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mercredi 12 février 2020

Visa Transit - Nicolas de Crécy

A peine majeurs en 1986, Nicolas de Crécy et son cousin Guy décident sur un coup de tête de traverser l’Europe à bord d’une Citroën Visa dans un état de délabrement avancé. Équipés du strict minimum (sacs de couchages, argent, papiers, appareil photo) et s’encombrant d’une bibliothèque en carton pleine de livres arrimée à la plage arrière, ils quittent la France et partent vers la Turquie. Italie, Yougoslavie, Bulgarie, la traversée s’annonce longue dans l’épave qui leur sert de véhicule mais les garçons s’en moquent, ils roulent à leur rythme, sans but ni objectif précis, sans se retourner ni se poser de questions.

Le récit n’est pas linéaire, l’alternance entre le présent du voyage et les souvenirs d’enfance (visite à la grand-mère, trajet de nuit dans la voiture familiale, vacances traumatisantes dans une colonie catho pure et dure) donne un rythme particulier à l’histoire. Trente ans après, difficile de restituer les faits avec précision. L’exercice de mémoire est forcément fragmentaire, sélectif. On dirait que seuls les bons souvenirs sont restés et que les moments de galère (sans doute nombreux étant donné les conditions du voyage) n’ont pas survécu à l’épreuve du temps. Le résultat est néanmoins cohérent et la lecture d’une grande fluidité.   

D’habitude, Nicolas De Crecy aime naviguer à la frontière du réalisme et du fantastique. Dans ce road trip autobiographique il privilégie pour la première fois le réel sur l’imaginaire afin de raconter ce qu’il lui est vraiment arrivé. Il s’autorise malgré tout quelques parenthèses surréalistes, faisant par exemple apparaître le poète Henri Michaux en motard casqué venant lui reprocher d’utiliser sans autorisation des citations issues de ses recueils. Niveau dessin, j’aime toujours autant sont trait énergique et plein de spontanéité, sa science du découpage et ses couleurs lumineuses.

Une plongée dans le passé qui m’a ramené à mes propres souvenirs des années 80. Une drôle d’époque, où le rideau de fer à l’Est n’était pas encore tombé, où les nuages radioactifs s’arrêtaient à la frontière, où la conduite se faisait sans GPS, les photos sans téléphone portable et la tenue du journal de bord des vacances sans réseaux sociaux. Un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître et pour lequel je garde une douce nostalgie. Fin du voyage dans le tome 2 à paraître cet automne. Inutile de vous dire que j’ai hâte d’y être.

Visa Transit de Nicolas de Crécy. Gallimard, 2019. 130 pages. 22,00 euros.


Un joli cadeau de Noël offert par ma chère Noukette. C'est chez elle que se retrouvent aujourd'hui les BD de la semaine.











mercredi 5 février 2020

La cour des miracles T2 : Vive la Reine ! - Stéphane Piatzszek et Julien Maffre

Paris, fin des années 1660. Alors que la misère ne cesse de s’étendre, le pouvoir s’attaque frontalement aux cours des miracles, ces quartiers tenus par les mendiants, détrousseurs et assassins de tous poils. Tandis qu’Anacréon, 84ème Roi des gueux, a été mis hors d'état de nuire par le lieutenant de police La Reynie, les troupes de Louis XIV multiplient les arrestations et rasent les taudis. La canaille de Paris, décapitée, doit se trouver un nouveau chef. Après bien des péripéties c’est La Marquise, fille d’Anacréon, qui est élue sous les hourras. La première Reine des gueux, décidée à défendre les siens coûte que coûte, va devoir entamer son règne en plein chaos.

Un deuxième tome bien plus mouvementé que le premier. Ce dernier constituait une entrée en matière avec l’indispensable présentation des différents protagonistes et les interactions entre chacun d’eux. Une fois ces bases posées, Stéphane Piatzszek et Julien Maffre lâchent les chevaux. Beaucoup d’action, aucun temps mort, des combats incessants, des duels sans merci et des retournements de situation inattendus balisent un récit de capes et d’épées ou les faits d’armes dominent les débats. Le parti pris est clairement assumé et la mécanique narrative fonctionne à merveille grâce à un enchaînement de rebondissements quasi permanent.

Graphiquement, ça claque. Julien Maffre compose des scènes de bataille d’une parfaite lisibilité malgré le nombre impressionnant d’individus présents dans chaque case. Les bas-fonds de la capitale et ses crasseux aux gueules improbables sont toujours aussi bien rendus et le contraste entre la lumière de Versailles et l’obscurité des ruelles malfamées offre des ambiances très marquées.

De la bonne BD populaire, dont la dimension historique annonce les événements qui se produiront un siècle plus tard. Monarchie déconnectée du quotidien et de la misère des petites gens, répression policière sanglante, puissants qui s’enrichissent toujours plus en affamant le peuple, les ingrédients de la révolution à venir sont déjà bien présents. L’album se conclut sur une pirouette inattendue et laisse augurer une suite palpitante. Vivement la conclusion de cette prometteuse trilogie !


La cour des miracles T2 : Vive la Reine ! de Stéphane Piatzszek et Julien Maffre. Soleil, 2020. 64 pages. 15,50 euros.


Mon avis sur le tome 1















mercredi 29 janvier 2020

Senso - Alfred

Un gars qui arrive avec six heures de retard à son hôtel après une galère de train, qui perd la réservation de sa chambre parce qu’il ne l’a pas confirmée et qui se rend compte que le vernissage de l’expo pour laquelle il s’est déplacée a en fait eu lieu la semaine précédente ne pouvait que me plaire. Germano n’a vraiment pas de bol. Le voilà en fin de journée, prêt à passer la nuit sur une banquette devant la réception alors qu’autour de lui tout le monde s’active pour le mariage dont la cérémonie va bientôt commencer dans le parc de l’hôtel. La chaleur écrasante annonce un orage tonitruant et le pauvre Germano erre comme une âme en peine.

Quelle est belle cette nuit blanche passée avec un loser aussi attachant ! Un anti-héros un peu à côté  de la plaque, maladroit, rêveur, sans ambition particulière. La balade nocturne de Germano l’amènera à faire une belle rencontre, de celles que l’on n’attend pas, dont on n’attend rien et qui se transforme, comme une évidence, en doux souvenir pour toute une vie. La belle rencontre de deux êtres à la dérive, qui se demandent ce qu’ils font là, dont on ne sait pas grand-chose et dont on ne saura rien de la suite de leur rencontre.

Sans effet de manche inutile Alfred déroule une partition dominée par un minimalisme graphique au charme fou. Comme son personnage il prend son temps, il musarde, il déambule, se laisse aller, joue des silences et souligne le calme apaisant de la nature.

Le récit dégage une atmosphère sensuelle et poétique au rythme syncopé, entre lenteur et légers coups d’accélérateur. Senso est une ode au lâcher prise et à l’instant présent, un album intimiste où l’introspection prend le goût et la douceur d’une chaude nuit été. Absolument délicieux.


Senso d’Alfred. Delcourt, 2019. 158 pages. 20,00 euros.

Un grand merci à Mo qui a eu la gentillesse de me faire ce beau cadeau à Noël.




















mercredi 22 janvier 2020

Payer la terre : Joe Sacco

Joe Sacco est parti en 2015 à la rencontre des Déné, un groupe culturel et linguistique auquel appartiennent des communautés peuplant les territoires du nord-ouest canadien depuis la nuit des temps. 45 000 personnes réparties sur une zone géographique aussi vaste que la France et l’Espagne réunies. Son but était de retracer l’histoire de ces territoires depuis l’arrivée des premiers colons et de dresser le portrait d’une communauté nomade vivant au cœur de la forêt qui a été peu à peu « civilisée » et a perdu son « indigénéïté » en subissant une politique de colonisation d’une redoutable efficacité. Sous couvert d’éducation et de modernisme, l’homme blanc s’est accaparé des territoires dont les sols regorgent de ressources naturelles en spoliant  des populations locales historiquement propriétaires de ces terres. L’extraction du pétrole, la fracturation hydraulique pour exploiter le gaz de schiste et les mines d’or et de diamants rejetant des poussières toxiques ont des effets dramatiques sur l’environnement, sans compter le désastre du réchauffement climatique.

Le long chapitre consacré aux « pensionnats autochtones » est le point central du reportage. Ces pensionnats, dans lesquels ont été amenés des enfants enlevés de force à leur parents pendant 150 ans jusqu’au milieu des années 90, sont un exemple effroyable de l’acculturation de masse de tout un peuple. Au final, le gouvernement fédéral n’aura cessé d’effacer pendant des décennies chez près de 150 000 enfants les fondements de leur identité. Six mille sont morts à cause des mauvais traitements et le traumatisme subi par les autres a bouleversé en profondeur les racines sociales, culturelles et patrimoniales des premières nations des territoires du nord-ouest canadien. 

L’auteur de Palestine souligne également les divisions politiques entre clans, la perte de la solidarité qui était jusqu’alors le moteur de la communauté, les ravages de l’alcool, les violences familiales, le taux de suicide bien plus élevé que n’importe où ailleurs au Canada ou encore la misère « entretenue » par une aide sociale qui enferme les peuples autochtones dans une dépendance vis-à-vis de l’administration et leur retire toute aspiration à l’autonomie.

Un album au propos complexe, exigeant, éclairant et surtout passionnant. Sacco est le maître du reportage en BD. Sa façon de prendre à bras le corps un sujet et de l’exploiter dans toutes ses dimensions est absolument unique. Sa rigueur associée à sa capacité à confronter les points de vue ainsi que sa volonté de mettre en avant un matériau brut mêlant faits et témoignages sans émettre le moindre jugement aboutit à un résultat d’une profondeur de réflexion inégalée, en tout cas dans un média tel que la bande dessinée.

Payer la terre de Joe Sacco. Futuropolis, 2020. 270 pages. 26,00 euros.












jeudi 16 janvier 2020

Paul à la maison - Michel Rabagliati

Montréal, 2012. Paul n’a pas la grande forme, c’est le moins qu’on puisse dire. A 51 ans, son monde ne tourne plus rond. Sa femme l’a quitté, sa fille s’apprête à partir s’installer à Londres et sa mère, qui refuse de soigner son cancer, n’en a plus pour très longtemps.

Paul déprime. Le cheveu se fait rare, le ventre pousse tout seul, les muscles se flétrissent et une apnée du sommeil l’oblige à dormir appareillé. Sa psy lui conseille de s’inscrire sur un site de rencontres et de faire du sport, il s’exécute sans enthousiasme avant de bien vite lâcher l’affaire. Dans sa grande maison avec son petit chien pour unique compagnie, les soirées sont longues. Il continue à dessiner mais l’entrain n’est plus vraiment là. Et quand il se rend dans une école pour un échange avec des élèves, il constate que les gamins se fichent éperdument de son statut d’auteur de BD. Bref, rien ne va plus.

Ça aurait pu être triste de voir ce cher Paul en plein coup de mou, ça aurait pu être déprimant de le voir déprimer mais Michel Rabagliati a trop de talent et de finesse pour laisser son alter ego de papier devenir un pleurnicheur qui s’apitoie sur son sort. Paul traîne son blues sans se plaindre, avec le recul et l’autodérision qui le caractérise. Surtout, Paul reste un contemplatif. Il regarde son jardin dépérir autant que lui, scrute ses congénères accro aux écrans, admire un drôle de héron immobile sur une pierre au bord de l’eau ou se demande ce que peut bien faire chaque soir son voisin d’en face septuagénaire, qui sort de chez lui un cigare à la bouche et fourre un sac de sport dans le coffre sa voiture avant de disparaître pour la nuit.

C’est tendre, poétique et drôle, tout en émotion contenue. C’est le portrait d’un quinqua lucide sur son état et sur celui du monde qui l’entoure, d’un homme conscient qu’il ne va pas vers le beau et qu’il va devoir faire avec. Un album touchant, subtil, traversé par une mélancolie qui ne sombre jamais dans la neurasthénie. Une réussite de plus pour cette indispensable série dont les neuf tomes ne souffrent à l'évidence d’aucune fausse note.

Paul à la maison de Michel Rabagliati. La Pastèque, 2020. 200 pages. 25,00 euros.





mercredi 8 janvier 2020

Hey June - Evemarie et Fabcaro

June n’a rien d’une Working Girl. Cette illustratrice freelance trentenaire n’est  pas du genre à attaquer une journée de travail pied au plancher. Cool, décontracté, sans prise de tête, c’est son style. Fainéante diront certains. Procrastinateuse professionnelle pour d’autres. Elle-même le reconnaît, elle n’est pas un exemple d’efficacité. Elle traîne au lit, prend une pause après le petit déjeuner, bâcle les boulots de commande pour mieux glander en fumant comme un pompier. Son hygiène de vie laisse à désirer, son frigo est aussi vide que son compte en banque et sa vie sentimentale un désert sans fin. Le Pérou quoi !

Une journée dans la vie de June tient dans ces 100 pages. Comme elle le dit sur la 4ème de couv, il n’y a « pas de quoi en faire un bouquin ». Ou alors vite fait, en survolant chaque heure et chaque non-événement qui règle son quotidien. Du réveil au coucher nous suivons donc la jeune femme chez elle, chez ses parents, avec une copine et en soirée. Pour en arriver au même constat qu’elle, à savoir que si sa vie était adaptée en film, ça ressemblerait sûrement à un documentaire d’Arte sur les amibes.

Le format de gag en trois cases est similaire aux strips à l’américaine (Snoopy, Garfield…), même si le rajout d’un titre à chaque page permet une disposition en carré. Le dessin est simple, les décors minimalistes et la lisibilité maximale. Fabcaro est au scénario et j'avoue que je l'ai connu en meilleur forme. L'autodérision est bien présente mais l'absurde beaucoup moins et certaines chutes tombent franchement à plat. A noter que l’auteur de Formica joue son propre rôle et se dessine lui-même dans quelques cases (inutile de préciser qu’il n’y est pas à son avantage).

Un album léger, sans prétention, qui dresse sous le vernis de l'humour le portrait pas vraiment passionnant d’une trentenaire un peu paumée et sans véritable ambition. La lecture est loin d'être déplaisante mais je ne suis pas certain qu'il m'en reste grand chose d'ici peu. 

Hey June d’Evemarie et Fabcaro. Delcourt, 2020. 104 pages.  9,95 euros.


Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Mo et Noukette.


Toutes les BD de la semaine sont à retrouver chez Stephie








mercredi 18 décembre 2019

Une année de BD

Plus de 200 BD lues cette année et comme d’habitude du bon, du très bon et du moins bon. Toujours une majorité de productions franco-belge dans mes lectures mais le manga et les comics indépendants m’intéressent de plus en plus. Au final le bilan est riche et varié comme j’aime.


Le top du top :











Les séries finies (ou presque) 















Du manga en veux-tu en voilà ! :










L'Amérique, l'Amérique




































dimanche 15 décembre 2019

Slots - Dan Panosian

« Il s’avère que je suis un peu un connard. »

J’aime qu’un personnage se présente en toute franchise et avec lucidité. Stanley est un connard, un vrai. Un gars qui a trompé sa femme avec celle de son meilleur copain et qui, le lendemain matin, constatant que son amante avait succombé à une overdose, s’est barré en laissant derrière lui une épouse, un enfant en bas âge et un meilleur ami très, très énervé.

Vingt ans après ce coup d’éclat, il revient à Las Vegas, persuadé de reprendre sa place auprès de proches qu’il a lâchement abandonnés. Il y retrouve une ex-femme qui a sombré dans l’alcool, un fiston devenu adulte qui n’a évidemment aucun souvenir de lui et un ex-meilleur ami propriétaire de casino. Stanley est de retour pour faire œuvre de rédemption. A sa façon, misant tout sur une soit disant bonne étoile qui ne cesse de l’accompagner depuis des lustres. Le pari est risqué et ce connard de Stan va vite se rendre compte que la bonne volonté ne suffit pas toujours à effacer les ardoises du passé.

Ah ce Stan ! Un vrai beau loser comme je les aime. Stan a toujours un plan. Et si ce plan ne fonctionne pas, il a un plan B, tout aussi foireux. Il se croit futé mais il ne l’est pas tant que ça. Il se croit chanceux mais la poisse lui colle aux basques. Il croit surtout qu’on va lui pardonner ses méfaits alors qu’au vu de son passif, il ferait mieux de la jouer profil bas. Touchant et détestable, impossible à cerner, il agace autant qu’il fascine, capable de passer du flamboyant au ridicule en un quart de seconde. Il a tout pour plaire en somme.

Un polar hyper stylisé à l’esthétique parfaitement raccord avec le décor sombre et poisseux des bas-fonds de Las Vegas. L’entrée en matière n’est pas évidente, il faut un certain temps pour s’y retrouver dans la multitude de personnages et pour comprendre les différentes interactions entre chacun d’eux mais une fois les pions installés sur l’échiquier, la partie se déroulant entre Stan et les siens se suit avec un grand plaisir. On sent que Dan Panosian s’est beaucoup amusé à mettre scène cette galerie de bras cassés. Il ne joue pas le registre d’une violence excessive et d’une noirceur absolue, préférant garder une certaine forme de légèreté et d’humour grinçant. Un choix judicieux qui colle à merveille à la personnalité de ce loser de Stan.

Un vrai bon polar, dans la veine des excellentes séries Criminal et  Stray Bullets, en moins sombre cela dit. En plus c’est un one shot, pas la peine d’attendre la suite pour se lancer !

Slots de Dan Panosian. Delcourt, 2019. 160 pages. 15,95 euros.







mercredi 11 décembre 2019

Préférence système - Hugo Bienvenu

En 2055, l’humanité a produit tant de données qu’il n’est plus possible de les stocker. Chaque jour, des « censeurs » décident d’en supprimer définitivement pour faire de la place aux nouvelles. Yves est un archiviste chargé de présenter les dossiers qui sont sur la sellette. Ne supportant pas de voir disparaître des œuvres culturelles qu’il considère comme indispensables, il a pris l’habitude de les sauvegarder avant destruction et de les stocker dans la mémoire de Mikki, son robot domestique. Une pratique totalement illégale qui pourrait lui attirer les pires ennuis s’il était découvert. Soupçonné par les autorités, le jeune homme décide de s’enfuir avec sa femme et leur fille à naître, dont la gestation pour autrui est assurée par Mikki.

Drôle de société que celle imaginée par Ugo Bienvenu. Une société qui, pour permettre à la population de publier ses vidéos et photos sur les réseaux sociaux, doit effacer les traces du monde d’avant. Films, livres, musique, tout y passe tant que ça libère de l’espace disponible pour les nouvelles données personnelles. Et si les « sages » décidant du sort des œuvres ont sauvé de justesse les romans de Victor Hugo, ils n’ont eu aucune pitié pour Rimbaud, Kubrick ou Céline Dion. Dans ce futur s’affranchissant de la culture du passé tout est triste, gris, aseptisé. Un avenir proche glaçant et finalement pas si irréaliste que cela.

Après Paiement accepté, Ugo Bienvenu aborde à nouveau la question de la transmission. Son message d’apparence pessimiste n’est pourtant pas sans espoir. La partie « urbaine » de l’album est aussi froide qu’anxiogène alors que les événements se passant à la campagne offrent une bouffée d’air frais bienvenue. Et paradoxalement, c’est au moment où le robot est au centre du récit que ce dernier devient plus chaleureux, plus humain.

Graphiquement, la référence à Charles Burns saute aux yeux. Le trait hyperréaliste est parfois trop statique dans la représentation des personnages mais les décors et les accessoires possèdent un design rétro-futuriste vraiment stylé. Au final, on aurait tort de voir dans cette fable sur la transmission et la filiation un message simpliste et un peu cucul jouant sur l’opposition entre la nature et la technologie. La réflexion est bien plus profonde, elle interroge notre rapport aux données stockées et partagées, à l’immédiateté qui prend le pas sur l’intemporel, au contenu du quotidien qui, bientôt, chassera les œuvres et les créations du passé. Un album en tout point abouti, qui mérite grandement le Grand Prix de la critique ACBD 2020 remporté il y a quelques jours.           

Préférence système d’Hugo Bienvenu. Denoël Graphic, 2020. 170 pages. 23,00 euros.




















mercredi 4 décembre 2019

Les croques T2 : Oiseaux de malheur - Léa Mazé

On avait laissé Céline et Colin en mauvaise posture à la fin du premier tome, on les retrouve au même endroit dès la première planche de cet album. Punis après une bagarre au collège, les jumeaux doivent nettoyer le cimetière jouxtant l’entreprise de pompes funèbres familiale. Une corvée barbante qui se transforme en drôle d’aventure après la découverte d’une inscription gravée sur une pierre tombale qui les mène dans une chapelle cachant un trésor et un mur couvert de sang. Persuadés qu’un meurtre vient d’y être commis, les enfants décident de prévenir leurs parents. Une réaction de bon sens aux conséquences bien plus néfastes que positives. Et tandis que le mystère de la chapelle s’épaissit, Céline et colin semblent plus que jamais en danger.

Après la présentation des personnages et de leur environnement en ouverture de ce triptyque, Léa Mazé passe la vitesse supérieure et embraye sur une histoire beaucoup plus axée sur l’aventure et le suspens. L’ambiance pesante s’installe grâce à un découpage au cordeau entrecoupé de pauses souvent sans texte qui permettent à la narration de reprendre son souffle. Et comme dans le tome précédent, elle conclut l’album sur une image choc qui laisse le lecteur dans une insoutenable attente !

Une courte série jeunesse à la redoutable efficacité. C’est classique mais tellement bien mené que l’on tombe dans le piège avec un plaisir non dissimulé. Le troisième et dernier tome aura pour titre « Bouquet final », voilà qui augure une conclusion à la hauteur pour cette histoire trépidante.

Les croques T2 : Oiseaux de malheur de Léa Mazé. Les éditions de la Gouttière, 2019. 70 pages. 13,70 euros.




Les BD de la semaine sont chez Stephie








mercredi 27 novembre 2019

Le reste du monde T4 : Les enfers - Jean-Christophe Chauzy

Trois ans ont passé depuis le tremblement de terre qui a ravagé une bonne partie de l’Europe. Dans le sud de la France, Marie, enceinte, est séquestrée par un gourou frappadingue (doux euphémisme) tandis que ses deux fils ont trouvé refuge dans une communauté d’ados se serrant les coudes pour échapper au chaos ambiant. Leur père, quant à lui, erre comme une âme en peine dans des paysages désolés. Frappé par un étrange mal qui se répand comme une traînée de poudre chez les survivants, ses jours semblent comptés.

Triste constat à l’ouverture de ce quatrième tome : les choses vont de mal en pis. Jean-Christophe Chauzy ne cesse d’amplifier le nihilisme qui caractérise la série depuis le départ avec une volonté farouche de prouver que, devant une situation extrême, l’homme retourne à la sauvagerie primaire et n’a plus la moindre considération pour son prochain. L’aspect tragique de la situation ne fait qu’augmenter à chaque page, aucun personnage n’étant en mesure d’agir par choix et de prendre le contrôle de son destin. C’est sombre, violent, désespéré, porté par une voix off aux accents apocalyptiques terrifiants. N’en déplaise aux collapsologues s’imaginant vivre paisiblement en reclus autosuffisants, un effondrement tel que celui présenté ici, s’il devait avoir lieu, engendrerait bien plus de torrents de larmes que de longs fleuves tranquilles.

Niveau dessin, les vestiges en ruine et les paysages lunaires des Pyrénées sont toujours aussi impressionnants. Les illustrations pleine page et les nombreux panoramiques offrent aux décors une profondeur et une densité qui renforcent la petitesse de l’homme face à la nature.

Clairement pas la série la plus fun et la plus réjouissante de la BD actuelle mais pour les amateurs de récits post-apocalyptiques, ce reste du monde est un incontournable. Seul gros bémol (et petit coup de gueule en passant), la conclusion est tellement ouverte que l’on a du mal à croire le bandeau de couverture annonçant « Le grand final de la saga événement ». Quand on sait que Jean-Chritophe Chauzy travaille déjà à un second cycle, il est facile de comprendre que l’éditeur joue clairement sur les mots pour attirer le lecteur en annonçant une fin qui n’en est pas une. Et pour le coup cet argument commercial laisse en bouche comme un arrière-goût de tromperie sur la marchandise…

Le reste du monde T4 : Les enfers de Jean-Christophe Chauzy. Casterman, 2019. 124 pages. 18,00 euros.

Mon avis sur les tomes 1, 2 et 3






















mercredi 13 novembre 2019

Royal City T3 : On flotte tous en bas - Jeff Lemire

A Royal City les choses ne s’arrangent pas pour la famille Pike. Pendant que le père sort tout juste du coma après sa crise cardiaque, la mère le trompe avec un ancien camarade de lycée. La fille, Tara, entame une procédure de divorce et voit son gros projet immobilier battre de l’aile tandis que Richie, son cadet, doit effacer une dette au plus vite s’il ne veut pas finir avec les genoux fracassés à la batte de baseball et que Patrick, l’aîné, n’arrive pas à écrire la moindre ligne alors que son éditeur lui met la pression pour récupérer le manuscrit de son troisième roman. Tous continuent de vivre avec à leurs côtés le fantôme de Tommy, le petit dernier décédé vingt ans plus tôt, en pleine adolescence. Un fantôme que chacun façonne selon sa propre vision et auquel chacun confie ses secrets les plus inavouables.

Conclusion d’un triptyque à la mélancolie déchirante, cet album creuse jusqu’à la racine les dysfonctionnements de cette famille frappée par un drame dont personne n’a pu se relever. Récit choral traversé par la voix de Tommy, Royal City est un modèle de drame psychologique ne tombant jamais dans la mièvrerie ou d’artificiels torrents de larmes. Tommy accompagne les siens, il les pousse dans leurs derniers retranchements, les place face à leurs responsabilités, leurs égarements, leurs compromis devenus trop lourds à porter. Ce faisant, il les amène à déchirer le voile de faux semblants barrant depuis trop longtemps leur chemin pour les ramener vers un indispensable lâcher prise et une salvatrice résilience.

Jeff Lemire excelle dans ce registre intimiste tout en retenu, décrivant à merveille la banalité et l’horizon bouché d’une petite ville industrielle sans relief. Après Essex County, Jack Joseph, Sweet Tooth et Winter Road, ce génial touche à tout confirme sa place parmi les grands noms de la BD américaine actuelle.

Royal City T3 : On flotte tous en bas de Jeff Lemire. Urban Comics, 2019. 120 pages. 14,50 euros.




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