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jeudi 18 septembre 2014

Les fils de rien, les princes, les humiliés - Stéphane Guibourgé

« Nous choisissons la haine. Nous sortons la nuit pour casser du bicot, défoncer des youpins. Nous sortons la nuit pour humilier des pédés, des gauchistes, des branleurs. Les passants s’effacent, La colère nous hante depuis l’origine. C’est un écho qui ne faiblit pas. 
Nous sommes treize. Des hommes forts, des hommes pâles. Rangers noires lacées haut, bombers sombres, tee-shirt blancs. Une faction. Phalanges tatouées, crânes, fraternité européenne. Nul ne s’oppose à nous, vitesse et violence rassemblées. Dans la pureté de l’instant, chacun de nos pas est une conquête. La ville, les faubourgs nous appartiennent. »

Ainsi s’ouvre la douloureuse confession d’un ancien skinhead. Falco a aujourd’hui 47 ans et il se souvient. Les vols de voiture, les agressions gratuites, les viols, les bagarres entre hooligans autour du Parc des Princes. La Meute l’a accueilli alors qu’il sortait à peine de l’adolescence. Elle est devenue sa seule famille au cœur des années 80, au moment où la France comptait pour la première fois 2,5 millions de chômeurs et où la jeunesse des classes populaires n’avait devant elle qu’un horizon bouché. Enfant de la banlieue né du mauvais coté du périph, fils d’un ouvrier licencié de l’usine Citroën de Poissy, Falco a choisi la haine : « La déroute de nos pères est la nôtre. L’accepter. Tuer ainsi le vieil homme en nous. Rentrer dans la maison de nos pères et y mettre le feu. Retourner dans la maison de l’enfance. La dévaster. Alors seulement nous serons libres, nous pourrons vivre. »

A l’aube de la cinquantaine, sans remords ni nostalgie, Falco cherche l’impossible apaisement. Le chiot enragé qu’il était a commis l’irréparable, le meurtre gratuit. Il a connu la prison, il a trahi, il est devenu un lâche, un père abandonnant son enfant sans se retourner. Aujourd’hui retiré dans les montagnes, vivant dans une caravane avec son chien, construisant pierre par pierre sa maison, il voudrait se réconcilier avec lui-même. Surtout, il voudrait comprendre sa violence, la nommer : « Qu’y a-t-il au fond de moi de sauvage, de mauvais ? Quel est ce mal ? Une force profonde, qui me précédait je crois. Qui me l’a transmise ? Une maladie présente depuis l’origine, qui surgit soudain et se déploie. Certains savent la juguler, d’autres cèdent et se laissent emporter. Ceux-là dévastent tout sur leur passage. »

L’auteur précise en préambule que les opinions qui agitent la Meute dans certaines pages du livre ne sont pas les siennes. Ce n’était pas nécessaire je pense. Ce texte est âpre, traversé par un désespoir poisseux, irrigué par une violence abjecte, mais il est impossible d’y voir une quelconque apologie de la haine ordinaire. C’est bien plus profond. Pas de fascination ni de dégoût pour le personnage, on touche ici à l'angoisse, à la peur, à « la douleur nue, les nerfs qui frottent contre l’os. La solitude. »

Ce roman est un roman social, un roman éminemment politique. Il vous heurte par ses mots crus, sa prose habitée, sa force brute. Il secoue furieusement, il interpelle, il laisse sans voix. Un choc dont on sort ébranlé, et pas qu’un peu.

Les fils de rien, les princes, les humiliés de Stéphane Guibourgé. Fayart, 2014. 200 pages. 17,00 euros.









lundi 15 septembre 2014

J'aurais dû apporter des fleurs - Alma Brami

Gérault est un personnage romanesque comme je les aime. La cinquantaine bien engagée, bedonnant, le crâne lisse et luisant comme une pomme, pas de femme, pas de famille, pas de boulot depuis que sa boîte a fermé... un vrai potentiel de loser magnifique !

Un repas chez un ancien camarade de collège croisé par hasard et Gérault se retrouve avec une proposition d'embauche. Le neveu du camarade cherche quelqu'un pour l'épicerie de quartier qu'il vient d'ouvrir. Un jeune trouduc qui joue au patron, qui pourrait être son fils et va lui donner des ordres à longueur de journée, le pied ! Sentimentalement parlant, Gérault fréquente plus ou moins Françoise, dont le parfum bas de gamme et les allures bobonnes le désespèrent. Il lui reste sa mère, vieille femme acariâtre qu'il déteste et à qui il rend visite de moins en moins souvent et Étienne, son seul ami, beauf bon teint et queutard invétéré qui trompe sa femme comme d'autres vont acheter du pain.

Ah oui, j'ai oublié de préciser que Gérault est aussi un lâche et un menteur. Un gars qui ne dit jamais non, s'interdit d'exprimer ce qu'il pense et refoule profondément la colère qui le consume en permanence. Sauf que le lecteur, lui, entend cette voix intérieure aussi cynique que sincère. Elle offre un délicieux décalage entre l'image qu'il donne en société et la réalité de ses pensées. Tout le sel du roman tient dans ce décalage. C'est drôle, cruel, terriblement humain. Le Gérault, on le plaint mais pas trop non plus. Une certitude, on ne l'envie pas. Mais il est touchant tant ses révoltes sont d'une évidente lucidité. Bref, le genre de personnage que j'aime vraiment beaucoup, beaucoup.

J'aurais dû apporter des fleurs d'Alma Brami. Mercure de France, 2014. 154 pages. 15,80 euros.

Extrait 

" Je vous passe votre mère, elle sera contente de vous entendre, vous devriez l'appeler plus souvent quand même. » Gros yeux autoritaires à l'autre bout du fil. La garde-malade donne des ordres, c'est nouveau ça. Mme Gros-Yeux ferait bien de se tenir à carreau si elle ne veut pas être remerciée. « Oui vous avez raison, j'essaierai. » Elle peut parler tant qu'elle veut, je n'essayerai rien du tout, je suis un fils à la hauteur de sa mère. Point final. On n'a que ce qu'on mérite il paraît."










vendredi 12 septembre 2014

Je suis très sensible - Isabelle Minière

« Le bonheur ce n’est pas d’être heureux, c’est de ne pas souffrir »

Grégoire aime se coucher tôt. Grégoire aime aller au cinéma, surtout pour voir les paysages. Grégoire aime aussi aller au bureau chaque matin. Grégoire prépare les repas d’Agathe, la prof de philo qui partage sa vie. Agathe, il trouve qu’elle fume trop, qu’elle ne mange ni ne dort pas assez. Pour autant, il n’ose pas lui dire. Grégoire n’est pas contrariant, il est toujours d’accord. Grégoire parle peu, il ne veut pas déranger. Grégoire est un gentil, un vrai. Mais avec le décès soudain du président de la république et la présence de plus en plus régulière de Vivien, un collègue d’Agathe, le monde bien ordonné de Grégoire va s’écrouler peu à peu, sans qu’il s’en rende vraiment compte…

Impayable ce Grégoire ! Élevé par une maman solo cafardeuse qui lui sortait des phrases telles que « Tu n’y peux rien Minou, mais j’aurais préféré que tu restes ou tu étais » ou encore « Je t’aurais pas connu, tu m’aurais pas manqué », le garçon est devenu un adulte aussi routinier que prévisible. Un cœur simple à la logique parfois décalée. Un homme tellement gentil qu’il en deviendrait presque inquiétant.

Un texte à la première personne qui retranscrit les événements à travers le regard innocent d’un antihéros ne pensant jamais à mal. Grégoire est drôle malgré lui. A première vue transparent, il perçoit les choses de façon originale, avec beaucoup de sensibilité, ce qui le rend très attachant. Il serait facile de se moquer ou d’être agacé par cette normalité poussée à l’extrême, cette insignifiance permanente, mais au final je suis tombé sous le charme de cette voix et de ce comportement en apparence (je dis bien en apparence !) inoffensifs.


Je suis très sensible d’Isabelle Minière. Serge Safran éditeur, 2014. 170 pages. 14,50 euros.


Un ouvrage lu dans le cadre de l'opération
 "La voie des indés" de Libfly










lundi 8 septembre 2014

Dans le jardin de l’ogre - Leïla Slimani

Adèle a tout pour elle. Parisienne, 35 ans, belle, journaliste, mariée à un chirurgien, maman d’un petit Lucien. En apparence, elle a tout pour elle. Mais la réalité est bien plus sombre.

Son job ? « Adèle n’aime pas son métier. Elle hait l’idée de devoir travailler pour vivre. Elle n’a jamais eu d’autres ambitions que d’être regardée. […] Elle aurait adoré être la femme d’un homme riche et absent. Au grand dam des hordes enragées de femmes actives qui l’entourent, Adèle aurait voulu traîner dans une grande maison, sans autre souci que d’être belle au retour de son mari. Elle trouverait merveilleux d’être payée pour son talent à distraire les hommes. »

Son fils ? « Lucien est un poids, une contrainte dont elle a du mal à s’accommoder. Adèle n’arrive pas  à savoir où se niche l’amour pour son fils au milieu de ses sentiments confus : panique de devoir le confier, agacement de l’habiller, épuisement de monter une pente avec sa poussette rétive. L’amour est là, elle n’en doute pas. Un amour mal dégrossi, victime du quotidien. Un amour qui n’a pas de temps pour lui-même. »

Son homme ? « Dans la rue, ils marchent vite, l’un à coté de l’autre. Ils ne se touchent pas. S’embrassent peu. Leurs corps n’ont rien à se dire. Ils n’ont jamais eu l’un pour l’autre d’attirance, ni même de tendresse, et d’une certaine façon cette absence de complicité charnelle les rassure. »

Pour affronter le quotidien, Adèle multiplie les aventures et les coucheries. N’importe où, n’importe quand, avec n’importe qui. Adèle joue les femmes fatales, elle existe à travers le regard des autres.  Le désir n’a pas d’importance. « Elle n’avait pas envie des hommes qu’elle approchait. Ce n’était pas à la chair qu’elle aspirait mais à la situation. Etre prise. Observer le masque des hommes qui jouissent. Se remplir. Goûter une salive. […] L’érotisme habillait tout. Il masquait la platitude, la vanité des choses. »

Le portrait d’une femme insatisfaite. D’une femme perdue, malade. Le portrait d’une nymphomane trompant son monde en permanence et dont la chute semble inéluctable. Leïla Slimani ne tombe pas dans la facilité et évite un enchaînement de scènes crues et gratuites auxquelles le déroulement du récit aurait pu pourtant l’autoriser. Il y a bien sûr quelques passages explicitement sexuels mais je n’y ai trouvé aucune surenchère. Pour autant, je ressors de ce premier roman à la limite de l’agacement. Le portrait de cette bourgeoisie parisienne m’a souvent semblé très caricatural. Le style froid n’a, à aucun moment, attiré mon empathie pour cette pauvre Adèle, que je me garderais bien de plaindre ou d’enfoncer. Bref, j’ai eu du mal, en tournant la dernière page, à donner du sens à cette histoire à la limite du pathétique. Mais bizarrement, j’ai aussi l’impression d’être passé à coté de quelque chose de plus profond. Bref, je suis un peu perdu.

Et je me demande si le problème vient de mon regard masculin, s’il ne faudrait pas un avis féminin pour éclairer ma lanterne. Donc, si une âme charitable veut se lancer dans ce premier roman difficile à cerner, qu’elle me fasse signe, je le ferais voyager jusqu’à elle avec plaisir.

Dans le jardin de l’ogre de Leïla Slimani. Gallimard, 2014. 215 pages.17,50 euros.

L'avis de Titou






samedi 6 septembre 2014

La chance que tu as - Denis Michelis

Il est assis à l’arrière de la voiture. La femme lui dit « Je suis ta mère et ce travail est la meilleure chose qui puisse t’arriver ». Il en déduit que l’homme au volant est son père. Tous deux le laissent devant les marches du « Domaine », une vaste maison bourgeoise avec une allée de gravier et, juste derrière, une immense forêt. Le domaine est un restaurant gastronomique. Le plus prestigieux de la région. Ses parents lui disent qu’il a été accepté comme serveur, que c’est un privilège, « presque un miracle ».

En réalité, tel le Petit Poucet, le jeune homme a été abandonné dans un milieu hostile. Dès le premier contact avec Virg, sa responsable, il se doute qu’il vient de mettre les pieds dans un nid de vipères. Ses effets personnels disparaissent mystérieusement et lorsqu’il demande à signer son contrat, on lui réplique qu’il l’a fait depuis longtemps. Commencent alors les humiliations, les engueulades et le harcèlement permanent. Du simple bizutage, on passe rapidement au degré supérieur. Le chef cuistot abuse de lui sexuellement et, pour mieux le faire obéir, on l’affuble d’un collier et d’une muselière. Avec cet attribut, il devient une attraction pour les clients, un phénomène que l’on vient voir de loin…

Un premier roman inclassable. Inclassable parce qu’au réalisme le plus cru, Denis Michelis a préféré une forme plus énigmatique, proche du conte fantastique. Le Domaine semble être un lieu hors du temps et les personnages qui l’occupent sont désincarnés, froids et pervers. Le flou temporel demeure tout au long du récit et on ne sait pas combien de jours, de semaines, de mois ou même d’années va durer la torture subie. L’escalade progressive des brimades est terrifiante, cruelle. On assiste à la construction implacable d’une victime, d’un souffre-douleur. On s’étonne du peu de réaction du pauvre garçon mais l’enchaînement des événements  prouve simplement que l’« on s’habitue à tout ».

Entre Kafka et « Le prisonnier », un texte glaçant.

« Ici au moins, il est au chaud.
Ici au moins, il est payé, nourri, blanchi.
Ici au moins, il a du travail.
L'enfermement le fait souffrir certes, mais pense un peu à tous ceux qui souffrent vraiment.
Ceux qui n'ont plus rien.
Alors que toi, tu as une situation et un toit où dormir, ça n'est pas rien tu sais.
Et tu oses te plaindre. »

La chance que tu as de Denis Michelis. Stock, 2014. 153 pages. 17,00 euros.


L’avis de Blablablamia 






vendredi 5 septembre 2014

L’été des noyés - John Burnside

Il se passe de drôles de choses sur l’île de Kvalaya, à l’extrême nord de la Norvège. En mai 2001, Mats Sigfridsson s’est noyé dans le détroit de Malagen. Dix jours plus tard, ce fut au tour de son frère de disparaître dans les mêmes conditions. Liv les connaissait plus ou moins tous les deux. Cette jeune fille, vivant avec sa mère artiste peintre dans une maison grise offrant un vue imprenable sur les prairies et la grève, aime la solitude que ce « bout du monde » lui procure. Son seul ami est Kyrre, un vieil homme qui depuis son enfance lui raconte des histoires de trolls et de sirènes. Lui est persuadé que les noyades sont l’œuvre de la « huldra », une femme à l’irrésistible beauté et aux pouvoirs maléfiques qui séduit les jeunes hommes avant de les faire disparaître. Liv est plus terre à terre, elle pense que les racontars de Kyrre ne sont pas crédibles. Pourtant, les faits qui vont s’enchaîner au fil des nuits blanches de l’été arctique feront vaciller ses certitudes…  

Un roman étonnant. Un roman d’atmosphère. Un roman psychologique. Très psychologique même. Beaucoup trop pour moi en fait. Le paysage boréal a ce petit quelque chose de fantasmagorique qui dégage une inquiétante étrangeté. Liv est la narratrice unique du récit. Et elle a parfois un comportement assez flippant ! On en vient à se demander si les disparitions ont vraiment eu lieu ou si elle nous mène en bateau. On referme le livre en se disant que Burnside, quelque part, nous encourage à ne pas choisir, nous laisse volontairement démunis et en pleine perplexité. C’est du moins ce que j’ai ressenti et c’est une impression que je n’aime pas du tout !

Finalement, les noyades ne sont que des péripéties secondaires. La quête d’identité de Liv, son passage vers l’âge adulte, la relation particulière avec sa mère et l’absence d’une figure paternelle sont les véritables thématiques du texte.

Il y a quelque chose de David Lynch dans ce roman que beaucoup pourraient qualifier de fascinant. Le problème, c’est que l’univers de Lynch m’a toujours laissé de marbre. Personnellement, j’ai trouvé cet été des noyés plus nébuleux qu’envoutant. Il n’empêche, la partition offerte par John Burnside, au-delà de réticences qui me sont propres, a tout pour plaire. Son écriture, à la musicalité particulière, est parfois proche du baroque et possède une tonalité à l’incontestable originalité. Énormément de qualités donc, mais je dois bien reconnaître qu’en ce qui me concerne, le charme n’a pas opéré. Dommage.


L’été des noyés de John Burnside. Métailié, 2014. 320 pages. 20,00 euros. 

Une fois de plus, je partage cette lecture commune avec Noukette.

L'avis enthousiaste de Cryssilda ; Celui de Jostein






jeudi 4 septembre 2014

Yparkho - Michel Jullien

Ilias est sourd et muet, comme sa mère Maria. Tous deux vivent dans une petite maison crétoise, loin de tout. Maria est en bout de course. Totalement sénile. Ilias s’en occupe comme il peut. Dans la journée, il répare les camions venus trouver secours au seuil de son petit atelier. Le soir, il pêche dans les criques avec sa vieille barque. Un jour, entre deux falaises, Ilias entend le souffle du vent : « ses deux tympans s’ouvrirent, cravachés d’un coup de grisou expulsé du puisard. Quelque chose venait de hurler qu’il reconnut pour un bruit, le premier, entré dans sa tête. Un bruit neuf, distinct, pas de ces borborygmes claustrés tout le jour dans son immense caisse de résonance intérieure […] Un son intelligible, venu de l’extérieur. » Une impression nouvelle qui le bouleverse…

Que se passe-t-il dans ce court roman ? Pas grand-chose à vrai dire. La vie qui s’écoule, paisible. Silencieuse. L’écaillage d’un mérou, la réparation d’un camion, l’agonie d’une dorade, une séance de manucure, tout est prétexte à décrire le moindre geste, le moindre mouvement. Une écriture sensorielle à l’incroyable force d’évocation. C’est poétique sans être ronflant, imagée sans tomber dans la banale compilation de descriptions. Ça pourrait être très lourd, ça pourrait être de la pure esbroufe, de l’exercice de style sans âme. C’est au contraire une déclaration d’amour à la langue et au pouvoir enchanteur des mots. On sent un auteur exigeant, orfèvre, ciselant chaque phrase avec minutie et prenant un évident plaisir à le faire. Tout est là, je pense. Michel Jullien joue avec un lexique foisonnant, il créé une musicalité qui enchante et force l’admiration. Et le lecteur de se régaler de ces petits riens si joliment troussés. Juste somptueux.

Yparkho de Michel Jullien. Verdier, 2014. 137 pages. 13,50 euros.

Quelques extraits, j’aurais pu recopier des dizaines de pages :

« Plus que le silence familial, plus que leur défaut d’ouïe, Ilias et Maria partagent le peu de choix de leur vie d’élection, cet endroit délaissé, cette maison bâtie sous un virage en épingle à cheveux dont l’accotement verse parfois sur la toiture. Mère et fils ne se voient pas, non qu’ils s’ignorent : leur mutuelle surdité les en dispense, et puis manger force à regarder en bas. Ils n’ont jamais mis au point de gestations codées, de mimes, nulle distorsion de faciès pour un verbe, nulle agitation buccale où lire un mot, pantomine de lèvres, nul mouvement impudique de langue comme l’ont les sourds discutant entre eux à qui se coupe la parole. Il ne rient ni ne se consolent. Muets au pas de la mer, ils partagent leur pudibonderie depuis une quarantaine d’années… »


« Sur la barge de peu de pente, au départ de la barque, six chats postés tenaient l’air de ne surtout pas être là, sur pattes ou mal alanguis, la babine agitée d’un flegme sardonique. […] L’un d’eux s’étira, le dos en plein cintre, comme s’il allait quitter la place mais l’alibi de l’indolence le fit s’asseoir exactement là où il venait de se lever, seigneurial et galeux. Un autre boulé sur ses croûtes se pelageait le croupion de bonne foi, l’aine béante, une gigolette en l’air, cessant soudain ses lècheries pour regarder la barque s’éloigner, une lunule de langue figée entre ses dents. »


Ma 4ème participation au challenge
1% de la rentrée littéraire





samedi 30 août 2014

Debout-payé - Gauz

« Les noirs sont costauds, les noirs sont forts, les noirs sont obéissants, les noirs font peur. Impossible de ne pas penser à ce ramassis de clichés du bon sauvage qui sommeillent de façon atavique à la fois dans chacun des blancs chargés du recrutement et dans chacun des noirs venus exploiter ces clichés en sa faveur. » La longue file d'hommes noirs qui montent les escaliers ce matin-là est venue chercher un job. Ils seront tous vigiles. Formation minimaliste, aucune expérience exigée, regard volontairement bienveillant sur les situations administratives, devenir vigile est le moyen le plus simple de décrocher un CDI pour les africains de Paris. « Ceux qui déjà ont une expérience du métier savent ce qui les attend les prochains jours : rester debout toute la journée dans un magasin, répéter cet ennuyeux exploit de l'ennui, tous les jours, jusqu'à être payé à la fin du mois. Debout-payé. »

Gauz raconte dans ce premier roman très autobiographique l'itinéraire d'Ossiri, étudiant ivoirien sans papiers devenu vigile dans le Paris des années 90. Il retrace aussi à travers lui l'histoire d'une communauté et l'évolution de ce métier particulier depuis la Françafrique jusqu'à l'après 11 septembre. On trouve entre chaque chapitre des interludes, sortes d'instantanées croqués sur le vif par Gauz lui-même lorsqu'il travaillait comme vigile dans un magasin de fringues de Bastille puis dans la plus grande parfumerie des Champs-Élysées. Autant de réflexions sur la société de consommation ou sur son travail, de portraits de clients et d'aphorismes particulièrement bien troussés. Exemples :

« Les jeunes de banlieue à qui l'on donne le titre abusif et arbitraire de racailles viennent se parfumer systématiquement au rayon Hugo Boss, ou avec One Million de Paco Rabanne, une bouteille forme de lingot d'or. Il y a du rêve dans la symbolique et de la symbolique dans le rêve. »

« Ennui, sentiment d'inutilité et de gâchis, impossible créativité, agressivité surjouée, manque d'imagination, infantilisation, etc., sont les corollaires du métier de vigile. Or, militaire est une forme très exagérée de vigile. »

« Une théorie lie l'altitude relative du coccyx par rapport à l'assise d'un siège et la qualité de la paie. Elle peut être énoncée comme suit : Dans un travail, plus le coccyx est éloignée de l'assise d'une chaise, moins le salaire est important.
Autrement dit, le salaire est inversement proportionnel au temps de station debout. Les fiches de salaire du vigile illustrent cette théorie.
 »

C'est très bien écrit, c'est drôle, empreint d'une ironie mordante qui fait mouche. Le regard porté par Gauz sur sa communauté est aussi tendre que lucide. Cette lucidité permanente, cette fausse légèreté, cette causticité exempte de toute méchanceté donnent au récit une atmosphère douce-amère pleine de sensibilité. Une excellente surprise parmi les nombreux premiers romans de la rentrée et un auteur à la plume singulière qui mérite vraiment que l'on s'attarde sur son cas.


Debout-payé de Gauz. Le nouvel Attila, 2014. 172 pages. 17,00 euros.



Un billet qui signe mon entrée dans
 le challenge tous risques d'Aaliz



Et une troisième participation au
challenge 1% de la rentrée littéraire








  

jeudi 28 août 2014

Viva - Patrick Deville

Ce livre n’est pas un roman. C’est plutôt une fiction biographique. Certains qualifient le genre d’exofiction, en opposition à l’autofiction que j’exècre. Pour faire court, dans l’exofiction, le romancier n’est pas que biographe, il ne livre pas uniquement le résultat de ses recherches mais il fait également part au fil du texte de ses réflexions, de ses découvertes, il n’hésite pas à se mettre en scène. Bref, tout ça pour dire que Patrick Deville est un adepte du genre et qu’il maîtrise l’exercice à merveille, comme j’avais déjà pu le constater dans l’excellent Peste et Choléra.

On retrouve dans ce Viva l’auteur et ses fameux carnets en peau de taupe dans lesquels il consigne avec méticulosité le fruit de ses investigations, sur les lieux même où ont vécu les personnages dont il retrace le parcours. Direction le Mexique et l’année 1937. « La dictature somoziste est installée au Nicaragua, le fascisme en Italie, le nazisme en Allemagne et le stalinisme en Russie. C’est la guerre d’Espagne, bientôt la déroute des républicains et la victoire du franquisme. » C’est aussi l’année où Trotsky arrive à Mexico, accueilli par Frida Kahlo dans sa maison bleue. L’ancien commissaire du peuple, l’ancien chef de l’armée rouge, qui commandait cinq millions d’hommes, n’est plus qu’un proscrit, poursuivant la fuite éperdue entamée depuis qu’il a pu s’extraire des geôles sibériennes où Staline l’avait fait déporter. Cette même année, Malcolm Lowry et sa femme Jan débarquent du paquebot Penssylvania à Acapulco. « Lowry a vingt-sept ans, un physique de boxeur, les doigts trop courts pour atteindre l’octave au piano comme à l’ukulélé. Il vient de subir une première cure de désintoxication alcoolique. Jamais encore il n’a gagné le moindre rond, et vit de la pension que chaque mois son père lui fait remettre par des comptables obséquieux. » Ce n’est ni un fuyard, ni un proscrit, il a choisi le Mexique parce que les alcools y sont moins chers. Il y trouvera certes le mescal et la tequila qu’il était venu chercher mais aussi et surtout le décor de ce qui restera à jamais son seul et unique chef d’œuvre, Au-dessous du volcan.

Trotsky et Lowry. Le révolutionnaire et le génie littéraire. Ces deux-là ne se rencontreront jamais et le texte suit en parallèle leur destin tragique. Mais pas que. C’est là toute la force de Deville. Son ode à ces deux figures mythiques, qui n’a rien d’un panégyrique pleurnichard, ne s’y limite pas. On croise dans ces pages Frida Kahlo, Diego Rivera, la photographe Tina Modotti, Antonin Artaud, André Breton et bien d’autres. Un tourbillon de noms, de faits, d’anecdotes, de rencontres et de rendez-vous manqués. Chronologies et biographies se bousculent, se télescopent parfois, sans que jamais le lecteur ne perde le fil. Le canevas est tissé tellement serré, avec une telle dextérité, une telle érudition, une telle plume, que l’on ne peut que s’extasier devant une fresque aussi saisissante.

Viva est un hymne à la révolution, à la poésie, à l’art. C’est une plongée vertigineuse au cœur d’une époque où l’idéalisme politique et le culte de la littérature bouillonnaient de concert. Une époque où des hommes et des femmes servaient des causes qu’ils mettaient au-dessus de leur propre existence. Une époque depuis longtemps révolue…

« A l’impossible, chacun de nous est tenu. »

Viva de Patrick Deville. Seuil, 2014. 210 pages. 17,50 euros.


Et une seconde participation au challenge
 1% de la rentrée littéraire





jeudi 21 août 2014

Enon - Paul Harding

"La plupart des hommes de ma famille font de leurs épouses des veuves, et de leurs enfants des orphelins. Je suis l'exception. Ma fille unique, Kate, est morte renversée par une voiture alors qu'elle rentrait de la plage à bicyclette, un après-midi de septembre, il y a un an. Elle avait 13 ans. Ma femme Susan et moi nous sommes séparés peu de temps après".

Les six premières lignes du texte. Tout est dit. Charlie a perdu sa fille unique. Charlie a perdu sa femme. Charlie a perdu pied. Totalement.

Attaquer la rentrée littéraire avec un sujet aussi plombant à de quoi vous mettre le moral dans les chaussettes. Un père détruit par une tragédie personnelle impossible à surmonter, un père qui sombre dans l’alcool, la drogue et qui rôde la nuit venue près de la tombe de son enfant, il faut reconnaître que ce n’est pas joyeux-joyeux. Mais personnellement j’aime bien. Je suis dans ma zone de confort avec les personnages à la marge, les solitaires misanthropes, les histoires sombres, très sombres.

Bon j’avoue, le Charlie, on a souvent envie de lui botter le cul, de lui dire qu’il n’est pas le premier à qui ça arrive et qu’il ne sera malheureusement pas le dernier. On a aussi envie de lui dire que c’est un peu facile de se laisser couler de la sorte plutôt que d’affronter la réalité en face. Mais ce que j’aime chez Paul Harding c’est qu’il ne saute pas à la gorge de son lecteur en hurlant « regarde et pleure ! » comme tant d’autres savent si bien le faire. Il dessine l’indicible par petites touches, il bifurque, il vagabonde sur des chemins de traverse, perd le fil de son récit pour plonger dans les souvenirs d’enfance de son personnage ou exposer l’histoire de la ville d’Enon et sa toponymie. Et sans crier gare il revient au quotidien de Charlie et nous immerge à nouveau dans son terrible voyage aux confins de la déchéance et de la folie. J’adore ce choix narratif plein de liberté, une manière de dire au lecteur « qui m’aime me suive, et tant pis si j’en perds en route ». Et puis il peut se le permettre parce qu’il écrit magnifiquement bien. Il y a dans ce texte des passages absolument somptueux :

« Comprendre que mon chagrin était infinitésimal, comparé à la somme de l’univers, ne m’empêchait pas d’en être dévasté. Je savais bien que mon tourment était présomptueux, une manière fallacieuse de prétendre à la tragédie absolue. Si je ne cessais de clamer que j’étais trop faible pour supporter la mort de ma fille, cela ne signifiait-il pas justement que j’en avais la force en réalité ? […]Ma peine n’aurait-elle pas été plus intense si Kate n’avait jamais existé ? Beaucoup plus intense ? N’était-il pas vrai que sa brève et joyeuse existence était la plus grande joie de la mienne ? La joie de ces treize années ne constituait-elle pas un royaume à part entière, dont le chagrin assiégeait à présent les murailles, certes, mais sans parvenir à les abattre ? Voila ce que je me disais. La joie de ces treize années possédait une intégrité en propre, au sein de laquelle Kate continuait d’exister. Les souffrances entraînées par sa propre mort ne pouvaient l’atteindre. »

Ou encore :

« J’étais affamé de mon enfant et venais me repaître dans le cimetière, dans l’espoir qu’elle me rejoigne, à mi-chemin de nos deux mondes, ou juste au-delà, ne fût-ce qu’une nuit, ne fût-ce que pour un instant – qu’elle se dresse de nouveau, debout sur ses pieds nus, et foule l’herbe humide ou les feuilles mortes ou la terre enneigée de l’Enon vivant afin que nous puissions échanger elle et moi ne fût-ce qu’un seul, un dernier mot humain. »

Un roman d’une beauté tragique, un roman anti « feel good » par excellence. Tout ce que j’aime, quoi.

J’ai voulu entraîner Noukette dans cette première lecture de la rentrée. Pas sûr que ma binômette préférée ait autant apprécié le voyage à Enon que moi…

Enon de Paul Harding. Le cherche midi, 2014. 288 pages. 17,50 euros.