jeudi 17 octobre 2024

Dire Babylone - Safiya Sinclair

 « Il finirait par se plonger dans les principes inflexibles de l’ascétisme, qui lui apprendraient quoi manger, comment vivre et comment fortifier son esprit contre « les ismes et les schismes » de Babylone : le colonialisme, le racisme, le capitalisme, les tentations de la cupidité dans la culture blanche américaine et européenne, les chaînes mentales du christianisme et tous les régimes maléfiques de l’idéologie occidentale qui cherchent à détruire l’homme noir. »

Le rêve rasta, c’est d’abord et avant tout celui de ses parents. Un rêve d’affirmation du peuple noir face à l’infâme Babylone. Évidemment, Safiya a suivi le mouvement. Née en 1984, aînée d’une fratrie de quatre enfants, elle a vécu au sein d’un mouvement rastafari en déclin, relégué aux marges de la société jamaïcaine. Une enfance miséreuse avec une maman au foyer et un père chanteur de reggae pour touristes en mal d’exotisme. Surtout, Safiya a subi le rigorisme de ce père appliquant à la lettre la doctrine rasta la plus radicale, imposant notamment aux filles de rester « pures » : La fille parfaite « ne suivait d’autre Dieu que son père, jusqu’à ce que son mari en prenne la place ». 

Safiya a d’abord idolâtré ce papa surprotecteur mais en grandissant elle a compris qu’il la privait de tout espoir d’indépendance. Il lui faudra se tourner vers l’éducation, la littérature et les arts pour s’affranchir d'une l’étouffante tutelle paternelle devenue dès son adolescence d’une infinie violence. 

Dans ce premier roman fortement autobiographique, Safiya Sinclair raconte son long chemin vers la liberté. Un chemin douloureux, semé d’embûches, où rien n’est simple, rien n’est acquis, où la moindre petite victoire sur le tyran domestique peut être remise en cause à tout moment. Son histoire, très personnelle, mêle l’intime et l’universel. Elle dit la volonté d’émancipation sans cesse contrariée, le carcan du patriarcat, la contradiction de la philosophie rasta qui ne cesse de prôner la liberté de l’homme noir tout en cultivant l’asservissement de la femme noire.

Malgré l’inacceptable rabaissement imposé aux filles par leur père, ce Dire Babylone reste un livre d’amour sur la famille où est notamment célébrée une figure maternelle lumineuse, déterminée à offrir à ses enfants l’instruction qui leur permettra de ne pas subir l’existence misérable qui a été la sienne. La langue est magnifique, engagée et enragée, poétique et politique, aussi vibrante que viscérale. Quelque part, Safiya Sinclair relate le cheminement d’un transfuge de classe, l’extraction d’une forme de marginalité pour s'élever vers un accomplissement culturel et social. Un transfuge de classe relaté dans une prose d’une beauté saisissante, extraordinairement littéraire. Prends-en de la graine, Edouard Louis !

Dire Babylone de Safiya Sinclair (traduit de l’anglais par Johan-Frédérik Hel Guedj). Buchet Chastel, 2024. 520 pages. 25,50 euros.


Extrait :

"Je crois que mon père s’en est rendu compte à ce moment-là. Plus rien de Rastafari ne me traversait. J’avais combattu et complètement éliminé cette femme, hors du monde. Celle qu’il voulait que je sois. Je lui avais tranché la gorge. J’ai regardé cette femme porter les mains à ce cou tranché, essayant encore de parler, sans émettre un son. Sa silhouette pâle se fondait dans le mur, emportant avec elle cet avenir abandonné."







mercredi 9 octobre 2024

Galapagos - Michael Olbrechts

Floreana, île des Galapagos, 1929. Le médecin Friedrich Ritter débarque d’Allemagne sur ce caillou inhabité avec sa patiente et amante Dore Strauch. Très fortement influencé par Nietzche et sa philosophie de l’Übermensch (le surhomme), Ritter souhaite construire un paradis nietzschéen à force d’abnégation, de volonté et de dépassement de soi. Son projet farfelu va vite intéresser la presse internationale et attirer de nouveaux arrivants. C’est ainsi qu’en 1932 un second couple, Heinz et Margaret Wittmer, va mettre le pied sur l’île. Margaret, enceinte, donnera naissance au premier habitant natif de Floreana. Pour Ritter, qui souhaitait continuer à vivre loin de la communauté des hommes, l'installation des Wittmer est une catastrophe. Qui sera finalement bien moins douloureuse que celle, quelques mois plus tard, de la « Baronne » Eloise von Wagner-Bosquet, accompagnée de ses deux prétendants, Robert Philippson et Rudolf Lorenz. Une baronne qui va peu à peu se comporter en tyran revendiquant la propriété de la majorité des terres, au grand dam de Ritter et des époux Wittmer.

Je n’avais jamais entendu parler de l’histoire (véridique) de Floreana et de ses (rares) habitants. Une forme d’utopie qui a tourné au fait divers et dont le mystère reste à ce jour non résolu. Michael Olbrechts ne prend pas parti, il montre simplement à quel point la moindre communauté, même extrêmement réduite, peut être source de conflit. L’intérêt tient dans le fait qu’il accorde de l’attention à chaque personnage. Et si aucun ne sort grandi du récit, tous peuvent revendiquer un rôle fort et légitime dans l’histoire tourmentée de l’île au 20ème siècle.

Niveau graphique, le trait est hyper lisible, le choix des couleurs montre à la fois la chaleur et la luminosité d’un environnement aussi hostile que paradisiaque. Je ne connaissais pas Michael Olbrechts, dessinateur flamand qui n’avait jusqu’alors publié en France qu’un seul album, mais je suis ravi de découvrir un auteur aussi prometteur et je compte bien suivre de près la suite de sa carrière.

Floreana est devenue un haut lieu du tourisme au Galapagos. Son essor économique est aujourd’hui encore entre les mains des descendants d’acteurs de l’histoire racontée dans l’album. Je ne vous dirai évidemment pas lesquels, hors de question de vous spoiler les rebondissements de cette incroyable aventure humaine.

Galapagos de Michael Olbrechts. La Boîte à Bulles, 2024. 176 pages. 27,00 euros.

Toutes les BD de la semaine sont chez Fanny














lundi 7 octobre 2024

La barque de Masao - Antoine Choplin

Un soir, en quittant l’usine, Asao se retrouve face à sa fille, qu’il n’a pas vue depuis dix ans. Sortie de l’université avec un diplôme d’architecte, Harumi a en charge la construction d’un musée sur l’île de Teshima, en face de celle de Naoshima, où vit et travaille son père. Les retrouvailles sont difficiles, maladroites, forcément distantes. Mais peu à peu Masao va s’ouvrir, se confier, raconter à sa fille la disparition de sa mère, le jour de sa naissance, et son « placement » chez ses grands-parents maternels. Lui rappeler également un souvenir d’enfance, dans un phare, et parler de ses emplois successifs et de la satisfaction qui est la sienne aujourd’hui d’occuper un emploi qui lui convient parfaitement. La jeune fille n’a aucune rancœur, elle garde à l’évidence un attachement fort pour ce papa qu’elle n’a pour ainsi dire jamais connu. Pour tous les deux, cette reprise de contact aura des allures de renaissance…

C'est un livre où tout est calme, apaisé. Pas de tension, pas de rebondissements anxiogènes, juste une forme de lenteur sereine, sans heurts ni grand bruit. Entendons-nous, Antoine Choplin ne donne pas dans le feelgood pour autant. Son truc, c'est une mise en place tranquille de son récit, avec certes quelques points obscurs au départ mais qui très vite vont s'éclaircir, avec limpidité. Comme s'il prenait son lecteur par la main en lui disant " ne t'inquiète pas, tu vas tout comprendre, laisse-moi juste le temps de t'expliquer".

Pour une fois l’auteur d’Une forêt d’arbres creux ne fait pas de lien entre la Grande Histoire et une petite histoire individuelle. Par contre son obsession pour l’art est bien présente, comme sa plume tout en sobriété. Finalement, il lui va comme un gant ce texte plein de silence(s), à la fois sensible et pudique, peuplé de personnages qui, à leur manière, cherchent à se tenir à l’écart du monde. Après le décevant « Partiellement nuageux », je suis ravi de retrouver un Antoine Choplin au meilleur de sa forme.

La barque de Masao d’Antoine Choplin. Buchet Chastel, 2024. 200 pages. 19,50 euros.







mercredi 2 octobre 2024

GI Gay - Didier Alcante et Bernardo Munoz

Jusqu’à la seconde guerre mondiale, seuls les homosexuels surpris pendant leurs ébats pouvaient être exclus de l’armée américaine. Pendant le conflit, de nouvelles règles furent mises en place, permettant de cataloguer comme psychopathe sexuel toute personne qui aurait de simples tendances homosexuelles, qu’elle soit passée à l’acte ou non. De fait, l’homosexuel n’était plus considéré comme un criminel mais comme un malade susceptible de propager un virus dont il fallait traquer les symptômes avant qu’ils se développent et corrompe les troupes.

L’album raconte l’histoire d’Alan Cole, jeune psychiatre qui s’engage dans l’armée pour faire plaisir à son futur beau-père ancien militaire. Chargé d’évaluer les recrues et d’écarter les cas « problématiques » dont font évidemment partie les homosexuels, Alan va rencontrer au cours d’un entretien Merle Gore, jeune homme plein de vie et sûr de lui, pour lequel il va ressentir des sentiments de plus en plus troublants. 

Au-delà du propos engagé pour la cause LGBTQ, l’album raconte une magnifique histoire d’amour contrariée entre Alan l’introverti en prise avec un conflit interne sur son orientation sexuelle et Merle, plutôt grande gueule, capable de défier les autorités sans jamais franchir certaines limites. Leur relation forcément secrète devra faire face à une homophobie impossible à dénoncer sous peine de subir de terrible représailles. 

Graphiquement, le trait réaliste de Munoz offre une plongée immersive dans une époque des plus troublée. Découpage, couleurs, rythme de la narration, tout est parfait !

En 2011, Barack Obama a mis fin à la politique discriminatoire interdisant à toute personne revendiquant et affichant son homosexualité de servir dans l'armée américaine. Et le 26 juin dernier Joe Biden a gracié tous les soldats renvoyés de l’US Army en raison de leur orientation sexuelle depuis 1951. Il n’y a donc enfin plus aucune discrimination chez les militaires américains. En théorie du moins…

GI Gay de Didier Alcante et Bernardo Munoz. Dupuis, 2024. 126 pages. 26,00 euros.


Toutes les BD de la semaine sont chez Blandine








lundi 23 septembre 2024

Only lovers left alive - Dave Wallis

En Angleterre, tous les adultes se sont suicidés. Incapables de prendre la relève pour assurer un fonctionnement « normal » de la société, les enfants et les ados s’organisent en bandes où seuls les plus forts survivent. Voilà donc le pitch ultra-court et ultra simple de ce roman culte publié en 1964, tellement sulfureux qu’il a été interdit en Irlande.

Dave Wallis y raconte le parcours de Kathie, Ernie, Charlie et quelques autres, quittant Londres pour voyager vers le nord dans un pays en perdition. Un voyage semé d’embûches, de rencontres et de coups durs où rien ne leur sera épargné. Accusé de Nihilisme et d’opportunisme (notamment de surfer sur la vague d’affrontements entre gangs qui ont choqué l’Angleterre conservatrice dans les années 60), Wallis est avant tout un incompris. Son propos n’est pas de dénoncer la stupidité et la violence aveugle d’une jeunesse incapable de « vivre ensemble ». Par définition immature, cette jeunesse essaie de faire face avec ses armes, abandonnée par des adultes dont on ne connaîtra jamais les véritables raisons de leurs suicides de masse. Pour les vivants, l’existence devient forcément chaotique, l’avenir incertain. Plus rien ne sera comme avant mais finalement, est-ce une si mauvaise chose ? N’est-ce pas l’occasion de faire table rase du passé capitaliste et industriel pour repartir sur des bases plus simples et plus saines ?

Cette lecture politique (et socialiste) du roman offre un regard différent sur les jeunes qui se débattent dans ce monde post-apocalyptique. Loin du nihilisme, les personnages cherchent à avancer ensemble, lucides sur le fait que les années à venir s’annoncent compliquées, mais également déterminés à faire en sorte que le futur reste porteur d’espoir. Malgré les apparences, un livre bien plus optimiste que désespéré. C’est en tout cas l'impression qu’il m’a laissé.

Only lovers left alive de Dave Wallis (traduit de l'anglais par Samuel Sfez). Sonatine, 2024. 270 pages. 21,50 euros.









mercredi 18 septembre 2024

Dirty Rose - Marzena Sowa et Benoît Blary

Drôle d’idée d’aller se paumer au fin fond du Wyoming quand on vient de Chicago. C’est pourtant ce qu’a choisi de faire Tom, jeune policier affecté dans un commissariat de cul terreux où ses nouveaux collègues aiment le faire tourner en bourrique. En guise de bizutage, Tom est envoyé chez Rose, une marginale vivant dans un mobile-home accusée par ses voisins de maltraitance animale. Rose est une femme que tout le monde ou presque déteste dans le coin. Parce qu’elle a couché avec un nombre incalculable d’hommes mariés et parce que son casier judiciaire est long comme le bras. Évidemment, Tom va se faire malmener par la harpie locale. Pour autant, il va s’intéresser à son cas et finir par lui venir en aide lorsque son logement sera la cible d’un incendie criminel. Le début d’une véritable amitié ? Faudrait pas pousser non plus !

C’est l’histoire d’un jeune homme aspirant à retrouver une « vie belle et simple ». Un jeune homme idéalisant les grands espaces et les gens qui y vivent. Un jeune homme qui va se retrouver face à une réalité bien moins bucolique. Malgré une situation de départ explosive, force est de reconnaître qu’il ne se passe pas grand-chose dans cet album. Bien sûr il y a quelques temps forts, mais on n’est pas dans l’action à tout va, loin de là. L’approche est plus psychologique, plus contemplative aussi. Dommage que les nombreux personnages (même Rose) ne soient pas plus creusés. Du coup on a la désagréable impression de rester à la surface des choses, il manque un poil d’épaisseur pour nous les rendre véritablement attachants.

Tout n’est pas négatif pour autant, les dialogues sont clairement le gros point fort du récit et le côté « tranche de vie » est très agréable à suivre, même si les enjeux restent dans l’ensemble plutôt anecdotiques. Finalement, c’est avant tout pour son ambiance, notamment graphique, que l’album mérite le coup d’œil. Les aquarelles de Benoît Blary jouent sur les couleurs pour rendre à merveille la lumière si particulière des grands espaces. Une sorte de nature writing en BD, plaisant sans être totalement inoubliable. 

Dirty Rose de Marzena Sowa et Benoît Blary. Delcourt, 2024. 88 pages. 17,95 euros.

Toutes les BD de la semaine sont chez Moka








lundi 16 septembre 2024

Kiffe kiffe hier ? - Faïza Guène

Je me réjouissais de retrouver Doria, vingt ans après. Vingt ans après son adolescence passée entre les immeubles de la cité et le lycée, entre sa maman solo, la psy, l’assistante sociale et les rares copains. Vingt après donc, Doria vit toujours à Bondy, dans le 93. Elle a maintenant 35 ans (c’est mathématique !) et un fils de 7 ans qu’elle élève seule depuis qu’elle a viré son mari et demandé le divorce. Une mère célibataire, sans emploi, qui n’a toujours pas sa langue dans sa poche. On retrouve avec plaisir les marqueurs de son univers : sa mère qu’elle idolâtre, son quartier qu’elle n’a jamais quitté, le cousin Reda ou encore l’indéfectible ami Hamoudi.  

Mettons d’emblée les choses au point et évitons les raccourcis plein de clichés : Doria, c’est de la pure fiction, elle n’est en aucun cas un double de Faïza Guène. Quand elle a mis en scène ce personnage de beurette dans Kiffe Kiffe demain, elle n’avait que 19 ans. Le succès a été foudroyant : 400 000 exemplaires vendus, traduit en 26 langues. La recette qui a fonctionné à l’époque est ici reproduite avec les mêmes ingrédients, remis au goût du jour. Doria a toujours son franc parler légendaire, fait toujours preuve d’une bonne dose d’humour, de lucidité et d’autodérision, abuse des métaphores aussi décalées que parlantes. Sa langue est très orale, sa répartie cinglante. Pas d’amertume dans son discours ni de nostalgie en mode « c’était mieux avant » mais beaucoup d’ironie et de sarcasme. Égale à elle-même, quoi.

Si j’ai apprécié de retrouver le ton de Doria, sa gouaille et ses fulgurances, j’avoue que j’ai eu du mal à m’intéresser vraiment au fond de son discours. Le monologue part dans tous les sens, il n’y a pas de véritable histoire, on passe du coq à l’âne sans prévenir, ça finit par devenir à la fois confus et anecdotique. Entendons-nous, j’ai pris plaisir à retrouver une vieille copine qui m’a bien fait marrer avec ses saillies verbales n’appartenant qu’à elle mais je préfère quand Faïza Guène propose des romans plus « structurés », plus classiques (Les gens du Balto ou Du rêve pour les oufs par exemple). Chacun ses goûts.

Kiffe kiffe hier ? de Faïza Guène. Fayard, 2024. 250 pages. 20,90 euros.

« Laissez-moi vous exposer ma théorie : la raison pour laquelle vos bébés disent d’abord papa, c’est tout simplement parce qu’on appelle les absents. On dit le nom de celui qui ne se trouve pas dans le même espace que soi parce qu’on se demande naturellement où il est passé. Ils ne sont pas débiles les bébés. Faut pas croire. Malgré leur entêtement à ne rien faire d’autre que chier et baver, ils ont du bon sens. Ils disent majoritairement papa parce que vous n’êtes jamais foutus d’être auprès d’eux comme nous le sommes. »





mercredi 11 septembre 2024

On l’appelait Bebeto - Javi Rey

Espagne, années 90. Pendant que Miguel Indurain enchaîne les victoires sur le tour de France, Carlos passe ses étés en appartement avec sa grand-mère. Pas de départ en vacances pour lui, il reste chaque année à Sant Pere, une banlieue industrielle sans âme de Barcelone où il est né. Au programme de ses journées beaucoup d’ennui, quelques sorties à la plage, des séances télé sur le canapé avec mamie et surtout les parties de foot avec les copains. Mais le jour où il manque un joueur pour que leur équipe puissent participer aux tournois organisés quotidiennement par les gosses du quartier, Carlos et sa bande doivent se résoudre à faire appel à Bebeto, grand gaillard plus âgé qu’eux, un peu simplet, souvent mutique, dont la mère souffre de gros soucis psychiatriques. Bebeto le bouche trou à beau être nul au foot, il va peu à peu s’intégrer au groupe d’amis, et Carlos finira même par le considérer comme un véritable camarade.

Il n’y a rien d’autobiographique dans cet album mais il semble évident que Javy Rey s’est inspiré de sa propre enfance pour mettre en scène celle de Carlos. Son récit est poignant sans en avoir l’air. Pas besoin de gros sabots, la narration, à la fois ambitieuse et tout en finesse, déjoue les écueils du mélo dégoulinant. Les étés passent et les priorités changent. Les filles prennent peu à peu le pas sur le foot, on rêve d’aller en boîte et d’avoir son propre moyen de locomotion, on rêve d’ailleurs pour élargir l’horizon bouché d’une vie étriquée.  L’évolution est parfaitement rendue, navigant sans cesse entre les émois, les tourments, les interrogations, les jours de peine et les jours de joie. Surtout, les interactions fonctionnent avec une étonnante fluidité, que ce soit la relation avec les copains, celle, magnifique, avec la grand-mère qui commence à perdre la boule, mais également le lien qui se tisse peu à peu avec Bebeto, ce nigaud pas si simplet qu’il en a l’air, dont le regard sur l’existence dégage un petit quelque chose de lumineux.

J’ai pris beaucoup de plaisir à voir Carlos grandir, passer du monde de l’enfance à celui de l'adolescence. Javi Rey, après avoir œuvré en tant que dessinateur pour divers scénaristes (notamment pour réaliser avec Bertrand Galic et Kris l’excellent « Un maillot pour l’Algérie »), signe en solo un superbe récit initiatique, simple sans être naïf, émouvant et pudique, sensible et nostalgique, tour à tour douloureux et joyeux. Une totale réussite !

On l’appelait Bebeto de Javi Rey. Dargaud, 2024. 144 pages. 24,00 euros.


Toutes les BD de la semaine sont aujourd'hui chez Fanny








lundi 9 septembre 2024

L’appelé - Guillaume Viry

C’est l’histoire de Jean, le fils, mort le 28 mars 1969. C’est l’histoire de Louis, le père, qui a brûlé toutes les affaires de Jean le 28 mars 1970. C’est l’histoire de Joseph, le frère, qui n’a jamais parlé de Jean après sa mort. C’est l’histoire de Julien, le fils de Joseph, le petit-fils de Louis, qui échappe à la conscription en racontant au médecin que le service militaire de son oncle ne s’est pas bien passé en Algérie. Julien, qui va chercher à remonter le fil d’une mémoire familiale effacée après le retour de « l’appelé » Jean. Trois mois passés au début de l’année 1961 en tant que troufion, dont il reviendra dévasté, anéanti, bon pour l’asile.    

Avec Où j’ai laissé mon âme, Jérôme Ferrari a sans doute écrit le roman le plus puissant et le plus inégalable sur la guerre d’Algérie. Il n’empêche que bien d’autres auteurs continuent à se frotter à ce sujet brûlant (Michel Serfati et Joseph Andras par exemple). Guillaume Viry apporte à son tour sa pierre à l’édifice, choisissant pour se faire l’entrelacement des points de vue. Jean, Louis, Joseph et Julien. Ils prennent tour à tour la parole, recollant les morceaux d’une mosaïque éparpillés au fil des décennies. La voix de l’Appelé est celle qui porte le plus. Elle dit l’horreur de la guerre, le comportement barbare de son régiment, les meurtres, les viols, la torture. Elle dit la chaleur, la promiscuité, la fatigue, la peur permanente, les officiers qui humilient, l’évacuation sanitaire au bout de quelques mois seulement, les traumatismes psychologiques qui empêcheront tout retour à la normalité.

Un premier roman épuré à l’extrême, sans majuscules ni ponctuation, dans une forme de versification libre qui n’est pas sans rappeler les feuillets d’usine de Joseph Pontus. C’est court, intense, habité, le texte respirant au rythme du phrasé syncopé de chaque narrateur. Une superbe découverte !

L’appelé de Guillaume Viry. Éditions du Canoë, 2024. 120 pages. 16,00 euros.

« ils me nourrissent
de pilules bleues
des blouses blanches s’approchent
veulent calmer veulent éteindre
éteindre les cris dans la nuit dans le jour
veulent que ça cesse
les blousent blanches ne veulent pas de hurlements
mais moi Jean je crie
évacué du camp de Berrouaghia réformé de l’armée française renvoyé dans mes foyers rayé des contrôles
Marseille Dijon Metz
je suis l’homme rayé
»






mercredi 4 septembre 2024

Rose à l’île - Michel Rabagliati

Juillet 2017. Paul va mal. C’était déjà le cas cinq ans plus tôt dans Paul à la maison et force est de constater que rien n’a vraiment changé depuis. Sa femme l’a quitté, son père vient de mourir, sa fille Rose est partie vivre en Angleterre, il ne parle plus à sa sœur, sa belle famille lui manque et la solitude lui pèse de plus en plus. Heureusement Rose est de retour et elle décide de changer les idées de son papa chéri en l’emmenant faire un séjour sur une île de l’estuaire du St Laurent. Un coin paumé où les habitants sont aussi rares que le wifi. L’été, la nature, les oiseaux, la plage, une maison en bois aux toilettes rustiques, quelques bons bouquins et enfin l’occasion de se changer les idées pour notre grand mélancolique.

Les insulaires sont rares mais tous possèdent une énergie débordante et une joie de vivre qui contrastent avec le spleen de Paul. Ces rencontres lui font du bien et les balades en solitaire vont lui permettre de faire le point, de se remettre dans le bon sens après des mois de dépression. Le texte à la première personne tourne à la confession sans dramatisation. C’est comme d’habitude, à la fois drôle et poignant, plein d’émotion quand il évoque son père et la lettre de remerciements qu’il lui a écrit après sa mort. La réflexion porte également sur son statut d’auteur de BD, la fatigue engendrée par les festivals et la promotion tous azimuts, le fait qu’il est difficile de se renouveler dans le registre de l’autofiction quand on a déjà raconté toute sa vie. Et comme inventer des histoires, ce n’est pas son truc, l’horizon professionnel semble aussi bouché que sa vie personnelle. Heureusement qu’il y a Rose. Celle qui n’était hier encore qu’une fillette affiche fièrement ses vingt-trois printemps. Sa volonté de redonner la joie de vivre à son père est hyper touchante et Paul la décrit avec une tendresse et une admiration qui fendrait l’armure du cœur le plus dur. 

Graphiquement le trait de Michel Rabagliati se reconnait au premier coup d’œil, même si cette fois-ci, au niveau de la forme, tout change. Pas de case, pas de bulle, du crayon plutôt que de l’encre et un objet-livre penchant bien plus du côté du roman illustré que de la BD. Au final, cette liberté d’articulation entre le texte et l’image permet de retranscrire avec précision et poésie un environnement aussi sauvage que chaleureux.


À la fin du séjour, Paul va mieux, il a vu un coin de lumière écarter ses idées noires. Temporairement ou définitivement ? Nous n’aurons pas la réponse. Mais quel plaisir ce fut d’avoir pu partager avec Rose et lui quelques jours sur un petit caillou perdu au milieu d’un immense fleuve.

Rose à l’île de Michel Rabagliati. La Pastèque, 2023. 250 pages. 25,00 euros.



Les BD de la semaine sont à retrouver chez Blandine





jeudi 29 août 2024

Dogrun - Arthur Nersesian

Mary Bellanova, bientôt 30 ans, retrouve son petit ami Primo mort sur le canapé en rentrant chez elle après le travail. Avec dorénavant pour seul compagnon le chien de Primo, elle part à la recherche des proches de ce dernier, afin de mieux comprendre ce qu’a été sa vie avant leur rencontre. Parcourant les rues de l’East village, elle navigue comme une âme en peine dans un New-York undergound, faisant des découvertes surprenantes sur Primo, que certaines de ses anciennes conquêtes considèrent comme « la plus grosse merde que cette ville à la con ait jamais expulsée. »

J’ai découvert Arthur Nersesian avec le réjouissant « Fuck up », récit halluciné de la descente aux enfers d’un pauvre gars poursuivi par la poisse. Il réutilise ici quelques ingrédients de ce roman « culte », à savoir le New-York interlope, un protagoniste dans la dèche, qui galère pour garder un emploi stable et fricote avec tout ce que la ville semble proposer de plus tordu. Niveau changement, il met en scène une jeune femme plutôt qu’un garçon et entremêle à ses déboires sentimentalo-financiers une histoire familiale compliquée. C’est toujours à la première personne, toujours un peu crasseux et sans langue de bois, tout ce que j’aime.

 Mary est lucide sur sa situation, pleine d’autodérision, consciente de ses limites et consciente d’être dans la mouise jusqu’au cou, même si pour ses amies encore plus en galère qu’elle, tout lui sourit : elle ne s’est pas retrouvée avec un gamin sur les bras alors qu’elle n’a pas les moyens de l’élever, elle ne boit pas, elle ne se drogue pas, n’a pas besoin qu’un mec la maltraite et surtout, elle n’est pas complètement folle. Que demander de plus en effet ?

Arthur Neresian fait une fois encore de Big Apple le cœur battant de son roman. Plus apaisé, moins sombre, moins-tragi-comique et jusqu’au-boutiste que Fuck up, ce Dog Run n’en reste pas moins une lecture fort agréable, dressant le tableau haut en couleur d’une faune New-yorkaise aussi excentrique que fascinante.

Dogrun d’Arthur Nersesian (traduit de l’anglais par Charles Bonnot). La croisée, 2024. 272 pages. 21,10 euros.





lundi 26 août 2024

A l’ombre des choses - Anatole Edouard Nicolo

Anatole passe son adolescence en province. « Un enfant moyen dans une ville moyenne ». Un enfant vivant avec sa mère et son grand frère G. dans un foyer social depuis le divorce de ses parents. Pas une enfance simple mais pas de quoi sombrer non plus dans le misérabilisme. Le frangin abandonne l’école et se lance dans la chanson, devenant bientôt une star du rap qui remplit les zéniths. Anatole de son côté se cherche, s’ennuie, fait quelques bêtises, passe ses années de lycéens dans un sport étude en rêvant de devenir footballeur professionnel. Finalement il échouera à Paris, seul dans un studio, avec un job minable. C’est là que le hasard d’une rencontre va changer sa vie et faire de lui un « homme de lettres ».

 Si vous aimez l’autofiction et le transfuge de classe façon Edouard Louis, vous allez adorer. Même si l’image parentale est beaucoup moins écornée que chez Louis, même si le transfuge est moins radical,  la violence moins présente et la question de l’orientation sexuelle bien moins centrale, l’esprit, le ton, le déroulement des événements et la façon de passer de l’enfance au monde des adultes ont beaucoup de similarités. Après, niveau écriture, c’est plus littéraire, ce qui n’est pas difficile me direz-vous étant donné que même le mode d’emploi d’une cafetière électrique est plus littéraire que la prose d’Edouard Louis.

J’avoue, je  n’ai pas été emballé. Je ne me suis pas vraiment attaché à Anatole, je l’ai regardé grandir de loin, sans me sentir concerné par son parcours. Heureusement les chapitres sont courts, le rythme est bon et le narrateur n’est pas un geignard qui passe son temps à s’appesantir sur son sort. Autant de points positifs qui n’ont pas suffi à emporter mon adhésion cela dit.

Un premier roman qui ne manque pas de qualités et saura trouver son public, même si en ce qui me concerne, je risque de le ranger dans la catégorie des « aussi vite lus qu’oubliés ».  

A l’ombre des choses d’Anatole Edouard Nicolo. Calmann-Lévy, 2024. 155 pages. 18,00 euros.






jeudi 22 août 2024

Un destin de Trouveur - Gess

Paris, 1898. Émile Farges est un trouveur, il possède un « talent » lui permettant de localiser des personnes ou des objets en jetant un caillou sur une carte. Grâce à ce don, il aide la police à localiser des criminels et des particuliers à retrouver leurs proches disparus. Une vie consacrée à faire le bien, jusqu’au jour où son talent lui vaut d’être sollicité par « La pieuvre »,  la plus grande organisation mafieuse de la capitale. Impossible pour le trouveur de refuser le contrat sans mettre la vie de sa femme et de sa fille en danger. Une collaboration forcée qui va l’entraîner dans une spirale de violence dont il va devenir malgré lui le rouage principal.

Je passe sous couvert beaucoup d’éléments du scénario qui font de cette histoire un récit bien plus complexe que le simple résumé ci-dessus. L’alternance entre le passé et le présent engendre de nombreux flashbacks éclairant le parcours des protagonistes, notamment l’histoire d’amour entre Émile et son épouse Léonie. Gess a imaginé un Paris de la fin du 19ème siècle sombre et oppressant. L’idée de donner à certains personnages une sorte de superpouvoir (le talent) offre une pincée de fantastique dans un cadre historique des plus réalistes. L’ambiance est glauque, poisseuse, flirtant parfois avec le gothique. Le dessin est aussi torturé que les âmes, les couleurs renforcent l’impression de noirceur qui se dégage d’un environnement où la lumière n’a pour ainsi dire jamais sa place.

Un album dense qui reste, grâce au découpage et aux choix graphiques, d’une parfaite lisibilité. Deuxième tome des « Contes de la pieuvre », une série dont le quatrième volume est attendu dans les semaines à venir, ce Destin de Trouveur dresse le portrait d’un homme épris de justice, prêt à tout sacrifier pour protéger les siens. Une trame plutôt classique mais parfaitement réalisée dont la noirceur dégage au final un charme envoutant.

Un destin de Trouveur de Gess. Delcourt, 2019. 225 pages. 25,95 euros.





lundi 19 août 2024

Camera obscura - Gwenaëlle Lenoir

Le narrateur est photographe dans un hôpital militaire. Son job ? Prendre des clichés de cadavres d’opposants politiques arrivant chaque jour à la morgue et les envoyer à un procureur, afin que le pouvoir en place sache que la répression tourne à plein régime et que les rebelles voulant chasser le président sont punis comme il se doit. Pour le photographe, le boulot est mécanique. Il ne se pose pas de question, en bon fonctionnaire. Jusqu’au jour où les corps d’ados semblant avoir été torturés réveillent en lui une humanité qu’il pensait avoir définitivement perdue. Et alors que les morts s’accumulent, il copie certaines photos sur une carte mémoire, sans vraiment savoir ce qu’il va pouvoir en faire.

C’est l’histoire d’un homme qui entre en résistance un peu malgré lui. Un homme simple, d’abord incapable de sacrifier sa vie de famille et son statut social pour lutter contre l’injustice. Un homme terrorisé par les conséquences que ses agissements pourraient engendrer sur lui et les siens. Un homme finalement emporté par le besoin de dénoncer l’insupportable horreur à laquelle il est confronté, même s’il sait que les risques sont immenses. Un homme lâche et peureux, dépassé par les événements, convaincu que ses actes ne serviront sans doute pas à grand-chose mais également convaincu qu’il est nécessaire de rendre justice à ceux qui sont morts pour la liberté.

Un beau texte à la première personne, sans emphase ni lyrisme excessif. Le narrateur n’est pas un héros, il ne sauvera rien ni personne. Désabusé, effrayé et en même temps en mission pour révéler la vérité, il agit sans trop réfléchir, sans véritable conviction non plus. Ce sont sa fragilité et ses interrogations permanentes qui renforcent son humanité et le rendent attachant. Gwenaëlle Lenoir dresse le portrait tout en nuance d’un opposant politique qui lutte avec ses armes, conscient des limites de son engagement et du fait qu’il n’est qu’un pion sur un échiquier bien trop grand pour lui. C’est simple, beau et touchant.

Camera obscura de Gwenaëlle Lenoir. Julliard, 2024. 215 pages. 20,00 euros.






jeudi 15 août 2024

Un sombre manteau - Jaime Martin

De Jaime Martin je n’avais jusqu’alors lu (et adoré) qu’un seul album, le sublime Jamais je n’aurais 20 ans, portrait pudique et délicat de la vie de ses grands-parents sous la dictature franquiste. Ce Sombre manteau s’écarte de la veine biographique pour nous plonger dans le quotidien des populations rurales et montagnardes du milieu du 19ème siècle. Au-dessus d’un village des Pyrénées espagnoles se trouve la bicoque de Mara, une trementinaire. Guérisseuse, herboriste, la vieille femme vit seule et suscite autant de fascination que de rejet de la part des villageois avec lesquels elle troque ses préparations contre de la nourriture. Lorsqu’elle découvre un jour une jeune femme mourante dans la forêt et qu’elle la ramène chez elle pour la soigner, Mara ne se doute pas que son altruisme va bientôt répandre la désolation dans toute la vallée.

Une histoire qui rend hommage au courage et à la souffrance des femmes ayant vécu dans la misère et sous la coupe d’un patriarcat jugulant toute volonté d’émancipation. Aucune possibilité pour ces montagnardes de se projeter vers un avenir en dehors de l’environnement rude qui les a vues naître. Les filles resteront là pour s’occuper de leurs parents vieillissants, elles enfanteront dans la douleur et subiront le joug d’une religion les étouffant sous les paroles culpabilisantes du « bon » curé de campagne. Mara dérange car elle vit seule, sans mari ni enfant. Forcément, elle est un peu sorcière et sa marginalité fait d’elle une paria que l’on est malgré tout bien content de trouver pour se soigner. Une figure de femme libre qui dérange forcément, puisque que personne ne peut la dompter.

Jaime Martin dépeint un monde en vase clôt, pétrit de superstitions, privé de toute forme de modernité. Il retranscrit avec brio l’isolement de la communauté et la frugalité des existences, dessinant les figures anguleuses de paysans maigres comme des clous, le teint gris et les habits sales. Le ciel est bas, l’intérieur des maisons est sombre, le choix des couleurs, ternes ou violacées, reflète à merveille l’absence de lumière, tant dans les esprits que dans la nature sauvage et inhospitalière.   

Un album historico-fantastique sombre et envoutant qui confirme l’énorme talent d’un auteur à suivre de près !

Un sombre manteau de Jaime Martin. Dupuis, 2024. 105 pages. 21,95 euros.





lundi 12 août 2024

Parfois le silence est une prière - Billy O’Callaghan

 

« Parfois la vie se brise d’une manière qu’on ne peut jamais réparer. Nous observons, nous attendons, nous prenons dans nos mains celle de nos mourants, nous essayons de les réconforter lorsqu’il n’y a plus rien à dire, puis nous les mettons en terre, nous pleurons pendant un moment pour eux et pour nous-mêmes. Et quand le temps a passé - parce que nous n’avons pas le choix -, nous cherchons parmi les fragments de ce qui nous reste une raison de continuer »

Trois époques, trois personnages, trois témoignages, une seule famille et un seul pays : l’Irlande. C’est Jer qui ouvre le bal. Nous sommes à Cork, en 1920, la veille de l’enterrement de sa sœur. Les gendarmes viennent le chercher au pub, ils veulent qu’il passe la nuit en cellule pour éviter qu’il s’en prenne à son beau-frère, ce salopard qui a fait vivre un enfer à la défunte. Vient ensuite le récit de Nancy, en 1911. La mère de Jer raconte sa rencontre avec le père de ses enfants, un homme marié qui l’a vite abandonnée à l’annonce de sa première grossesse. Obligée de se prostituer après la naissance de sa fille, elle le recroisera brièvement, se retrouvant à nouveau enceinte. Sans la moindre ressource, elle devra se résoudre à fréquenter l’asile des pauvres, où on lui retirera la garde de sa fille, en attendant la naissance de son garçon. Un bond dans le temps nous propulse enfin en 1982 avec Nellie, la fille de Jer (et donc petite fille de Nancy), au moment où la maladie va bientôt l’emporter. L’occasion pour elle de se remémorer des souvenirs douloureux, notamment ce moment, des décennies auparavant, où une sage-femme posa entre ses bras l’enfant mort-né dont elle venait d’accoucher.

Une famille, beaucoup de misère, de souffrance, de douleur. Billy O’Callaghan dresse le portrait des gens de peu, des gens de rien, des invisibles. Loin d’un misérabilisme à la Dickens, il les drape d’une dignité qui force l’admiration. Traversant l’Irlande du 20ème siècle, Jer, Nancy et Nellie subissent sans se plaindre, se relèvent après chaque chute, aussi dure soit elle. Ils pleurent leurs morts et continuent d’avancer pour les vivants, de rester soudés face aux éléments contraires et aux drames qui les touchent. Tout ce qu’ils souhaitent, c’est avoir un être bien-aimé à leurs côtés au moment de rendre leur dernier souffle, histoire de se dire que, malgré tout, leur vie a compté un peu.

C’est magnifiquement écrit (ou plutôt traduit), même si le choix de la première personne rend peu crédible une si belle langue pour des personnes ayant bien peu d’instruction (Nancy avoue qu’elle ne sait ni lire ni écrire et s’exprime pourtant de façon extrêmement littéraire). Un maigre bémol que cette incohérence par rapport au plaisir procuré par cette lecture poignante d’une dramatique beauté.

Parfois le silence est une prière de Billy O’Callaghan. Bourgois, 2023. 285 pages. 21,00 euros.






lundi 5 août 2024

Mission in the apocalypse T1 - Haruo Iwamune

Elle est en mission, Saya. Dans un monde ravagé où aucun humain ne semble avoir survécu, elle évolue seule au milieu des décombres. Son but ? Récupérer les cadavres des « condamnés », ceux qui ont été fauchés par « le mal cristallin », afin de les incinérer. C’est l’unique moyen de décontaminer les lieux où stagnent les miasmes qui ont été propagés par des formes de vies apparues soudainement sur terre. Rendre les territoires à nouveau habitables et mettre à l’abri d’éventuels survivants, c’est le quotidien de Saya.

On la voit donc au fil des chapitres inspecter un cinéma, un musée, un manoir, un bunker ou des immeubles à l’abandon. Elles ne croisent que des robots ou des intelligences artificielles, plus aucune autre forme de vie ne semble exister. Elle continue malgré tout ses recherches, avec une sorte de détachement qui interpelle. Et puis son statut interroge. Qui est-elle ? Pourquoi échappe-t-elle à la contamination ? Qui l’a missionnée ? Autant de questions auxquelles les dernières pages apportent un début de réponse, sans pour autant révéler tous les secrets de la jeune fille.

Un manga forcément étrange, où le contraste est permanent entre le détachement de Saya et la réalité dramatique de la situation. Son voyage à travers les ruines devient presque contemplatif, forcément très silencieux et, au final, sans véritable sentiment d’urgence. Les dessins sont splendides, les décors post apocalyptiques hyper-travaillés et l’ambiance irréelle d’un monde sans vie parfaitement rendue.

Après, la thématique n’a rien d’original, les mangas présentant des figures féminines évoluant dans un tel environnement sont légion (on peut par exemple citer le très paisible Escale à Yokohama, le poétique Girl’s last tour ou encore l’écologique Terrarium) mais Haruo Iwamune a su créer son propre univers post apocalyptique. Il séduit en imposant un rythme tranquille et en distillant avec parcimonie des informations capitales qui permettent au lecteur de renouveler en permanence son intérêt pour une intrigue tout sauf répétitive. La série ne compte pour l’instant que trois tomes au Japon, le deuxième est prévu chez nous en novembre. Vivement l’automne !

Mission in the apocalypse T1 d'Haruo Iwamune. Delcourt/Tonkam, 2024. 224 pages. 8,50 euros.






lundi 29 juillet 2024

Gonzo : voyage dans l’Amérique de Las Vegas Parano - Morgan Navarro

Adorateur d’Hunter S. Thompson, créateur du journalisme Gonzo en 1971, Morgan Navarro décide de se lancer sur les traces de son idole. Accompagné de Jack, un reporter radio, il part sillonner l’Amérique pour « redonner vie à Thompson en faisant parler les gens qui l’ont connu ». A eux les grands espaces et l’aventure trépidante, les abus d’alcool et de drogue, la liberté et la vie avec un grand V, bref tout ce que Thompson a connu en son temps. Sauf que les choses ne vont pas forcément se dérouler comme prévu…

Difficile de « créer du contenu » quand on n’a rien à dire. C’est vraiment l’impression que m’a laissé la lecture de cet album. L’intention de départ est bonne mais la réalisation catastrophique. Le voyage n’a aucun intérêt (pour moi du moins). Chaque passage sur les traces de Thompson se concrétise par de l’anecdotique qui n’a rien de marquant. Même la rencontre avec Johnny Depp, qui a incarné Thompson au cinéma, se révèle triste à mourir et se résume à un moment commun passé devant une pissotière. J’ai beaucoup lu Thompson et sans être non plus un spécialiste du bonhomme, je suis assez familier de son style et de sa vision du journalisme pour constater que, si le but était de lui rendre hommage en tentant de l’imiter, le coup est raté. Et pas qu’un peu.

En fait, Morgan Navarro semble ne pas savoir quelle direction donner à son récit, entremêlant en permanence son projet « journalistique » de départ à sa situation personnelle, notamment les crises d’angoisse qui ne cessent de le tourmenter. Le fait est que cet angle d’attaque n’est pas inintéressant, surtout quand on sait que Thompson s’est suicidé en se tirant une balle dans la tête mais là encore, le sujet n’est que survolé. Non, vraiment, il manque une base solide, un squelette narratif structurant pour que cet album ne rentre pas dans la catégorie des « aussi vite lus qu’oubliés ».

Seul enseignement à tirer du voyage de Morgan et Jack ? Eh bien que, clairement, l’esprit du « Gonzo » n’existe plus. Ce vent de liberté de ton, de parole et d’attitude qui a toujours caractérisé Thompson, mais qui était aussi propre à une époque, n’a plus sa place dans l’Amérique d’aujourd’hui. Pour le reste, mon encéphalogramme de lecteur est resté plat, malheureusement.

Gonzo : voyage dans l’Amérique de Las Vegas Parano de Morgan Navarro. Dargaud, 2024. 160 pages. 24,00 euros.








jeudi 25 juillet 2024

Le Paris des mangakas (2de partie)

Suite et fin de la présentation de mangas se déroulant à Paris.  


Un mangaka passe quelques jours à Paris après avoir participé à un festival BD en Espagne. Après une nuit fiévreuse, il décide de se rendre au Louvre. Pris de vertiges au milieu des statues antiques, il se réveille dans un musée vide avec un guide inattendu. Dans les jours qui suivent, chacun de ses passages au Louvre (sans parler d'un détour par Auvers-sur-Oise) sera l’occasion de rencontrer quelques-unes des plus grandes figures de l’art.
Entre rêve et réalité, un hommage au Louvre et surtout aux œuvres qu’il renferme. Si l’on accepte le postulat de départ onirique, le voyage vaut la peine et c’est un plaisir de voir l’alter ego du regretté Taniguchi déambuler dans les salles du plus grand musée du monde. Au-delà du Louvre, Paris est représenté avec la rigueur, la minutie et le talent qui caractérise (entre autres) le dessinateur de L’homme qui marche, du Gourmet solitaire et de L’orme du Caucase. Un régal, qui plus est en couleur et en grand format cartonné, « à l’européenne ».

Les gardiens du Louvre de Jirô Taniguchi. Futuropolis/Le Louvre éditions 2014. 144 pages. 20,00 euros.


A Tokyo, un père de famille endetté jusqu’au cou qui élève seul sa fille se voit charger par un étrange personnage, amoureux fou de la France, de se rendre au musée du Louvre. Sa mission ? Faire disparaître pendant quelques temps un tableau de Vermeer. S’il parvient à mener sa tâche à bien, tous ses ennuis financiers seront réglés. Direction Paris donc pour le papa et sa fillette, où les attendent un pompier français et sa mère concierge…
Dit comme ça, ça paraît un peu alambiqué, et encore, je suis loin de vous avoir tout raconté. Le scénario n’est pas toujours évident à suivre et frôle parfois l’absurde mais j’ai été ravi de retrouver Naoki Urasawa mettre en scène une histoire se déroulant en Europe. Ça m’a rappelé son fabuleux thriller Monster, qui se déroulait essentiellement en Allemagne et en République Tchèque. Cette fois-ci l’ambiance est beaucoup plus légère, la dimension policière servant surtout de prétexte à nous faire visiter le Louvre dans un cheminement allant de La Victoire de Samothrace à La Dentelière en passant par le département des antiquités égyptiennes. Une belle occasion de découvrir le regard posé sur Paris par un des plus talentueux mangakas de sa génération.

Mujirushi le signe des Rêves de Naoki Urasawa. Futuropolis/Le Louvre éditions 2019. 270 pages. 14,90 euros.



Années 1870. Céline François, 14 ans, débarque à Paris de sa Normandie natale. Engagée par un vieil homme excentrique, elle est chargée d’écrire un ouvrage sur les travailleurs parisiens. Pour ce faire, son mentor la place successivement comme employée de maison, couturière, vendeuse dans un grand magasin ou assistante de notaire. Ses balades dans Paris lui permettent également de croiser des fleuristes, des boulangers, des cordonniers, des vendeurs de journaux et des vanniers, bref, tout ce qu’il faut pour mener sa tâche à bien.
Un manga simple et tranquille, dont le but est de montrer la vie à Paris à la fin du 19ème siècle. Passionnée par l’impressionnisme, l’auteur avoue à la fin du premier tome que son but était de montrer une ville « où le quotidien de ses habitants pourrait devenir le sujet d’une peinture ». Cette série terminée en trois volumes est avant tout destinée au public nippon, tant les informations « historiques » et « pratiques » disséminées au fil des pages n'apprendront rien de neuf aux lecteurs français. Quoi qu’il en soit, cela reste une curiosité à découvrir si l’on s’intéresse à la vision parfois idéalisée (voire fantasmée) qu’ont les japonais de la capitale française.

Céline, une vie parisienne d’Akame Hinoshita. Komikku, 2024. 180 pages. 8,50 euros.



 


lundi 22 juillet 2024

Le Paris des mangakas (1ère partie)

Petit billet un peu à part à l’occasion des jeux olympiques (ben oui, faut marquer le coup^^) avec une présentation de mangas se déroulant à Paris.  

Comment les mangakas se représentent Paris ? Voyons ça de plus près !

L’autrice veut quitter le Japon pour voir le monde et décide de s’installer quelques temps en France. Problème, juste avant de partir, un éditeur lui propose un contrat. Elle décide quand même de s’envoler pour Paris, se disant qu’elle enverra son travail depuis la capitale française… qui deviendra d’ailleurs le sujet de sa future publication.
Le regard porté sur Paris est en grande partie lié à ses difficultés d’adaptation et au fait de ne pas parler français. Pour autant le ton n’est pas à la plainte permanente devant le comportement de ces maudits parisiens. Loin des clichés, c’est avec sincérité et humour qu’elle raconte ses déboires, ses bonnes et mauvaises surprises et le décalage culturel pas toujours simple à appréhender.
Le dessin est minimaliste, la couleur n’apporte pas grand-chose mais les scénettes qui composent l’ouvrage ont d’abord été publiées en ligne et il est clair que le format web est bien plus adapté à ce genre de projet. Un manga conclu en 3 tomes qui n’est aujourd’hui plus commercialisé (mais qui doit se trouver facilement d’occasion).

Un pigeon à Paris de Rina Fujita. Glénat, 2017. 144 pages. 10,75 euros.


Exactement le même point de départ que le titre précédent, à savoir l’arrivée à Paris d’un jeune dessinateur japonais qui nous raconte son quotidien. Les chapitres sont hyper-courts, certains tiennent d’ailleurs en une page. C’est drôle, décalé comme le regard que porte l’auteur sur la France en général et Paris en particulier. Beaucoup d’autodérision avec une fois encore le fait de ne pas parler la langue comme obstacle majeur à l’intégration.
Niveau dessin c’est aussi minimaliste que le « Pigeon » et heureusement que Paris est dans le titre de l’ouvrage parce que l’absence quasi-totale de décors en arrière-plan de la plupart des cases ne permet pas d’identifier la capitale au premier coup d’œil.
J.P. Nishi a consacré deux autres titres à  sa vie parisienne (« Paris, le retour » et « Paris toujours »), il s’est marié à une française, avec laquelle il a eu deux enfants. Un vrai francophile en somme !

Á nous deux Paris de J.P. Nishi. Éditions Philippe Picquier, 2012. 190 pages. 14,90 euros.


It’s your world raconte l’histoire d’une famille japonaise s’installant à Paris suite à une mutation professionnelle. La ville est essentiellement vue à travers les yeux d’Hiroya, le fiston ado. Ses parents et sa grande sœur sont également présents dans l’histoire mais c’est clairement lui qui tient le premier rôle. Et le moins que l’on puisse dire c’est que Paris ne lui plaît pas du tout. Impossible de s’intégrer dans son école française, difficile de supporter la saleté dans les rues, les comportements « typiquement » parisiens et une sœur qui idéalise bêtement (selon lui) l’art de vivre à la française. En fait, c’est surtout le mal du pays qui le ronge et il faudra un rapprochement avec une camarade de classe pour que le jeune garçon commence à apprécier sa nouvelle vie.
Le trait est typique du shojo alors que sur le fond on est plus proche de la chronique familiale que de la romance mais peu importe, l’histoire, bouclée en deux tomes, se lit très facilement et avec plaisir. Et au moins le dessinateur s’emploie à représenter la diversité de Paris à travers des décors bien plus travaillés que dans les deux titres ci-dessus. 

It’s your world de Junko Kawakami. Kana, 2008. 160 pages. 10,50 euros. 




 

jeudi 18 juillet 2024

Urushi - Aki Shimazaki

Autant je suis le premier à râler chaque mois d’août en découvrant un nouveau roman d’Amélie Nothomb sur les tables des libraires, voyant dans cette production annuelle une démarche bien plus commerciale que littéraire, autant je pardonne à Aki Shimazaki de faire la même chose chaque printemps parce que… je ne suis pas à une contradiction près. Ben oui, je n’y peux rien si je me réjouis de retrouver sa plume tout en délicatesse et ses personnages si attachants. Il faut dire en plus que ce « Urushi » était davantage attendu que les autres puisqu’il vient clore la pentalogie « Une clochette sans battant ».

On y retrouve donc des protagonistes déjà vus dans les tomes précédents, avec cette fois-ci une focalisation sur la famille recomposée de l’adolescente Suzuko. Son père, veuf, a épousé sa belle-sœur, juste après sa naissance. Elle a donc grandi auprès de sa tante et du fils de cette dernière, Nuro, né d’une précédente union. Élevés comme des frères et sœurs, les deux cousins ont développé une complicité pleine de tendresse, bien que Nuro ait dix ans de plus que Suzuko. Aujourd’hui adolescente, cette dernière reste viscéralement accrochée à son rêve d’enfant : épouser Nuro. Sauf que celui-ci, ayant depuis longtemps quitté la maison, a d’autres projets.

Le Kintsugi, cet art traditionnel consistant à réparer les morceaux brisés d’une céramique avec de la laque avant de les saupoudrer d’or, est au cœur du roman. Symboliquement, il représente la recomposition de la famille de Suzuko : « Nous étions tous les quatre des morceaux de familles brisées. Et ces morceaux se sont rassemblés pour former un seul objet. » Au-delà de la symbolique, le texte flirte également avec le roman d’apprentissage, poussant Suzuko à comprendre que « l’amour à sens unique ne fonctionne pas » et à la sortir du monde de l’enfance pour entrer de plain-pied dans l’âge de la maturité.

Comme d’habitude chez Shimazaki des secrets vont être révélés et les émotions s’épanouir avec pudeur et légèreté. L’écriture, à la fois descriptive et minimaliste, touche à une forme d’épure et offre un rythme plein de charme au récit. Bref, vivement le prochain printemps et le début d’une nouvelle pentalogie !

Urushi d’Aki Shimazaki. Actes sud, 2024. 140 pages. 16,00 euros.






dimanche 14 juillet 2024

Les reflets du monde en lutte T2 : Et travailler et vivre - Fabien Toulmé

Fabien Toulmé est un auteur dont je dévore chaque livre avec le même plaisir, un auteur qui ne m’a jamais déçu depuis le fabuleux « Ce n’est pas toi que j’attendais » sorti il y a dix ans. Il y a eu depuis l’incroyable « Odyssée d’Hakim » (une trilogie), les touchants « Suzette ou le grand amour » et « Les deux vies deBaudouin », l’intime « Inoubliables » et son dernier projet en date, « Les reflets du monde », dont le deuxième tome vient tout juste de sortir.

Après un premier volume consacré à trois formes de résistance face à l’oppression, Toulmé aborde cette fois-ci la question du rapport au travail, une fois encore à travers trois exemples concrets sur trois continents différents. D’abord aux États-Unis, où s’est développé le phénomène de la grande démission, puis en Corée du Sud, où l’excès de travail entraine des souffrances pouvant aller jusqu’au suicide ou à la mort par épuisement et enfin aux Comores, où le développement économique tente de se conjuguer avec une certaine forme de durabilité.

Le postulat de départ pour chacun des trois reportages est simple : quelle place occupe le travail dans notre vie et comment ce travail est-il vécu au quotidien ? Au final, trois salles trois ambiances. Chez les grands démissionnaires américains, une volonté de prendre du recul par rapport aux injonctions professionnelles pour vivre sa vie comme on l’entend. En Corée du Sud, travailler trop relève de la norme et vouloir faire reconnaître la responsabilité des employeurs qui poussent à bout leurs collaborateurs est quasi impossible. Tandis qu’aux Comores, c’est la pauvreté que le développement économique doit combattre, loin de toute considération sociale et d’avancée du droit des travailleurs, même si un début de changement tend à s’opérer.

Entre chaque reportage, les intermèdes où le dessinateur interroge la sociologue Dominique Méda offrent une remise en perspective passionnante des témoignages recueillis sur le terrain « à hauteur d’homme ». La combinaison entre le factuel et l’analyse à posteriori enrichit le propos et donne de l’épaisseur à l’ensemble. Et comme d’habitude Toulmé fait du Toulmé : respectueux de la parole de l’autre, curieux, sans jugement ni à priori, jamais avare d’autodérision et de petites pointes d’humour qui permettent quelques respirations au cœur de thématiques parfois pesantes.

Bref une fois de plus c’est un sans-faute. Vulgarisatrice, didactique, éclairante et débordante d’humanité, cette enquête sur la place du travail dans le monde ouvre les yeux sur des situations bien différentes de celles que l’on a l’habitude de connaître en France.

Les reflets du monde en lutte T2 : Et travailler et vivre de Fabien Toulmé. Delcourt, 2024. 350 pages. 25,95  euros.




vendredi 5 juillet 2024

Spider-man : Spidey le débutant

Pas pour rien que ce comics est publié dans la collection « Next Gen » de Marvel. Il s’adresse en effet à de jeunes lecteurs qui seront potentiellement la prochaine génération de fans de Spider-man. Pour les mettre dans le bain, on revient aux bases : la morsure du lycéen Peter Parker par une araignée radioactive, le décès de son oncle Ben après une agression dans la rue, la prise de conscience que ses grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités et ses débuts de redresseur de tort face à des ennemis aussi puissants que variés. On n’oublie pas cependant de replacer ces éléments dans un contexte beaucoup plus contemporain où Spider-man prend des selfies, passe du temps sur les réseaux sociaux et troque sa vieille moto contre un vélo bien plus écolo. 

Pour autant, les marqueurs de la série sont respectés. New-York bien sûr, personnage à part entière, mais aussi Tante May, Gwen Stacy, Flash Tompson et l’imbuvable Jonah Jameson, patron du journal le Daily Bugle. Les douze chapitres qui composent ce recueil sont l’occasion de passer en revue le catalogue des grands méchants qui ont marqué l’histoire de Spider-man, du Bouffon Vert à Kraven le Chasseur, d’Electro à Doc Octopus en passant par L’homme Sable, le Lézard, Fatalis ou encore le Vautour et le Scorpion. Rien ne manque et pourtant rien ne marche, du moins si l’on est un tant soit peu habitué à fréquenter Peter Parker depuis longtemps.

Je veux bien que l’on soit dans la mise en bouche, dans l’introduction à un nouvel  univers pour de non-initiés, mais pourquoi s’éloigner autant de l’original, qualitativement parlant du moins ? Ok, c’est un comics pour la génération Tiktok donc tout doit aller très vite. On résume donc en une page la morsure, le décès d’oncle Ben et la naissance de la vocation de justicier quand, dans la première édition de 1962, Stan Lee et Steve Ditko racontaient ces événements fondateurs dans un chapitre entier. Et on fait la même chose pour les scènes de combat, bouclées en deux temps trois mouvements, sans aucune montée de tension ni de dramaturgie. Vite à l’essentiel, point barre. Le scénario propre à chaque chapitre pourrait tenir sur une feuille de papier à cigarette. Tout manque d’épaisseur, de consistance et, pour le lecteur, d’intérêt.

Niveau dessin on a également un gros souci. Trois dessinateurs se succèdent et si le premier et le dernier sont d’un excellent niveau, ce n’est pas du tout le cas du deuxième, qui signe les chapitres 4 à 7. Son travail frôle l’amateurisme et n’est pas du tout à la hauteur d’un personnage comme Spider-man. La différence avec les deux autres saute tellement aux yeux qu’elle ruine toute la cohérence graphique que l’on est en droit d’attendre dans un album de ce type. 

Vous l’aurez compris, cette tentative de faire découvrir l’univers du plus grand héros Marvel aux jeunes lecteurs qui ne le connaîtraient jusqu’alors qu’à travers le cinéma ou les jeux-vidéo est louable, mais le résultat s’avère catastrophique. Si vous voulez vraiment découvrir les débuts de Spider-man dans une version plus moderne que celle des années 60, je ne peux que vous encourager à foncer sur la série Ultimate Spider-Man, dont les trois premiers volumes viennent de sortir en poche (il y en aura 11 au total). C’est indiscutablement la meilleure porte d’entrée pour découvrir les origines du Tisseur.   

Spider-man : Spidey le débutant. Panini Comics, 2024. 288 pages. 14,00 euros.