lundi 24 août 2015

Délivrances - Toni Morrison

« Elle m’a fait peur tellement elle était noire. Noire comme la nuit, noire comme le soudan. Moi je suis claire de peau, avec de beaux cheveux, ce qu’on appelle une mulâtre au teint blond, et le père de Lula Ann aussi. […] Ce que je peux imaginer de plus ressemblant, c’est le goudron. » Ainsi parle Sweetness de sa fille Lula Ann, une enfant qu’elle rejette dès la naissance à cause de sa couleur de peau, ce noir bleuté aussi inexplicable que troublant. Le mari se fait la malle, persuadé que sa femme l’a trompé, et Sweetness éduque sa fille à la dure, ne lui accordant jamais la moindre marque de tendresse. Devenue une Working Girl à la beauté renversante, Lula Ann, se faisant désormais appeler Bride, a en apparence tout pour être heureuse. Mais le jour où son petit ami Booker lui annonce qu’elle n’est pas la femme qu’il veut, son univers s’écroule…

Dans ce roman choral, Toni Morrison s’écarte de ses travaux précédents autour de la mémoire collective pour s’intéresser à la mémoire individuelle à travers deux quêtes personnelles, celles de Bride et Booker. Malgré son émancipation professionnelle, Bride ne parvient pas à s’affranchir du poids de son passé.  Booker non plus d’ailleurs. Tous deux traînent depuis l’enfance des blessures impossibles à cicatriser, tous deux ont préféré s’enfermer dans le mensonge, le silence et les non-dits plutôt que de chercher à briser les chaînes qui les entravent.

Au-delà de la réflexion sur le racisme, la discrimination, les préjugés ou les relations familiales, j’ai trouvé le regard porté sur l’enfance aussi pessimiste que désespéré. Comme si les traumatismes subis au cours de cette période cruciale ne pouvaient jamais totalement s’effacer, quoi que l’on fasse.

La forme m’a aussi beaucoup interpellé. Le récit prend parfois les accents du réalisme magique latino-américain en introduisant des éléments fantastiques dans un environnement on ne peut plus réaliste, et je me suis demandé dans les deux premiers tiers du livre où l’on voulait m’emmener. Mais le brouillard s’est dissipé dans la dernière partie, mettant en lumière la puissance du propos, sa modernité et sa gravité.

Après, je comprendrais que l’on trouve à ce court roman un goût de trop peu, que l’on regrette une intrigue vite expédiée qui aurait pu se déployer davantage. Mais moi j’aime que l’on ne m’en dise pas trop, que toutes les portes ne s’ouvrent pas en grand. Et j’aime par-dessus tout la voix de Toni Morrison qui, à 85 ans, montre avec brio que les années n’ont aucune prise sur ses talents d’écrivain.

Délivrances de Toni Morrison. Bourgois, 2015. 197 pages. 18,00 euros.


Une lecture commune que j'ai une fois de plus le plaisir de partager avec Noukette





70 commentaires:

  1. Il me fait de l’œil celui-là aussi !

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  2. Je retenterai peut-être avec ce titre alors :)

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  3. Quel joli prénom que Sweetness... J'aime les gros livres dans lesquels j'ai bien le temps de m'installer, peut-être est-ce pour ça que je ne lis pas assez Toni Morrison...

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    1. Ses derniers romans sont plutôt courts, c'est vrai.

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  4. Ce titre de Morrison ne me tente pas plus que ça, elle ne fait pas mouche à tous les coups avec moi. Mais je sais déjà que s'il arrive à la médiathèque j'irai le chercher quand même^^

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    1. La médiathèque est la meilleure solution quand on hésite à propos d'un titre.

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  5. Je vais le lire sans faute, je pense vraiment que ce livre va me plaire.

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  6. Le coté désespéré et pessimiste de l'enfance me fait peur je l'avoue, raison pour laquelle j'ai peu lu d'elle !

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    1. Là, ce coté est très présent, je ne te le cache pas.

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  7. je suis tentée, qui ne le serait pas par Toni Morrison? je me permets de te titiller avec un tag, moi qui ne joue pas souvent à ce jeu. je te propose rien de moins que de mettre un arc-en-ciel sur tes étagères (ou sur celles des bibliothèques de tes puces). http://www.petitesmadeleines.fr/archive/2015/08/19/un-arc-en-ciel-dans-ma-bibliotheque-rainbow-bookshelves-5672382.html
    et tu fais comme tu veux, bien sûr.
    bises et belles lectures!

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    1. J'ai pris une photo d'une étagère "arc-en-cielisée", il faut que je te la montre !

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  8. Je vais bien évidémment le lire, je n'ai lu que deux romans de Toni Morrison mais j'apprécie son talent et sa façon de ne jamais trop en dire.

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  9. J'avais été très impressionnée par son dernier roman, court aussi mais d'une maîtrise... Alors forcément je suis tentée :-)

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    1. Ici on reste dans le registre du "court et maîtrisé" ;)

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  10. avec un titre pareil et ce billet,, il me faut ce livre ;-)
    merci jeun hom

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  11. Cette dame (oui, c'est une dame, et une grande !) est fascinante...! Des retrouvailles émouvantes en ce qui me concerne, je suis plus que ravie de les avoir partagées avec toi !

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    1. Une très grande dame, c'est clair. Un plaisir pour moi aussi, tu t'en doutes, de partager cette lecture avec toi !

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  12. Moi non plus je ne crois pas que ces traumatismes puissent totalement s'effacer.
    Jamais lu Toni Morrison, je ne sais pas trop ce qui me freine. Peut-être que celui-ci sera le premier. :-)

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    1. Ce serait une belle occasion de découvrir son univers si particulier.

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  13. voilà qui me réconciliera peut-être avec l'auteur. Je vais éviter le support audio qui m'a tant déplu pour Home!

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    1. Quelle idée aussi d'écouter un livre plutôt que de le lire ;)

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  14. Je sais pas, là... Le réalisme magique et machin, pas trop mon truc...

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  15. J'ai très peu lu de cet auteur pourquoi ne pas tenter ma chance avec ce roman?

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  16. je la connais très peu aussi, tentant alors!

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  17. j'ai lu en diagonale ta chronique et celle de Noukette parce que je vais lire ce roman, c'est sûr ! Je trouve la couverture très classe.

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    1. C'est vrai que le noir sur blanc de la couverture est très beau.

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  18. un des romans de cette rentrée que je souhaite véritablement lire !

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  19. J'aime énormément cette auteure, il faut que je le lise celui-ci aussi !!! :D

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  20. Je vais lire Home en septembre (je crois). Celui-l, on verra quand il sortira en poche.

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  21. Ce n'est jamais très gai avec Elle.

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  22. J'ai toujours Beloved à lire ! Elle m'impressionne la grande dame ! Mais tu me rassures !

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  23. Et ma PAL qui n'arrête pas de grandir !
    Aucune pitié,
    Vivement la retraite ;-)

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    1. On a encore moins de temps à la retraite il parait :)

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  24. Il est drôlement bien ton billet, je suis très tentée, j'aime cette idée qu'on ne se remettre jamais vraiment de ses blessures d'enfance (mais n'est ce pas évident finalement), on devrait pas mal en entendre parler de ce roman , il devrait arriver jusqu'à moi...

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    1. J'aimerais beaucoup qu'il arrive jusqu'à toi, je me demande ce que tu en penserais.

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  25. Très belle chronique ! Je n'ai pas encore lu cet auteur, il va falloir que je le découvre et pourquoi pas avec ce roman... ;)
    Bonne journée !

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    1. Je te souhaite sincèrement de la découvrir un jour.

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  26. Il y a bien longtemps que je ne l'ai pas lu.

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  27. Le début de ton commentaire m'inclinait à découvrir ce livre... Mais, contrairement à toi, j'aime bien les romans amples...

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    1. Du coup je ne sais pas si tu y trouverais ton compte.

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  28. Je ne sais pas, je n'avais pas tellement aimé Beloved, du coup j'hésite.

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  29. Ah toni morrisson! J'admire le personnage mem si j'ai du mal à accrocher à son écriture. Peut etre que celui-ci va me permettre d arriver au sommet de son art.

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  30. Je n'ai jamais lu Toni Morrison, ce serait peut-être temps que je m'y mette!! Quel livre me conseillerais-tu?

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    1. Tu pourrais commencer avec Beloved. Idéal pour découvrir son univers je trouve.

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  31. Suite billet Noukette, je l'avais noté et tu confirmes mon envie

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  32. Lu en quatre jours quasi d'une traite. Les histoires contemporaines sont décidément plus mon truc. Cela dit je vais peut être (re-) tenter beloved (sais plus si je l'ai lu). Ps: comptes lire/a lu les derniers livres de adichie et mengestu?

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    1. J'ai lu le dernier Adichie et je n'ai pas aimé du tout, le personnage m'a agacé au plus haut point !

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  33. J'ai bien fait de suivre ton conseil, j'ai vraiment beaucoup aimé ! merci !

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