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Il finirait par se plonger dans les principes inflexibles de l’ascétisme, qui lui apprendraient quoi manger, comment vivre et comment fortifier son esprit contre « les ismes et les schismes » de Babylone : le colonialisme, le racisme, le capitalisme, les tentations de la cupidité dans la culture blanche américaine et européenne, les chaînes mentales du christianisme et tous les régimes maléfiques de l’idéologie occidentale qui cherchent à détruire l’homme noir. »
Le rêve rasta, c’est d’abord et avant tout celui de ses parents. Un rêve d’affirmation du peuple noir face à l’infâme Babylone. Évidemment, Safiya a suivi le mouvement. Née en 1984, aînée d’une fratrie de quatre enfants, elle a vécu au sein d’un mouvement rastafari en déclin, relégué aux marges de la société jamaïcaine. Une enfance miséreuse avec une maman au foyer et un père chanteur de reggae pour touristes en mal d’exotisme. Surtout, Safiya a subi le rigorisme de ce père appliquant à la lettre la doctrine rasta la plus radicale, imposant notamment aux filles de rester « pures » : La fille parfaite « ne suivait d’autre Dieu que son père, jusqu’à ce que son mari en prenne la place ».
Safiya a d’abord idolâtré ce papa surprotecteur mais en grandissant elle a compris qu’il la privait de tout espoir d’indépendance. Il lui faudra se tourner vers l’éducation, la littérature et les arts pour s’affranchir d'une l’étouffante tutelle paternelle devenue dès son adolescence d’une infinie violence.
Dans ce premier roman fortement autobiographique, Safiya Sinclair raconte son long chemin vers la liberté. Un chemin douloureux, semé d’embûches, où rien n’est simple, rien n’est acquis, où la moindre petite victoire sur le tyran domestique peut être remise en cause à tout moment. Son histoire, très personnelle, mêle l’intime et l’universel. Elle dit la volonté d’émancipation sans cesse contrariée, le carcan du patriarcat, la contradiction de la philosophie rasta qui ne cesse de prôner la liberté de l’homme noir tout en cultivant l’asservissement de la femme noire.
Malgré l’inacceptable rabaissement imposé aux filles par leur père, ce Dire Babylone reste un livre d’amour sur la famille où est notamment célébrée une figure maternelle lumineuse, déterminée à offrir à ses enfants l’instruction qui leur permettra de ne pas subir l’existence misérable qui a été la sienne. La langue est magnifique, engagée et enragée, poétique et politique, aussi vibrante que viscérale. Quelque part, Safiya Sinclair relate le cheminement d’un transfuge de classe, l’extraction d’une forme de marginalité pour s'élever vers un accomplissement culturel et social. Un transfuge de classe relaté dans une prose d’une beauté saisissante, extraordinairement littéraire. Prends-en de la graine, Edouard Louis !
Dire Babylone de Safiya Sinclair (traduit de l’anglais par Johan-Frédérik Hel Guedj). Buchet Chastel, 2024. 520 pages. 25,50 euros.
Extrait :
"Je crois que mon père s’en est rendu compte à ce moment-là. Plus rien de Rastafari ne me traversait. J’avais combattu et complètement éliminé cette femme, hors du monde. Celle qu’il voulait que je sois. Je lui avais tranché la gorge. J’ai regardé cette femme porter les mains à ce cou tranché, essayant encore de parler, sans émettre un son. Sa silhouette pâle se fondait dans le mur, emportant avec elle cet avenir abandonné."