mercredi 19 juin 2024

Contre-exemple : 10 ans de BD, fanzines et autres inepties (2014-2024) - Shyle Zalewski

Un petit livre carré de 500 pages. Le genre de bible à ne pas mettre entre toutes les mains. Si vous êtes un suprémaciste blanc hétéro homophobe anti-woke chantre du patriarcat allergique au #metoo, passez votre chemin. Si vous êtes un religieux anti-sexe anti-avortement convaincu que les marches des fiertés devraient toutes se terminer en tabassage des participants, passez également votre chemin. En gros, si vous n’avez pas l’âme un tant soit peu progressiste, sachez que vos yeux risquent de saigner à la lecture de ce pavé regroupant dix ans de BD réalisées par Shyle Zalewski. Shyle, se définissant comme  « une personne queer et artiste marginal », y aborde toutes ses obsessions, ses névroses, ses réflexions sur le monde qui l’entoure. La parole se veut libre et sans tabou, l’humour absurde côtoie le souvenir de jeunesse douloureux, la colère se mêle à la tristesse face à une société toujours moins tolérante. Le monde de la BD en prend aussi pour son grade, Shyle constatant avec amertume que les freaks dans son genre n’y ont pas forcément leur place. 

Niveau obsession, les fesses sont clairement au-dessus du lot. C’est simple, elles sont partout dans ce recueil et Shyle n’est jamais en reste pour offrir les siennes à la moindre occasion. Ici, on parle de sexe sans filtre, car le sexe est « autant un jeu qu’un objet politique, autant une arme d’oppression qu’un procédé de libération ». Et puis « dessiner le sexe c’est dessiner la société, mais à poil ». Le dessin simple et naïf colle parfaitement à la mécanique narrative du strip. Seul bémol, le lettrage est épouvantable, au point que l’on a parfois l’impression de déchiffrer l’ordonnance d’un médecin.

Je suis plus que ravi d’avoir découvert le travail et la personnalité attachante de Shyle Zalewski. L’objet-livre est très beau avec son format particulier et sa couverture souple à la texture veloutée. Un album inclassable, qui rend un bel hommage à la BD underground et se veut un contre-exemple au injonctions sociales serinées comme des règles immuables (d’où le titre Contre-exemple, au cas où vous n’auriez pas saisi^^). 

Contre-exemple : 10 ans de BD, fanzines et autres inepties (2014-2024) de Shyle Zalewski. Gargouilles, 2024. 500 pages. 24,00 euros. 



Toutes les BD de la semaine sont à retrouver chez Fanny !






mardi 11 juin 2024

Les dernières karankawas - Kimberly Garza

J’avais déjà lu il y a plus de dix ans un roman de Nic Pizzolatto se déroulant à Galveston, ce banc de sable texan longeant la côte du Mexique. Une station balnéaire avec vue sur les plateformes pétrolières où les habitants de Houston viennent en villégiature. C’était un polar plutôt déprimant, centré autour de l’ouragan Ike qui a dévasté l’île en 2008.

Ici aussi Ike est présent mais le récit des événements se veut plus intime, entièrement ancré dans le quotidien des habitants d’un quartier populaire. On y croise Carly, une ado abandonnée alors qu’elle n’était qu’une enfant, élevée par une grand-mère mexicaine persuadée d’être une descendante des Karankawas, peuple amérindien dont Galveston est le berceau. Son petit ami Jess, star locale de baseball, finira comme beaucoup sur un bateau de pêche à la crevette. Mercedes, la meilleure amie de Carly, s’apprête à quitter Galveston et son amoureux, sans le prévenir. Luz a elle aussi quitté l’île. Elle y avait suivi son mari mais n’avait jamais pu vraiment s’acclimater. Schafer, un ancien soldat, a débarqué sur Galveston pour trouver du boulot alors que Pierre, venant des Philippines, est en mission pour retrouver son cousin qui n’a plus donné de nouvelles depuis des mois.

Des destins qui se croisent, des personnages qui doutent, avancent sans certitude, cherchent à donner un sens à une existence dont l’horizon paraît bouché, conscients de la fragilité de leur situation face aux forces naturelles dévastatrices qui peuvent se manifester. Partir ou rester ? Chacun se pose la question dans cet environnement étouffant où la moiteur ambiante vous colle à la peau et où l’odeur de sel et de pétrole vous empli les narines. Un très beau premier roman, tout en délicatesse, qui dresse le portrait d’une Amérique métissée, aussi travailleuse que désabusée, où plus grand monde ne se berce d’illusions. Kimberly Garza décrit avec réalisme un Texas loin des clichés habituels. Étant née à Galveston, on pourra difficilement l’accuser d’appropriation culturelle…

Les dernières karankawas de Kimberly Garza (traduit de l’anglais par Marthe Picard). Asphalte, 2024. 295 pages. 23,00 euros.





lundi 3 juin 2024

La femme aux mains qui parlent - Louise Mey

Elle s’appelle Élisabeth. Elle est aveugle et sourde et elle ne communique qu'avec des signes, tracés dans sa main ou qu'elle écrit dans celle des autres. À sa majorité, orpheline depuis peu, elle a dû quitter l’institut spécialisé qui l’accueillait depuis des années. De retour dans la ferme familiale, elle vit seule, entourée d’un bois et d’un étang, communiant avec la nature et entretenant des liens particuliers avec une meute de chiens errants. Sa sœur lui rend régulièrement visite et veille sur elle comme elle peut. Les voisins les plus proches de la ferme sont deux frères, dont l’un vient de sortir de prison. Une nuit, ils décident de rendre visite à Élisabeth…

Louise Mey, qui a remporté le Prix Landerneau du polar l'an dernier avec son roman Petite Sale, signe ici une nouvelle qui a tout du conte moderne. Une touche d’écoféminisme, un soupçon de polar social et un petit rien d’anthropomorphisme, les ingrédient font mouche. L’écriture, qui n'est pas sans rappeler l'univers de Sandrine Collette, sublime le rapport à la nature et souligne la part d’animalité qui sommeille en chacun de nous. Un texte court et puissant, tout en nuance, décrivant un retour à une forme de sauvagerie aussi sensible que subtil. 

La femme aux mains qui parlent de Louise Mey. Éditions Au diable Vauvert, 2024. 70 pages. 12,00 euros.