy O’Callaghan. Bourgois, 2023. 285 pages. 21,00 euros.






lundi 5 août 2024

Mission in the apocalypse T1 - Haruo Iwamune

Elle est en mission, Saya. Dans un monde ravagé où aucun humain ne semble avoir survécu, elle évolue seule au milieu des décombres. Son but ? Récupérer les cadavres des « condamnés », ceux qui ont été fauchés par « le mal cristallin », afin de les incinérer. C’est l’unique moyen de décontaminer les lieux où stagnent les miasmes qui ont été propagés par des formes de vies apparues soudainement sur terre. Rendre les territoires à nouveau habitables et mettre à l’abri d’éventuels survivants, c’est le quotidien de Saya.

On la voit donc au fil des chapitres inspecter un cinéma, un musée, un manoir, un bunker ou des immeubles à l’abandon. Elles ne croisent que des robots ou des intelligences artificielles, plus aucune autre forme de vie ne semble exister. Elle continue malgré tout ses recherches, avec une sorte de détachement qui interpelle. Et puis son statut interroge. Qui est-elle ? Pourquoi échappe-t-elle à la contamination ? Qui l’a missionnée ? Autant de questions auxquelles les dernières pages apportent un début de réponse, sans pour autant révéler tous les secrets de la jeune fille.

Un manga forcément étrange, où le contraste est permanent entre le détachement de Saya et la réalité dramatique de la situation. Son voyage à travers les ruines devient presque contemplatif, forcément très silencieux et, au final, sans véritable sentiment d’urgence. Les dessins sont splendides, les décors post apocalyptiques hyper-travaillés et l’ambiance irréelle d’un monde sans vie parfaitement rendue.

Après, la thématique n’a rien d’original, les mangas présentant des figures féminines évoluant dans un tel environnement sont légion (on peut par exemple citer le très paisible Escale à Yokohama, le poétique Girl’s last tour ou encore l’écologique Terrarium) mais Haruo Iwamune a su créer son propre univers post apocalyptique. Il séduit en imposant un rythme tranquille et en distillant avec parcimonie des informations capitales qui permettent au lecteur de renouveler en permanence son intérêt pour une intrigue tout sauf répétitive. La série ne compte pour l’instant que trois tomes au Japon, le deuxième est prévu chez nous en novembre. Vivement l’automne !

Mission in the apocalypse T1 d'Haruo Iwamune. Delcourt/Tonkam, 2024. 224 pages. 8,50 euros.






lundi 29 juillet 2024

Gonzo : voyage dans l’Amérique de Las Vegas Parano - Morgan Navarro

Adorateur d’Hunter S. Thompson, créateur du journalisme Gonzo en 1971, Morgan Navarro décide de se lancer sur les traces de son idole. Accompagné de Jack, un reporter radio, il part sillonner l’Amérique pour « redonner vie à Thompson en faisant parler les gens qui l’ont connu ». A eux les grands espaces et l’aventure trépidante, les abus d’alcool et de drogue, la liberté et la vie avec un grand V, bref tout ce que Thompson a connu en son temps. Sauf que les choses ne vont pas forcément se dérouler comme prévu…

Difficile de « créer du contenu » quand on n’a rien à dire. C’est vraiment l’impression que m’a laissé la lecture de cet album. L’intention de départ est bonne mais la réalisation catastrophique. Le voyage n’a aucun intérêt (pour moi du moins). Chaque passage sur les traces de Thompson se concrétise par de l’anecdotique qui n’a rien de marquant. Même la rencontre avec Johnny Depp, qui a incarné Thompson au cinéma, se révèle triste à mourir et se résume à un moment commun passé devant une pissotière. J’ai beaucoup lu Thompson et sans être non plus un spécialiste du bonhomme, je suis assez familier de son style et de sa vision du journalisme pour constater que, si le but était de lui rendre hommage en tentant de l’imiter, le coup est raté. Et pas qu’un peu.

En fait, Morgan Navarro semble ne pas savoir quelle direction donner à son récit, entremêlant en permanence son projet « journalistique » de départ à sa situation personnelle, notamment les crises d’angoisse qui ne cessent de le tourmenter. Le fait est que cet angle d’attaque n’est pas inintéressant, surtout quand on sait que Thompson s’est suicidé en se tirant une balle dans la tête mais là encore, le sujet n’est que survolé. Non, vraiment, il manque une base solide, un squelette narratif structurant pour que cet album ne rentre pas dans la catégorie des « aussi vite lus qu’oubliés ».

Seul enseignement à tirer du voyage de Morgan et Jack ? Eh bien que, clairement, l’esprit du « Gonzo » n’existe plus. Ce vent de liberté de ton, de parole et d’attitude qui a toujours caractérisé Thompson, mais qui était aussi propre à une époque, n’a plus sa place dans l’Amérique d’aujourd’hui. Pour le reste, mon encéphalogramme de lecteur est resté plat, malheureusement.

Gonzo : voyage dans l’Amérique de Las Vegas Parano de Morgan Navarro. Dargaud, 2024. 160 pages. 24,00 euros.








jeudi 25 juillet 2024

Le Paris des mangakas (2de partie)

Suite et fin de la présentation de mangas se déroulant à Paris.  


Un mangaka passe quelques jours à Paris après avoir participé à un festival BD en Espagne. Après une nuit fiévreuse, il décide de se rendre au Louvre. Pris de vertiges au milieu des statues antiques, il se réveille dans un musée vide avec un guide inattendu. Dans les jours qui suivent, chacun de ses passages au Louvre (sans parler d'un détour par Auvers-sur-Oise) sera l’occasion de rencontrer quelques-unes des plus grandes figures de l’art.
Entre rêve et réalité, un hommage au Louvre et surtout aux œuvres qu’il renferme. Si l’on accepte le postulat de départ onirique, le voyage vaut la peine et c’est un plaisir de voir l’alter ego du regretté Taniguchi déambuler dans les salles du plus grand musée du monde. Au-delà du Louvre, Paris est représenté avec la rigueur, la minutie et le talent qui caractérise (entre autres) le dessinateur de L’homme qui marche, du Gourmet solitaire et de L’orme du Caucase. Un régal, qui plus est en couleur et en grand format cartonné, « à l’européenne ».

Les gardiens du Louvre de Jirô Taniguchi. Futuropolis/Le Louvre éditions 2014. 144 pages. 20,00 euros.


A Tokyo, un père de famille endetté jusqu’au cou qui élève seul sa fille se voit charger par un étrange personnage, amoureux fou de la France, de se rendre au musée du Louvre. Sa mission ? Faire disparaître pendant quelques temps un tableau de Vermeer. S’il parvient à mener sa tâche à bien, tous ses ennuis financiers seront réglés. Direction Paris donc pour le papa et sa fillette, où les attendent un pompier français et sa mère concierge…
Dit comme ça, ça paraît un peu alambiqué, et encore, je suis loin de vous avoir tout raconté. Le scénario n’est pas toujours évident à suivre et frôle parfois l’absurde mais j’ai été ravi de retrouver Naoki Urasawa mettre en scène une histoire se déroulant en Europe. Ça m’a rappelé son fabuleux thriller Monster, qui se déroulait essentiellement en Allemagne et en République Tchèque. Cette fois-ci l’ambiance est beaucoup plus légère, la dimension policière servant surtout de prétexte à nous faire visiter le Louvre dans un cheminement allant de La Victoire de Samothrace à La Dentelière en passant par le département des antiquités égyptiennes. Une belle occasion de découvrir le regard posé sur Paris par un des plus talentueux mangakas de sa génération.

Mujirushi le signe des Rêves de Naoki Urasawa. Futuropolis/Le Louvre éditions 2019. 270 pages. 14,90 euros.



Années 1870. Céline François, 14 ans, débarque à Paris de sa Normandie natale. Engagée par un vieil homme excentrique, elle est chargée d’écrire un ouvrage sur les travailleurs parisiens. Pour ce faire, son mentor la place successivement comme employée de maison, couturière, vendeuse dans un grand magasin ou assistante de notaire. Ses balades dans Paris lui permettent également de croiser des fleuristes, des boulangers, des cordonniers, des vendeurs de journaux et des vanniers, bref, tout ce qu’il faut pour mener sa tâche à bien.
Un manga simple et tranquille, dont le but est de montrer la vie à Paris à la fin du 19ème siècle. Passionnée par l’impressionnisme, l’auteur avoue à la fin du premier tome que son but était de montrer une ville « où le quotidien de ses habitants pourrait devenir le sujet d’une peinture ». Cette série terminée en trois volumes est avant tout destinée au public nippon, tant les informations « historiques » et « pratiques » disséminées au fil des pages n'apprendront rien de neuf aux lecteurs français. Quoi qu’il en soit, cela reste une curiosité à découvrir si l’on s’intéresse à la vision parfois idéalisée (voire fantasmée) qu’ont les japonais de la capitale française.

Céline, une vie parisienne d’Akame Hinoshita. Komikku, 2024. 180 pages. 8,50 euros.



 


lundi 22 juillet 2024

Le Paris des mangakas (1ère partie)

Petit billet un peu à part à l’occasion des jeux olympiques (ben oui, faut marquer le coup^^) avec une présentation de mangas se déroulant à Paris.  

Comment les mangakas se représentent Paris ? Voyons ça de plus près !

L’autrice veut quitter le Japon pour voir le monde et décide de s’installer quelques temps en France. Problème, juste avant de partir, un éditeur lui propose un contrat. Elle décide quand même de s’envoler pour Paris, se disant qu’elle enverra son travail depuis la capitale française… qui deviendra d’ailleurs le sujet de sa future publication.
Le regard porté sur Paris est en grande partie lié à ses difficultés d’adaptation et au fait de ne pas parler français. Pour autant le ton n’est pas à la plainte permanente devant le comportement de ces maudits parisiens. Loin des clichés, c’est avec sincérité et humour qu’elle raconte ses déboires, ses bonnes et mauvaises surprises et le décalage culturel pas toujours simple à appréhender.
Le dessin est minimaliste, la couleur n’apporte pas grand-chose mais les scénettes qui composent l’ouvrage ont d’abord été publiées en ligne et il est clair que le format web est bien plus adapté à ce genre de projet. Un manga conclu en 3 tomes qui n’est aujourd’hui plus commercialisé (mais qui doit se trouver facilement d’occasion).

Un pigeon à Paris de Rina Fujita. Glénat, 2017. 144 pages. 10,75 euros.


Exactement le même point de départ que le titre précédent, à savoir l’arrivée à Paris d’un jeune dessinateur japonais qui nous raconte son quotidien. Les chapitres sont hyper-courts, certains tiennent d’ailleurs en une page. C’est drôle, décalé comme le regard que porte l’auteur sur la France en général et Paris en particulier. Beaucoup d’autodérision avec une fois encore le fait de ne pas parler la langue comme obstacle majeur à l’intégration.
Niveau dessin c’est aussi minimaliste que le « Pigeon » et heureusement que Paris est dans le titre de l’ouvrage parce que l’absence quasi-totale de décors en arrière-plan de la plupart des cases ne permet pas d’identifier la capitale au premier coup d’œil.
J.P. Nishi a consacré deux autres titres à  sa vie parisienne (« Paris, le retour » et « Paris toujours »), il s’est marié à une française, avec laquelle il a eu deux enfants. Un vrai francophile en somme !

Á nous deux Paris de J.P. Nishi. Éditions Philippe Picquier, 2012. 190 pages. 14,90 euros.


It’s your world raconte l’histoire d’une famille japonaise s’installant à Paris suite à une mutation professionnelle. La ville est essentiellement vue à travers les yeux d’Hiroya, le fiston ado. Ses parents et sa grande sœur sont également présents dans l’histoire mais c’est clairement lui qui tient le premier rôle. Et le moins que l’on puisse dire c’est que Paris ne lui plaît pas du tout. Impossible de s’intégrer dans son école française, difficile de supporter la saleté dans les rues, les comportements « typiquement » parisiens et une sœur qui idéalise bêtement (selon lui) l’art de vivre à la française. En fait, c’est surtout le mal du pays qui le ronge et il faudra un rapprochement avec une camarade de classe pour que le jeune garçon commence à apprécier sa nouvelle vie.
Le trait est typique du shojo alors que sur le fond on est plus proche de la chronique familiale que de la romance mais peu importe, l’histoire, bouclée en deux tomes, se lit très facilement et avec plaisir. Et au moins le dessinateur s’emploie à représenter la diversité de Paris à travers des décors bien plus travaillés que dans les deux titres ci-dessus. 

It’s your world de Junko Kawakami. Kana, 2008. 160 pages. 10,50 euros. 




 

jeudi 18 juillet 2024

Urushi - Aki Shimazaki

Autant je suis le premier à râler chaque mois d’août en découvrant un nouveau roman d’Amélie Nothomb sur les tables des libraires, voyant dans cette production annuelle une démarche bien plus commerciale que littéraire, autant je pardonne à Aki Shimazaki de faire la même chose chaque printemps parce que… je ne suis pas à une contradiction près. Ben oui, je n’y peux rien si je me réjouis de retrouver sa plume tout en délicatesse et ses personnages si attachants. Il faut dire en plus que ce « Urushi » était davantage attendu que les autres puisqu’il vient clore la pentalogie « Une clochette sans battant ».

On y retrouve donc des protagonistes déjà vus dans les tomes précédents, avec cette fois-ci une focalisation sur la famille recomposée de l’adolescente Suzuko. Son père, veuf, a épousé sa belle-sœur, juste après sa naissance. Elle a donc grandi auprès de sa tante et du fils de cette dernière, Nuro, né d’une précédente union. Élevés comme des frères et sœurs, les deux cousins ont développé une complicité pleine de tendresse, bien que Nuro ait dix ans de plus que Suzuko. Aujourd’hui adolescente, cette dernière reste viscéralement accrochée à son rêve d’enfant : épouser Nuro. Sauf que celui-ci, ayant depuis longtemps quitté la maison, a d’autres projets.

Le Kintsugi, cet art traditionnel consistant à réparer les morceaux brisés d’une céramique avec de la laque avant de les saupoudrer d’or, est au cœur du roman. Symboliquement, il représente la recomposition de la famille de Suzuko : « Nous étions tous les quatre des morceaux de familles brisées. Et ces morceaux se sont rassemblés pour former un seul objet. » Au-delà de la symbolique, le texte flirte également avec le roman d’apprentissage, poussant Suzuko à comprendre que « l’amour à sens unique ne fonctionne pas » et à la sortir du monde de l’enfance pour entrer de plain-pied dans l’âge de la maturité.

Comme d’habitude chez Shimazaki des secrets vont être révélés et les émotions s’épanouir avec pudeur et légèreté. L’écriture, à la fois descriptive et minimaliste, touche à une forme d’épure et offre un rythme plein de charme au récit. Bref, vivement le prochain printemps et le début d’une nouvelle pentalogie !

Urushi d’Aki Shimazaki. Actes sud, 2024. 140 pages. 16,00 euros.






dimanche 14 juillet 2024

Les reflets du monde en lutte T2 : Et travailler et vivre - Fabien Toulmé

Fabien Toulmé est un auteur dont je dévore chaque livre avec le même plaisir, un auteur qui ne m’a jamais déçu depuis le fabuleux « Ce n’est pas toi que j’attendais » sorti il y a dix ans. Il y a eu depuis l’incroyable « Odyssée d’Hakim » (une trilogie), les touchants « Suzette ou le grand amour » et « Les deux vies deBaudouin », l’intime « Inoubliables » et son dernier projet en date, « Les reflets du monde », dont le deuxième tome vient tout juste de sortir.

Après un premier volume consacré à trois formes de résistance face à l’oppression, Toulmé aborde cette fois-ci la question du rapport au travail, une fois encore à travers trois exemples concrets sur trois continents différents. D’abord aux États-Unis, où s’est développé le phénomène de la grande démission, puis en Corée du Sud, où l’excès de travail entraine des souffrances pouvant aller jusqu’au suicide ou à la mort par épuisement et enfin aux Comores, où le développement économique tente de se conjuguer avec une certaine forme de durabilité.

Le postulat de départ pour chacun des trois reportages est simple : quelle place occupe le travail dans notre vie et comment ce travail est-il vécu au quotidien ? Au final, trois salles trois ambiances. Chez les grands démissionnaires américains, une volonté de prendre du recul par rapport aux injonctions professionnelles pour vivre sa vie comme on l’entend. En Corée du Sud, travailler trop relève de la norme et vouloir faire reconnaître la responsabilité des employeurs qui poussent à bout leurs collaborateurs est quasi impossible. Tandis qu’aux Comores, c’est la pauvreté que le développement économique doit combattre, loin de toute considération sociale et d’avancée du droit des travailleurs, même si un début de changement tend à s’opérer.

Entre chaque reportage, les intermèdes où le dessinateur interroge la sociologue Dominique Méda offrent une remise en perspective passionnante des témoignages recueillis sur le terrain « à hauteur d’homme ». La combinaison entre le factuel et l’analyse à posteriori enrichit le propos et donne de l’épaisseur à l’ensemble. Et comme d’habitude Toulmé fait du Toulmé : respectueux de la parole de l’autre, curieux, sans jugement ni à priori, jamais avare d’autodérision et de petites pointes d’humour qui permettent quelques respirations au cœur de thématiques parfois pesantes.

Bref une fois de plus c’est un sans-faute. Vulgarisatrice, didactique, éclairante et débordante d’humanité, cette enquête sur la place du travail dans le monde ouvre les yeux sur des situations bien différentes de celles que l’on a l’habitude de connaître en France.

Les reflets du monde en lutte T2 : Et travailler et vivre de Fabien Toulmé. Delcourt, 2024. 350 pages. 25,95  euros.




vendredi 5 juillet 2024

Spider-man : Spidey le débutant

Pas pour rien que ce comics est publié dans la collection « Next Gen » de Marvel. Il s’adresse en effet à de jeunes lecteurs qui seront potentiellement la prochaine génération de fans de Spider-man. Pour les mettre dans le bain, on revient aux bases : la morsure du lycéen Peter Parker par une araignée radioactive, le décès de son oncle Ben après une agression dans la rue, la prise de conscience que ses grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités et ses débuts de redresseur de tort face à des ennemis aussi puissants que variés. On n’oublie pas cependant de replacer ces éléments dans un contexte beaucoup plus contemporain où Spider-man prend des selfies, passe du temps sur les réseaux sociaux et troque sa vieille moto contre un vélo bien plus écolo. 

Pour autant, les marqueurs de la série sont respectés. New-York bien sûr, personnage à part entière, mais aussi Tante May, Gwen Stacy, Flash Tompson et l’imbuvable Jonah Jameson, patron du journal le Daily Bugle. Les douze chapitres qui composent ce recueil sont l’occasion de passer en revue le catalogue des grands méchants qui ont marqué l’histoire de Spider-man, du Bouffon Vert à Kraven le Chasseur, d’Electro à Doc Octopus en passant par L’homme Sable, le Lézard, Fatalis ou encore le Vautour et le Scorpion. Rien ne manque et pourtant rien ne marche, du moins si l’on est un tant soit peu habitué à fréquenter Peter Parker depuis longtemps.

Je veux bien que l’on soit dans la mise en bouche, dans l’introduction à un nouvel  univers pour de non-initiés, mais pourquoi s’éloigner autant de l’original, qualitativement parlant du moins ? Ok, c’est un comics pour la génération Tiktok donc tout doit aller très vite. On résume donc en une page la morsure, le décès d’oncle Ben et la naissance de la vocation de justicier quand, dans la première édition de 1962, Stan Lee et Steve Ditko racontaient ces événements fondateurs dans un chapitre entier. Et on fait la même chose pour les scènes de combat, bouclées en deux temps trois mouvements, sans aucune montée de tension ni de dramaturgie. Vite à l’essentiel, point barre. Le scénario propre à chaque chapitre pourrait tenir sur une feuille de papier à cigarette. Tout manque d’épaisseur, de consistance et, pour le lecteur, d’intérêt.

Niveau dessin on a également un gros souci. Trois dessinateurs se succèdent et si le premier et le dernier sont d’un excellent niveau, ce n’est pas du tout le cas du deuxième, qui signe les chapitres 4 à 7. Son travail frôle l’amateurisme et n’est pas du tout à la hauteur d’un personnage comme Spider-man. La différence avec les deux autres saute tellement aux yeux qu’elle ruine toute la cohérence graphique que l’on est en droit d’attendre dans un album de ce type. 

Vous l’aurez compris, cette tentative de faire découvrir l’univers du plus grand héros Marvel aux jeunes lecteurs qui ne le connaîtraient jusqu’alors qu’à travers le cinéma ou les jeux-vidéo est louable, mais le résultat s’avère catastrophique. Si vous voulez vraiment découvrir les débuts de Spider-man dans une version plus moderne que celle des années 60, je ne peux que vous encourager à foncer sur la série Ultimate Spider-Man, dont les trois premiers volumes viennent de sortir en poche (il y en aura 11 au total). C’est indiscutablement la meilleure porte d’entrée pour découvrir les origines du Tisseur.   

Spider-man : Spidey le débutant. Panini Comics, 2024. 288 pages. 14,00 euros.





mercredi 19 juin 2024

Contre-exemple : 10 ans de BD, fanzines et autres inepties (2014-2024) - Shyle Zalewski

Un petit livre carré de 500 pages. Le genre de bible à ne pas mettre entre toutes les mains. Si vous êtes un suprémaciste blanc hétéro homophobe anti-woke chantre du patriarcat allergique au #metoo, passez votre chemin. Si vous êtes un religieux anti-sexe anti-avortement convaincu que les marches des fiertés devraient toutes se terminer en tabassage des participants, passez également votre chemin. En gros, si vous n’avez pas l’âme un tant soit peu progressiste, sachez que vos yeux risquent de saigner à la lecture de ce pavé regroupant dix ans de BD réalisées par Shyle Zalewski. Shyle, se définissant comme  « une personne queer et artiste marginal », y aborde toutes ses obsessions, ses névroses, ses réflexions sur le monde qui l’entoure. La parole se veut libre et sans tabou, l’humour absurde côtoie le souvenir de jeunesse douloureux, la colère se mêle à la tristesse face à une société toujours moins tolérante. Le monde de la BD en prend aussi pour son grade, Shyle constatant avec amertume que les freaks dans son genre n’y ont pas forcément leur place. 

Niveau obsession, les fesses sont clairement au-dessus du lot. C’est simple, elles sont partout dans ce recueil et Shyle n’est jamais en reste pour offrir les siennes à la moindre occasion. Ici, on parle de sexe sans filtre, car le sexe est « autant un jeu qu’un objet politique, autant une arme d’oppression qu’un procédé de libération ». Et puis « dessiner le sexe c’est dessiner la société, mais à poil ». Le dessin simple et naïf colle parfaitement à la mécanique narrative du strip. Seul bémol, le lettrage est épouvantable, au point que l’on a parfois l’impression de déchiffrer l’ordonnance d’un médecin.

Je suis plus que ravi d’avoir découvert le travail et la personnalité attachante de Shyle Zalewski. L’objet-livre est très beau avec son format particulier et sa couverture souple à la texture veloutée. Un album inclassable, qui rend un bel hommage à la BD underground et se veut un contre-exemple au injonctions sociales serinées comme des règles immuables (d’où le titre Contre-exemple, au cas où vous n’auriez pas saisi^^). 

Contre-exemple : 10 ans de BD, fanzines et autres inepties (2014-2024) de Shyle Zalewski. Gargouilles, 2024. 500 pages. 24,00 euros. 



Toutes les BD de la semaine sont à retrouver chez Fanny !






mardi 11 juin 2024

Les dernières karankawas - Kimberly Garza

J’avais déjà lu il y a plus de dix ans un roman de Nic Pizzolatto se déroulant à Galveston, ce banc de sable texan longeant la côte du Mexique. Une station balnéaire avec vue sur les plateformes pétrolières où les habitants de Houston viennent en villégiature. C’était un polar plutôt déprimant, centré autour de l’ouragan Ike qui a dévasté l’île en 2008.

Ici aussi Ike est présent mais le récit des événements se veut plus intime, entièrement ancré dans le quotidien des habitants d’un quartier populaire. On y croise Carly, une ado abandonnée alors qu’elle n’était qu’une enfant, élevée par une grand-mère mexicaine persuadée d’être une descendante des Karankawas, peuple amérindien dont Galveston est le berceau. Son petit ami Jess, star locale de baseball, finira comme beaucoup sur un bateau de pêche à la crevette. Mercedes, la meilleure amie de Carly, s’apprête à quitter Galveston et son amoureux, sans le prévenir. Luz a elle aussi quitté l’île. Elle y avait suivi son mari mais n’avait jamais pu vraiment s’acclimater. Schafer, un ancien soldat, a débarqué sur Galveston pour trouver du boulot alors que Pierre, venant des Philippines, est en mission pour retrouver son cousin qui n’a plus donné de nouvelles depuis des mois.

Des destins qui se croisent, des personnages qui doutent, avancent sans certitude, cherchent à donner un sens à une existence dont l’horizon paraît bouché, conscients de la fragilité de leur situation face aux forces naturelles dévastatrices qui peuvent se manifester. Partir ou rester ? Chacun se pose la question dans cet environnement étouffant où la moiteur ambiante vous colle à la peau et où l’odeur de sel et de pétrole vous empli les narines. Un très beau premier roman, tout en délicatesse, qui dresse le portrait d’une Amérique métissée, aussi travailleuse que désabusée, où plus grand monde ne se berce d’illusions. Kimberly Garza décrit avec réalisme un Texas loin des clichés habituels. Étant née à Galveston, on pourra difficilement l’accuser d’appropriation culturelle…

Les dernières karankawas de Kimberly Garza (traduit de l’anglais par Marthe Picard). Asphalte, 2024. 295 pages. 23,00 euros.