Janvier 1914. Un crime a eu lieu au familistère de Guise, près de Saint Quentin. On a retrouvé le corps d’Aristide Latouche, un ouvrier, égorgé dans les jardins de l’usine. Lorsque que l’on découvre un mois plus tard le cadavre de la veuve Granger dans la piscine, les familistériens commencent à se regarder en chiens de faïence. Qui ose s’en prendre aux membres de la communauté ? Tandis que la police pense rapidement avoir bouclé l’affaire en arrêtant un suspect, le journaliste de l’Humanité Victor Leblanc va mener sa propre enquête, aidé d’une jeune familstérienne prénommée Ada.
Mais au fait, c’est quoi le familistère ? En 1846, Jean-Baptiste Godin, ancien ouvrier devenu ingénieur et ayant fait fortune dans le domaine du chauffage et des appareils ménagers, s’installe à Guise pour fonder une usine qui emploie plus de 300 salariés. En 1859, il lance la construction du Palais Social, un ensemble de bâtiments pour loger les ouvriers. Le complexe comprend, en plus des logements et de l’usine, une école, une pouponnière, des commerces, des jardins et une piscine. Surtout, les habitants du Palais sont propriétaires à titre collectif de l’ensemble du familistère. Les bénéfices dégagés par l’entreprise chaque année sont redistribués aux familistériens ou investis pour améliorer leur cadre de vie. Le projet de Godin, c’est une sorte d’utopie sociale réalisée. En 1914, le familistère compte près de 1500 habitants et, au seuil de la guerre, les tensions sont palpables chez les ouvriers…
Hautière et François rendent hommage à leur région (la Picardie) et à un incroyable projet industriel et social de la fin du 19ème siècle. La vie au familistère est magistralement restituée : la promiscuité, la solidarité qui se lézarde au fil des événements politiques que connaît le pays, la méfiance des familistériens à l’égard du monde extérieur… tout n’était pas rose au sein de cette communauté si particulière. Et plutôt que de se lancer dans une BD purement didactique racontant l’histoire du Palais Social, ils ont préféré mâtiner leur intrigue d’éléments propres au roman policier. Et ce choix fonctionne car les meurtres et l’enquête du journaliste ne sont pas qu’un prétexte pour éviter le coté parfois scolaire du documentaire. Les motivations du tueur se comprennent parfaitement et cette petite histoire dans la Grande est très finement pensée.
Pour les dessins, David François a modélisé tout le site du familistère en 3D grâce à un logiciel spécifique, ce qui lui a permis de respecter les proportions des bâtiments d’une case à l’autre. Les personnages et les détails sont réalisés sur papier puis scannés avant d’être intégrés dans le décor virtuel. C’est à partir de ce premier jet imprimé que l’encrage est effectué de manière traditionnelle avant une colorisation assistée par ordinateur. Cela donne au final une ambiance graphique sombre aux textures grises et un peu sales qui collent parfaitement au paysage industriel du familistère, au ciel bas de la Picardie et à l’époque troublée à laquelle se déroulent les événements.
S’il fallait chercher dans cette BD une quelconque filiation, il faudrait regarder du coté de Maurice Leblanc ou plus surement chez le Rouletabille de Gaston Leroux. Quoi qu’il en soit, voila une belle occasion de découvrir un pan méconnu de notre patrimoine social, à une époque où l’utopie n’était pas encore un vain mot.
De briques et de sang, de Régis Hautière et David François, KTSR, 2010. 146 pages. 16 euros.
L’info en plus : Régis Hautière et David François ont collaboré pour la première fois en 2006. Dans L’étrange affaire des corps sans vie (éditions Paquet), ils mettaient en scène la traque d’un serial killer en 1898 dans une ville de Province. L’ouvrage est aujourd’hui épuisé mais on le trouve encore facilement d’occasion.
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