mardi 16 septembre 2014

Rien dire - Bernard Friot

C’est un stage de préparation au bac de français. Quatre jours en rase campagne, dans un ancien pensionnat transformé en centre d’accueil pour colonies de vacances. Le soir, la prof a mis en place un petit jeu d’improvisation. Le principe : s’asseoir sur une chaise au milieu de ses camarades et parler. « De soi, de sa situation, de ses projets, de ses passions. Sans rire. » Le temps qu’une bougie se consume.

Le tour de Brahim approche. Mais il n’a rien à dire. Il ne veut rien dire. « J’arrête. J’arrache ma langue, je vide ma tête, j’écris fin. Et puis plus rien. Ce serait bien. Mais on peut pas s’arrêter de penser. Penser à rien, ça n’existe pas, c’est impossible ça. » Alors Brahim va parler. Raconter sa passion pour l’Allemagne, pour la langue et les pâtisseries allemandes surtout. Chaque été il rend visite à son oncle, à Dresde. Voila, c’est ce qu’il va raconter. Les vacances, les gâteaux allemands. Le Stollen, le Käsekuchen, la Herrentorte. Les ingrédients, le mode de préparation, la cuisson. Pendant ce temps au moins, la cire pourra fondre. Mais emporté par les mots, Brahim aborde d’autres sujets. Son statut de FOI (Français d’Origine Incontrôlé) en opposition aux FOC (Français d’Origine Contrôlé), par exemple : «  Moi je suis né en France d’une mère née en France. Mais manque de pot, mes grands-parents sont nés en Algérie. Alors ça me poursuivra jusqu’à la fin des temps, certainement. » Et là, les vannes s’ouvrent, la colère monte, Brahim change de ton…

Un bien joli texte sur la parole libérée d’un ado au départ plein de retenu dont l’armure se fendille peu à peu. L’émotion à fleur de peau, les confidences touchantes, le malaise lié à ses origines, tout s’enchaîne dans un flot ininterrompu. D’une seule voix. Une réussite de plus pour cette collection absolument incontournable.

Extrait :

« Dis rien s’il te plait, Brahim, dis rien, ça sert à rien. Te fais pas remarquer et tout ira bien. 
C’est le refrain de ma mère, pauvre mama, je t’aime, alors je ne dis rien, je presse sur mon ventre pour que ça s’enfonce tout au fond, et que ça sorte pas, hein, que ça sorte pas. Lisse, toujours lisse… Bien lavé, bien peigné, bien habillé, clean, cool, poli, propre sur moi, bon élève, délégué de classe, club de judo, groupe de rock, et aide aux devoirs pour les minots, tout comme il faut. Comme notre pelouse, devant notre pavillon de banlieue, la plus belle pelouse du lotissement, taillée aux ciseaux, pas une mauvaise herbe. Et les jardinières de fleurs sur mes rebords de fenêtres, et les rideaux lavés tous les quinze jours.  Mes pantalons bien repassés, même les jeans – non, maman, on ne repasse pas les jeans-, et les baskets nettoyées tous les samedis… Lisse, bien lisse… Même le vocabulaire, propre, bien astiqué – dis pas ça Brahim, parle correctement Brahim – Et j’obéis, oui, maman, oui, maman… Lisse, lisse, lisse… ça sert à quoi ? Je m’appelle Brahim, justement, et j’ai les yeux noirs. Et ça, ça ne s’efface pas, ça ne se lisse pas. »

Rien dire de Bernard Friot. Actes Sud Junior, 2014. 78 pages. 9,00 euros. A partir de 13 ans.


Une nouvelle lecture commune du mardi que je partage comme d'habitude avec Noukette.




26 commentaires:

  1. Je connais Bernard Friot pour ses Histoires pressées (pour des plus jeunes : cycle 3)... j'aimais bien ces petits textes, mais ne suis pas forcément tentée pour moi.

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    1. C'est un auteur très connu et très souvent lu en classe.

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  2. Pas mal, comme idée. Mais du coup, c'est une sorte de monologue ?

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    1. C'est un monologue de la première à la dernière ligne.

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  3. Un auteur que je connais trop peu mais que j'ai envie de découvrir..allez, je l'ajoute à ma PAL! :)

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  4. Je ne connais pas du tout mais ton billet m'interpelle. En plus, ça à l'air très bien écrit. Je note !

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  5. C'est marrant, moi j'ai surtout vu le fait que justement il ne prenait pas la parole... Que les mots restaient enfermés... Alors évidemment, on peut imaginer la fin qu'on veut, mais je reste persuadée qu'il ne parlera pas. Le message est presque plus fort comme ça finalement...
    Quoi qu'il en soit, va falloir encore creuser dans cette collection ! ;-)

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    1. Les mots restent enfermés mais dans sa tête le robinet est grand ouvert ! Et je pense aussi qu'il n'a pas parlé quand son tour est venu.
      Sinon, cette collection on va la creuser ensemble, je n'en doute pas une seconde ;)

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  6. Le sujet m'intéresse mais le côté monologue m'inquiète un peu...

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    1. C'est le principe de la collection et ça fonctionne très bien à chaque fois.

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  7. Lu le début et la fin de ton billet, mais seulement survolé le milieu, comme d'hab qd je sens (au vu des 1e lignes du billet) que je vais lire le livre en question.
    Donc grâce à toi
    1/ je note ce titre dans mon PB Babelio
    2/ je reviendrai lire tout ton billet, bien soigneusement, après découverte du livre.
    ouh que c'est compliqué, tout ça, un casse-tête cruel pour un vendredi soir ! :-)

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    1. ça va, j'arrive à suivre ton raisonnement et je le comprends même parfaitement. Mais moi je lirai ton billet en entier, de la première à la dernière ligne ;)

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  8. j'avais un peu de mal avec cette collection. Et puis au fur et à mesure des titres...c'est venu, j'ai apprécié. Ce titre de Bernard Friot devrait me plaire. Merci pour la découverte !

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  9. Friot j'aime bien, ce roman je ne sais pas. Mais ce qui m'interpelle c'est ce prof qui demande aux élèves de se raconter devant tout le monde!!!
    Le plus incroyable c'est que cette situation est arrivée à ma fille cette année, la bougie en moins, sinon tout était pareil. Pendant 3 heures!!! (si ça se trouve le prof a lu le livre et peut-être même qu'il lit ton blog...

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    1. Je ne sais pas si c'est une pratique courante, moi je n'ai jamais connu ça au cours de ma scolarité.

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