Le Liban au début des années 70 est une mosaïque de communautés vivant en paix les unes à côté des autres. A Beyrouth, dans la rue Rizkallah, on trouve des chrétiens maronites, des juifs, des Chiites, des arméniens, des filles grecques, turques et égyptiennes travaillant dans les cabarets du front de mer. Épiciers, coiffeur, boulanger, menuisier et teinturier vivent en bonne entente, sans se mélanger. Tout le monde se connaît mais personne ne se voit vraiment. Les relations se limitent à la famille et aux lieux de culte. On ne se soucie pas des autres, ils font partie du décor, de la vie du quartier, on s’accepte sans se poser de question. C’est le génie de Beyrouth, «
faire tenir ensemble ce qui ne devrait pas ». Jusqu’au jour où les palestiniens réfugiés au Liban prennent les armes pour provoquer Israël, le pays qui les a chassés de leur terre. L’armée libanaise veut mater les provocateurs pour éviter l’extension des combats sur son territoire mais les musulmans du pays se joignent à leurs frères palestiniens. En réponse, la population chrétienne crée des milices pour ne pas se laisser marcher dessus. C’est le début d’une guerre civile qui durera plus de quinze ans, entre 1975 et 1990.

Dans la rue Rizkallah, l’entente cordiale n’a plus cours. On se méfie du voisin, on espionne, on s’interroge. Et quand les combats ravagent le centre-ville, l’artère pleine de vie se vide petit à petit, de ses commerces et de sa population. Léna Merhej et Sélim Nassib racontent l’évolution des relations entre les habitants, le malaise, d’abord insidieux, prend une dimension concrète lorsque la guerre devient une réalité palpable pour tous. Le propos est aussi historique qu’instructif, il montre, à une échelle très locale, un phénomène qui a touché la société libanaise dans sa globalité et a signé la fin du vivre ensemble. La confrontation des personnages avec la guerre n’est pas frontale, ça reste finalement assez doux et bienveillant, donnant à l’album un charme particulier et indéfinissable.
Ce premier tome d’une trilogie se veut plus nostalgique que politique, plus mélancolique qu’engagé, autant pour se souvenir des temps heureux que pour signifier une forme d’évidence : oui, c’était mieux avant.
Le génie de Beyrouth T1 : Rue de la fortune de Dieu de Léna Merhej et Sélim Nassib. Dargaud, 2025. 130 pages. 22,95 euros.