samedi 13 juin 2015

La mer couleur de vin de Leonardo Sciascia

Des nouvelles écrites entre 1959 et 1972. Des nouvelles ancrées par Leonardo Sciascia dans la terre de Sicile qui l’a vu naître. Toutes sont très différentes, certaines ont des allures de conte comme la première, d’autres sont proches du vaudeville (« Un cas de conscience »), du faits divers (« Procès criminel ») où d’une réalité sociale douloureuse (« Le long voyage », « Western en Sicile »). Ma préférée est « Affaire de Saints », récit truculent de l’affrontement entre une femme bigote et son mari communiste à propos d’une statue de sainte retirée d’une église.

Sciscia le sicilien, amoureux fou de son île, n’hésite pas pour autant à en dénoncer les travers : mafia, pauvreté, envies d’exil, poids écrasant de la religion, avidité des nantis, oisiveté d’une population pas franchement prête à se tuer à la tâche (« Nous sommes ainsi faits, nous attendons que le fruit mûr nous tombe de l’arbre dans la bouche »), son regard est sans concession. Il n’empêche, on sent poindre en permanence une infinie tendresse pour ses personnages écrasés à la fois par une chaleur infernale et le poids  étouffant  des traditions.

L’écriture est légère, virevoltante, souvent drôle, et les dialogues savoureux. Je découvre avec ce recueil la voix d’un grand nom de la littérature italienne et j’avoue être tombé sous le charme d’une plume aussi élégante.

La mer couleur de vin de Leonardo Sciascia (trad. J. de Pressac). Denoël, 2015. 190 pages. 15,50 euros.





vendredi 12 juin 2015

L’agenda de la petite souris - Céline Lamour-Crochet et Anne Mahler

On perd une dent, on la glisse sous l’oreiller, le lendemain elle n’y est plus car la petite souris est passée. La routine, quoi. Sauf que pour la petite souris, c’est un boulot de dingue ! Un boulot bien plus fatiguant que celui du Père Noël. Car elle, c’est toutes les nuits qu’elle est sur le pont, pas une seule fois par an. Et dans la journée, vous vous êtes déjà demandé comment elle s’occupe, la petite souris ? Et bien elle s’entraîne, et son programme est  un programme d’athlète de haut niveau. Le lundi, tour de la terre en essayant de battre son record de vitesse. Le mardi, escalade. Le mercredi, exercices d’acclimatation aux différences de température (ben oui, elle peut passer en un rien de temps d’une hutte africaine à un igloo, et pas question de tomber malade !). Son planning pour le reste de la semaine est tout aussi chargé, je vous laisse le découvrir par vous-même…

J’aime quand un album répond avec humour à des questions que l’on ne se pose pas. Celui-ci se conclut sur une interrogation importante. Que fait la petite souris de toutes les dents qu’elle récupère ? « Sa maison serait pleine à craquer, du sous-sol jusqu’au grenier, si elle les avait toutes gardées. » Alors que deviennent-elles, ces dents ? Et bien ne comptez pas sur moi pour vous le dire…

Le texte est drôle, les situations bien trouvées, le dessin doux et très expressif. A chaque jour une double page, c’est simple et efficace. Une bien belle surprise, chez un éditeur dont je n’avais jamais entendu parler. Un album que je vais garder au chaud et que je ressortirai avec plaisir quand ma pépette n°3 perdra ses premières dents.

L’agenda de la petite souris de Céline Lamour-Crochet et Anne Mahler. Les Minots, 2015. 36 pages. 13,50 euros. A partir de 3-4 ans.






jeudi 11 juin 2015

Un été 63 - Tracy Guzeman

Natalie et Alice Kessler sont tombées amoureuses du même artiste peintre aux cours de l’été 63, près d’un lac du Connecticut. Elles n’étaient que des ados à l’époque et lui avait une vingtaine d’années. Quarante ans plus tard, le peintre est devenu une célébrité mondiale, vivant reclus et n’ayant pas réalisé le moindre tableau depuis des décennies. Quand il révèle à un expert l’existence d’un triptyque inédit et qu’il charge ce même expert de retrouver les « morceaux » de ce triptyque, une minutieuse enquête commence, une enquête où les sœurs Kessler vont tenir le rôle principal et révéler un passé douloureux que chacun pensait profondément enfoui.

Un premier roman américain qui ne casse pas trois pattes à un canard. Les secrets de famille, ce n’est pas ma tasse de thé. Et puis tout est trop romancé, il y a trop de rebondissements « hasardeux » qui font bien les choses, et les personnages sont trop stéréotypés. Tout ça manque d’aspérité, c’est tellement, tellement lisse sous des faux airs de tragédie brûlante. De toute façon, quand j’ai du mal à rester attentif, que je saute quelques lignes et que je me fiche de l’intrigue comme de ma première chemise, ce n’est pas bon signe du tout.

Je reconnais néanmoins le louable effort de construction du récit. Cette narration entrelacée, ce va-et-vient entre les époques et les protagonistes, ce n’est pas follement original mais ça dénote une certaine ambition littéraire. Dommage que tout sonne faux et que je n’y ai pas cru une seconde. Je n’ai pas détesté, je suis resté totalement indifférent face à l’enchaînement des événements. A la limite, c’est pire que si j’avais détesté…

Un été 63 de Tracy Guzeman. Flammarion, 2015. 385 pages. 22,00 euros.

Les avis de Canel et Nahe





mercredi 10 juin 2015

Nouvelles graphiques d'Afrique - Laurent Bonneau

Tout est dans le titre. Laurent Bonneau a parcouru l’Afrique pour réaliser des courts-métrages. C’est suite à ces voyages qu’il eu envie de coucher sur le papier son ressenti sous forme de bande dessinée. Le résultat est loin du documentaire, loin du reportage. A travers ces histoires relevant davantage du témoignage, il dresse un portrait tout en suggestion de ce continent protéiforme et fascinant.

L’exil, la corruption, l’élection d’Obama, les enfants soldats, les richesses naturelles sources de conflit, la présence chinoise de plus en plus importante, le foot… autant de sujets plus effleurés que traités en profondeur, autant de portes ouvertes pour pousser le lecteur à la réflexion, sans jugement définitif.

Il se dégage de l’ensemble beaucoup de sérénité, de silences. Il y a même trois histoires totalement muettes. La plupart des pages se décomposent en deux cases dans un format proche de la carte postale. Graphiquement, Laurent Bonneau navigue du croquis au portrait détaillé, il change de technique à chaque nouvelle, passant par exemple des pastels aux crayons en noir et blanc. La palette de couleurs va quant à elle du vert intense de la forêt tropicale au jaune poussiéreux de l’Afrique subsaharienne. Le résultat est d'une variété bluffante et montre le talent multicarte d'un dessinateur passant avec une facilité déconcertante d'un style à l'autre.

Un album magistral, contemplatif, laissant le plus souvent l'image prendre le pas sur le texte. L'Afrique n'est ici ni sublimée ni fantasmée. Elle apparaît dans toute sa diversité, sa richesse, sa complexité. Une invitation au voyage des plus dépaysantes.

Nouvelles graphiques d'Afrique de Laurent Bonneau. Des ronds dans l'O, 2015. 164 pages. 25,00 euros.

L'avis de Noukette, qui m'a donné envie de le découvrir.


La BD de la semaine,
c'est aujourd'hui chez Stephie 





mardi 9 juin 2015

Nouveau look pour Petite Poche

Nous avons déjà parlé à plusieurs reprises avec Noukette de l'excellente collection "Petite Poche" (ici, ici et ici). Des textes courts, s'adressant à un public varié (de l'école élémentaire au lycée professionnel), faits pour être lus d'une traite, présentés dans une pagination aérée, abordant des thématiques variées, actuelles, et signés par de grands noms de la littérature jeunesse.

Alors que la collection fait peau neuve en cette fin de printemps (nouvelle charte graphique et "relooking" complet des couvertures, mise en ligne d'un site dédié, réédition de certains titres depuis longtemps indisponibles et baisse de prix !), petite présentation de deux des cinq inédits sortis récemment :


Victor ne peut pas, comme ses camarades, donner son avis sur la prise d'otages en cours dans une école d'Orléans. Chez lui il n'y a pas de télé, pas de portable et interdiction d'utiliser l'ordinateur tout seul. Alors forcément, difficile voire impossible de se tenir au courant de l'actualité. Tout ça parce sa mère "estime qu'il faut protéger les enfants de la folie du monde". Victor prend difficilement son mal en patience et il trépigne en attendant le retour de son père. Car il le sait, ce dernier pourra lui raconter bien des choses à propos de cette prise d'otages...

Un joli texte sur l'angoisse vécue par les enfants en quête d'explication et de compréhension des faits divers les plus sordides, surtout quand ces faits divers les touchent de près. Bon, j'avais deviné la chute, mais elle est quand même bien trouvée et bien mise en scène.

Trop fort, Victor ! de Mikaël Ollivier. Thierry Magnier, 2015. 44 pages. 3,90 euros. A partir de 8 ans.



"Les problèmes n'empêchent pas de de vivre, au contraire ! Tant qu'on a des problèmes, on est bien vivants. A un moment, ça finit toujours par s'arranger."
Théodora a beaucoup de problèmes dans la vie, mais sa mère lui a certifié que tous les problèmes ont une solution. Elle décide donc d'en dresser la liste et de s'y attaquer un par un : le frigo toujours vide ? pas un problème ; la belle-mère acariâtre ? pas un problème ; cette grosse brute de Kevin ? pas un problème ; les leçons de piano qu'elle déteste ? pas un problème...

Une belle façon de relativiser. Pas forcément évident de trouver une solution, mais en y mettant du sien, en affrontant les situations qui nous causent des soucis, on parvient à faire face. Le message est simple sans être simpliste, optimiste sans être moralisateur. Du Susie Morgenstern dans le texte !

Pas de problème ! de Susie Morgenstern. Thierry Magnier, 2015. 44 pages. 3,90 euros. A partir de 8 ans.

Une lecture commune que je partage évidemment avec Noukette !











dimanche 7 juin 2015

Myrmidon T4 : Myrmidon sur l'île des pirates - Dauvillier et Martin

Dans ce nouvel album, Myrmidon trouve son déguisement au fond de l'eau. Un costume de pirate avec sabre, veste et chapeau. Mais en le remontant avec sa canne à pêche, le petit garçon va aussi faire surgir d'affreux squelettes. Pour leur échapper, il décide prendre la mer. Pas forcément une bonne idée...

Après les cow-boys, les extraterrestres et les dragons, voilà donc Myrmidon aux prises avec des pirates. Aucune lassitude malgré le schéma narratif se répétant à chaque fois : entrer dans un costume, se projeter dans un univers imaginaire et vivre de nombreuses péripéties, l'impression de déjà-vu possède au contraire un aspect rassurant. Parce que l'on sait d'avance que malgré les événements et des éléments perturbateurs parfois anxiogènes (surtout ici des squelettes!), tout va bien se terminer. D'ailleurs Myrmidon affronte les épreuves que lui offre son imaginaire avec le sourire. Lui aussi sait que l'aventure n'est qu'une parenthèse avant le retour à la situation initiale et au réel.

Ce coté « structurant » offre un cadre dans lequel le petit lecteur va se sentir à l'aise. Il va apprécier retrouver un personnage « mascotte » auquel il est facile de s'identifier, retrouver les décors minimalistes lui permettant de se focaliser sur l'action et retrouver les codes graphiques utilisés depuis le début de la série pour différencier les éléments du rêve et ceux de la réalité. Bref, dans cet univers muet et pourtant très parlant, il va être chez lui, prêt à passer un bon moment avec un bon copain. Aussi efficace qu'imparable !

Myrmidon T4 : Myrmidon sur l'île des pirates de Dauvillier et Martin. Éd de la Gouttière, 2015. 32 pages. 9,70 euros. A partir de 3-4 ans.

L'avis de Mo'



vendredi 5 juin 2015

Le principe - Jérôme Ferrari

Un roman retraçant le parcours de l’allemand Werner Heisenberg, prix Nobel de Physique 1932 et fondateur de la mécanique quantique, il aurait normalement fallu se lever tôt pour que je m’y colle. Moi pour qui les sciences en général et les maths en particulier sont un mystère totalement incompréhensible (oui, j’ai eu 2/20 au bac, même pas honte !), je n’allais pas me laisser embarquer dans une lecture pareille. Sauf que l’auteur se nomme Jérôme Ferrari. Et parce que je considère ce monsieur comme l’un des plus grands écrivains français actuels, je suis prêt à le suivre sur tous les terrains, même les plus improbables. Si son prochain roman aborde la reproduction de l’escargot d’aquarium, je foncerais les yeux fermés, comme j’ai foncé ici pour découvrir ce qui se cachait derrière « Le principe ».

Et le pire c’est que j’ai presque tout compris (enfin, en gros, il ne faut pas pousser non plus). En gros, donc, Heisenberg découvrit en 1927 le principe d’incertitude selon lequel on ne peut connaître en même temps la vitesse et la position d’une particule élémentaire. Une découverte qui changea la face du monde, conduisant quelques années plus tard à la fission nucléaire et à Hiroshima. Je vous la fait courte mais je ne suis pas, intellectuellement parlant, dans la capacité de développer davantage (il ne faut pas pousser non plus – bis). Sachez juste qu’à travers Heisenberg, Ferrari dresse le portrait de ces scientifiques auxquels il « fut donné pour la première fois de regarder par-dessus l’épaule de Dieu ».

Quand l'auteur d'Où j'ai laissé mon âme s’empare d’un tel sujet, il ne donne pas dans le documentaire pédagogique. Il bouscule la chronologie et offre à son récit la prose majestueuse et exigeante qui le caractérise. Des phrases à la beauté foudroyante, s’étalant sur une demi-page ou ramassées sur elles-mêmes, sèches comme un coup de trique. J’ai adoré le vouvoiement du narrateur à l’adresse d’Heisenberg, cette proximité s’installant, presque intime, entre un petit personnage d’aujourd’hui interpellant un grand personnage d’hier pour mieux comprendre un monde où « rien ne peut sauver de la solitude l’homme qui ne rencontre que lui-même. C’est ainsi. Ce monde qui nous prolonge et nous reflète est plus terrifiant, plus étranger, plus hostile que ne le fut jamais la nature sauvage ».

Oui, Heisenberg a mis sa science au service des nazis. Mais conscient du danger potentiel que pourraient engendrer ses travaux, il a fait traîner les choses, incapable de répondre à une question fondamentale, bien plus philosophique que scientifique : un savant doit-il renoncer au progrès à partir du moment où il prend conscience que sa découverte peut détruire le monde ? De toute façon, il n’y a aucun jugement, aucune condamnation dans cet ouvrage. Comme si le principe d’incertitude s’appliquait aussi à celui qui l’a découvert.

Je n’ai pas envie de rentrer dans les détails. Ce texte, il faut s'en délecter, se laisser porter par son rythme harmonieux, par son ampleur, sa mélodie d’une grâce sidérante. Le ton est altier, ne s’embarrassant ni de dialogues ni de descriptions, dans une forme d’épure qui va à l’essentiel. Le dernier chapitre offre un ultime et sublime trait d’union entre deux époques (l’actuelle et celle de la bombe) où la folie des hommes, même si les temps ont changé, reste toujours aussi incontrôlable. Vertigineux !

Le principe de Jérôme Ferrari. Actes Sud, 2015. 160 pages. 16,50 euros.

Une lecture commune que j’ai le plaisir de partager avec Hélène, Philisine et Une Comète.















jeudi 4 juin 2015

Le premier Dieu - Emanuel Carnevali

Une mère morphinomane, un père et un frère violents, les pensions sordides où il fut très tôt placé… Emanuel Carnevali, né à Florence en 1897, eut une triste enfance avant son départ pour l’Amérique à l’âge de 16 ans. Il débarqua seul à New-York et vécut dans un dénuement extrême, enchaînant des petits boulots de serveurs qu’il était incapable de conserver et naviguant de meublés crasseux en logis insalubres, sans jamais rien posséder d’autre que ses quelques vêtements. C’est à Chicago qu’il trouva un certain équilibre, se maria et commença à être reconnu en tant que poète. Mais frappé d’encéphalite en 1920, il retourna en Italie pour enchainer les séjours en maisons de santé jusqu’à sa mort, le 11 janvier 1942.

Comme presque toujours lorsque j’attends beaucoup d’un ouvrage, c’est la déception qui prédomine au final. Il avait pourtant tout pour me plaire Carnevali avec sa vie chaotique comme c’est pas permis : la misère, l’exil, la rage au ventre, la poésie chevillée au corps, la mort à 45 ans des suites d’une longue maladie dans la solitude d’un sanatorium, que d’arguments pour me faire grimper aux rideaux ! Sauf que j’ai d’autres références en la matière. L’italien qui bouffe de la vache enragée aux États-Unis dans la première moitié du 20ème siècle, c’est pour moi John Fante qui l’incarne le mieux. D’ailleurs entre les deux, il n’y a pas photo tant Fante est intouchable. Et l’éditeur qui annonce que « Carnevali allie la puissance évocatrice de la poésie de Bukowski avec le sens du familier que l'on trouve par exemple chez Philip Larkin ». Euh… je ne connais pas Larkin mais pour le reste, on est à des années lumière de Bukowski. Où sont l’humour, l’autodérision, l’écriture qui marche droit au but, sans la moindre fioriture, comme si elle suivait une voie ferrée traversant l’enfer ? Pas chez Carnevali en tout cas. Il est bien trop geignard, il se prend trop au sérieux, il disserte trop sur des petits rien sans intérêt.

J’ai dû lutter pour voir le bout de ce recueil regroupant l’ensemble des ses écrits en prose, la plupart totalement autobiographiques. Tellement de longueurs et de précisions inutiles. C’est dommage car certains passages sont d’une grande beauté et portés par un souffle littéraire remarquable (par exemple lorsqu’il décrit les charmes de Venise), mais noyés dans la masse, ils ne parviennent pas à sortir véritablement du lot. Une déception donc. Je suis néanmoins ravi d’avoir découvert une figure importante de la poésie italienne que je ne connaissais pas du tout.

Le premier Dieu d’Emanuel Carnevali. La Baconnière, 2015. 320 pages. 18,00 euros.

Les avis de Nahe et Syl










mardi 2 juin 2015

Le premier mardi c'est permis (37) : Mademoiselle S. : Lettres d’amour, 1928-1930

« Il n’y a pas de phrases, si éloquentes soient-elles, qui puissent exprimer toute la passion, toute la fougue, toute la folie que contiennent ces deux mots, « notre amour ». […] Oui, je t’aime d’un amour absolu, je t’aime avec mon cœur, mais aussi et surtout avec mes sens, avec ma chair, et je te veux tout entier, entends-tu, cher amour. Je veux qu’aucun repli de ta chair n’échappe à mes caresses, à mes baisers. »

En vidant l'appartement d'une amie, le diplomate Jean-Yves Berthaud a découvert dans la cave une lourde sacoche en cuir contenant 185 lettres, toutes signées d’une certaine Simone. Des lettres oubliés depuis des décennies, écrites entre 1928 et 1930, adressées à un homme prénommé Charles et racontant une relation torride dont la montée en puissance permanente atteignit des sommets de luxure difficilement imaginables. La grande majorité de ces lettres n’étant pas datées, Mr Berthaud  passa près d’un an à en reconstituer la chronologie. Pour écarter tout canular, il les fit authentifier par un cabinet parisien spécialisé dans les autographes et documents historiques (le certificat de l’expert est reproduit au début du recueil). Un tiers environ des lettres sont présentes dans l’ouvrage et soulignent le caractère incroyablement moderne d’une femme de l’entre-deux-guerres libérée et qui s’assume pleinement.

Mais qui était Simone ? A l’évidence une jeune femme de bonne famille, lettrée, dont la prose élégante se pare sans crier gare d’une folle obscénité, faisant voler en éclat toute forme de bienséance. Charles, son amant, semble moins âgé qu’elle. Adepte de la brutalité et des jeux pervers, il n’est apparemment pas célibataire, n’habite pas Paris et leurs rencontres, aussi incandescentes que clandestines, sont tout sauf régulières. Pour le reste, difficile d’être plus précis faute d'informations supplémentaires.

Quoi qu’il en soit, au-delà des passages sauvagement pornographiques et d’une totale transgression, ces lettres de l’aimée à « son adoré » soulignent les doutes, les craintes et la douleur ressentis par Simone. Peur de la lassitude, de ne plus être à la hauteur, de voir le désir de Charles « s’éteindre comme une flamme sous le souffle brusque du vent ». C’est ici que la confession prend une autre dimension. Car au fil du temps, on sent poindre la tragédie à venir, on voit affleurer quelques fêlures, on passe de l’extase au désespoir et l'on découvre une dernière lettre absolument bouleversante (« j’attends ta décision et je l’accepterai sans faiblir si ton cœur a cessé de battre à l’unisson du mien »). Fabuleux portrait d’une amante à la fragilité touchante et à l’audace sans équivalent. Témoignage inédit d’une femme prête aux sacrifices et aux abandons les plus extrêmes par amour, et pas seulement l’amour de la chair. Impossible d’oublier les lettres de mademoiselle S., elles m’ont marqué au fer rouge. Un recueil unique, à mettre entre les mains de tout amateur de littérature érotique. Franchement, c'est du très, très grand art !

Extrait très, très soft…

« J’ai joui de toutes mes forces, sous tes coups, sous ta brutalité. J’ai joui surtout par ta possession savante. Je veux revivre cette jouissance que jamais je n’avais connue dans l’étreinte ordinaire qui me laisse froide et insensible. Jamais, entends-tu, je ne veux la connaître avec toi. Parce que je sais que nous serions déçus l’un et l’autre. Et puis nous descendrions au niveau des amants ordinaires alors que nous planons dans les sphères défendues, que nous sommes des « hors-la-loi », des vicieux, des passionnés, tout ce qui fait notre amour. »

Mademoiselle S. : Lettres d’amour, 1928-1930. Gallimard, 2015. 250 pages. 19 euros.

PS : pour être tout à fait honnête, j’ai quand même de gros doutes sur l’authenticité de certains passages. Je me demande s’il n’y pas eu par moments quelques rajouts, ou des scènes réécrites pour être davantage dans l’air du temps. Mais le sérieux de l’auguste maison Gallimard me laisse aussi à penser que je me goure totalement et que tout est absolument véridique dans ces lettres. J’en serais encore plus baba…



Tous chez Stephie pour fêter aujourd'hui le
4ème anniversaire de son incontournable rendez-vous !








lundi 1 juin 2015

La grammairienne et la petite sorcière - Alain Bonnand

« Je tiens à être léger jusque dans le sac à main de mes lectrices ! » (p.62)

Toute l’ambition littéraire d'Alain Bonnand tient dans cette phrase il me semble, et n’y voyez aucune moquerie de ma part, bien au contraire. Il m’avait enchanté avec le délicieux « Il faut jouir Edith » et c’est un vrai plaisir de le retrouver ici dans le même registre épistolaire, certes moins explicitement érotique mais tout aussi agréable à lire.

Une universitaire contacte un écrivain auquel elle voudrait consacrer une étude. Ne souhaitant pas répondre favorablement à sa demande, il n’engage pas moins avec elle une correspondance espiègle, tout en suggestion et qui, à l’évidence, ne laisse pas la jeune femme indifférente…

J’ai adoré retrouver l’esprit d’approche tout en nuance de ce narrateur/charmeur un brin cabot et un brin canaille. Alain Bonnand lance ses filets sans lourdeur, sans gros sabots. Il ramène sa prise (et non pas sa proie, ce n’est pas chasseur) en douceur, en dragueur à l’ancienne, certain de parvenir à ses fins sans jamais avoir l’air d’y toucher.

Une belle écriture, une belle déclaration d’amour aux femmes empreinte d’un soupçon de nostalgie, et une belle leçon de séduction. Comment aurais-je pu ne pas succomber ?

La grammairienne et la petite sorcière d’Alain Bonnand. Serge Safran, 2015. 134 pages. 15.90 euros.

Une lecture commune que j’ai une fois de plus le plaisir de partager avec Noukette.