lundi 25 novembre 2013

Méduses - Valentine Goby

« L'appareil photo autour du cou, je les regarde errer derrière la cataracte qui voile leurs cerveaux. Douze ans, parfois moins, ils ont l'œil vitreux des vieux, ils ont vécu, c'est-à-dire assez souffert, ne veulent plus voir ni être vus. Autour de leurs bouches les sacs plastiques gonflent, rond, laiteux dans la lumière des phares, les halos des lampadaires, puis se rétractent, vides, réduits à une peau qu'un coup d'ongle suffirait à percer comme les mauvais préservatifs qu'on leur glisse dans la main, une fois la pochette déchirée d'un coup de dents et recrachée par terre, pour qu'ils la déroulent sur le sexe en érection d'un homme dont ils ont déjà oublié le visage, passant, chauffeur de taxi, client d'un hôtel, d'ici ou d'ailleurs un sexe en latex couleur blanc d'œuf, et eux ce plastique blanc d'œuf collé au visage. »

Manille. Les enfants des rues. La colle comme seule échappatoire. Les sacs dans lesquels ils respirent les vapeurs de benzène et d’acétone ressemblent à une méduse collée à leurs lèvres. « Et quand l’effet s’estompe, leur cerveau se disloque et leur corps se déchire, à l’intérieur, poumons, estomac, bronches, muscles, réseaux de nerfs à vif lentement sciés par le poison. » Ils ne leur reste que peu de temps mais en attendant « ils vivent, et n’imaginez pas que le mot sonne faux, monstrueux, car ils vivent, dans cette petite mort leur cœur bat fort, ils ne se jettent pas sous les roues des voitures, ne se laissent pas couler dans l’eau noire du port, ne sautent pas des remparts de la vieille ville pour s’écraser quinze mètres plus bas [...] Ils effacent le monde, ils sont plus forts que lui ; le sac de colle bouffe le réel, le réel c’est quand ils veulent. Ils décident. Ils sont vivants. »

En à peine 40 pages Valentine Goby déroule quelques instantanés saisissants. Autant de photographies qui vous sautent à la gorge. Toujours sans misérabilisme, sans pathos malvenu. Les enfants de Manille prennent forme et vous serrent les tripes. L’image de la fillette de huit ans jouant avec une poupée le nez collé à son sac va me poursuivre longtemps. Peut-être parce que j’ai moi-même une fille de huit ans à la maison mais ça va au-delà de mes petites considérations personnelles. Parce l’auteure de Kinderzimmer a su mettre en mots l’innommable et que c’est une fois encore un petit miracle d’écriture.



Méduses de Valentine Goby (dessins de FX Goby). Éditions Jérôme Million, 2010. 40 pages. 7,10 euros.


36 commentaires:

  1. En quelques lignes tu viens de me scier en deux.

    Extrait sublime, billet magnifique du "jérÔmissime" pur et dur que jadore.

    Je le note, évidemment, mais serai je capable de le lire ??

    Bravo !

    & Bonne semaine :)

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    1. Merci Cristina, ce tout petit texte m'a retourné. difficile d'exprimer mon ressenti.

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  2. Rien lu d'elle encore... Je ne commencerai pas forcément par celui-là...

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    1. Peut-être pas l'idéal pour la découvrir en effet. Mieux vaut commencer par ses romans.

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  3. Ayant adoré Kinderzimmer ton billet me donne envie de découvrir ce titre, je note

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    1. Celui-là je l'ai pris parce que je viens de lire Kinderzimmer, évidemment^^

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  4. Eh ben, comment ne pas vouloir le découvrir, malgré la violence .... On sait bien qu'on ne vit pas chez les bisounours, rien ne sert de nous voiler la face. ;)
    Ce sont des photos ou des dessins ? FX Goby est un graphiste, non ?

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    1. Le texte est illustré de dessins de FX Goby mais elle l'a rédigé à partir de photos qu'elle avait elle même prise sur place si j'ai bien compris (mais ces photos ne sont pas dans le livre).

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  5. Quels extraits... Je n'ai pas de mots...

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    1. Oui c'est un texte terrible mais en même temps très beau.

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  6. Tes mots touchent, forcément. Moi qui n'ai pas encore lu Valentine Goby, tu me donnes une irrésistible envie de la lire.

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    1. Tu peux commencer par Kinderzimmer, c'est un roman fort que j'ai adoré.

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    1. Oui et c'est malheureusement tout ce qu'il y a de plus réel.

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    1. Je l'ai découvert il y a peu et je suis sous le charme.

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  9. Valentine Goby est un de mes auteurs français chouchous. Elle explore les peuples, les cultures, ce qui nous lie et nous différencie. J'aime la trace artistique qu'elle est en train de tisser dans notre univers. J'aime aussi la femme pour l'avoir côtoyée en de trop brefs instants. Merci de ce nouvel éclairage. Et bisous

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    1. Moi aussi j'adore ce qu'elle fait. Et dire qu'elle va sortir un nouveau roman en janvier...

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  10. Alors ça y est...après la Kinderzimmer, tu te retournes vers Goby. Elle n'aime pas le léger léger non ? J'adore la photo, alors forcément ton billet me parle ...

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    1. Attention il n'y a pas de photos dans ce livre. Elle s'est juste inspirée de ses propres photos prise sur place mais on ne les voit pas.

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  11. Une lecture choc... que j'ai envie de faire tu penses bien après un tel billet...!

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    1. C'est une lecture que tu vas faire je te le garantis^^

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  12. Il va vraiment falloir que je découvre Valentine Goby.

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  13. Ouah, ça me scotches ! Cher pour le nombre de pages, mais je note !

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    1. C'est vrai que c'est un peu cher mais c'est un petit éditeur et le tirage doit être assez confidentiel.

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  14. Je sens qu'il va falloir que je lui trouve un créneau dans mes envies lectures à cette auteure !

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    1. Si tu choisis ce livre-là, un quart d'heure te suffira pour en venir à bout.

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  15. Je ne suis vraiment pas sensible à son écriture et c'est bien dommage car elle aborde des thèmes souvent intéressants.

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    1. Oui c'est dommage, elle n'hésite pas à aller vers des sujets sensibles et forts.

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  16. Il faudra que je la lise. Cela me titille depuis un moment. Je ne sais pas si c'est par celui-là que je devrais commencer même si il m'attire autant qu'il me fait peur...

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    1. Je ne sais pas si c'est le livre idéal pour la découvrir. Moi j'ai adoré Kinderzimmer.

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