jeudi 18 septembre 2014

Les fils de rien, les princes, les humiliés - Stéphane Guibourgé

« Nous choisissons la haine. Nous sortons la nuit pour casser du bicot, défoncer des youpins. Nous sortons la nuit pour humilier des pédés, des gauchistes, des branleurs. Les passants s’effacent, La colère nous hante depuis l’origine. C’est un écho qui ne faiblit pas. 
Nous sommes treize. Des hommes forts, des hommes pâles. Rangers noires lacées haut, bombers sombres, tee-shirt blancs. Une faction. Phalanges tatouées, crânes, fraternité européenne. Nul ne s’oppose à nous, vitesse et violence rassemblées. Dans la pureté de l’instant, chacun de nos pas est une conquête. La ville, les faubourgs nous appartiennent. »

Ainsi s’ouvre la douloureuse confession d’un ancien skinhead. Falco a aujourd’hui 47 ans et il se souvient. Les vols de voiture, les agressions gratuites, les viols, les bagarres entre hooligans autour du Parc des Princes. La Meute l’a accueilli alors qu’il sortait à peine de l’adolescence. Elle est devenue sa seule famille au cœur des années 80, au moment où la France comptait pour la première fois 2,5 millions de chômeurs et où la jeunesse des classes populaires n’avait devant elle qu’un horizon bouché. Enfant de la banlieue né du mauvais coté du périph, fils d’un ouvrier licencié de l’usine Citroën de Poissy, Falco a choisi la haine : « La déroute de nos pères est la nôtre. L’accepter. Tuer ainsi le vieil homme en nous. Rentrer dans la maison de nos pères et y mettre le feu. Retourner dans la maison de l’enfance. La dévaster. Alors seulement nous serons libres, nous pourrons vivre. »

A l’aube de la cinquantaine, sans remords ni nostalgie, Falco cherche l’impossible apaisement. Le chiot enragé qu’il était a commis l’irréparable, le meurtre gratuit. Il a connu la prison, il a trahi, il est devenu un lâche, un père abandonnant son enfant sans se retourner. Aujourd’hui retiré dans les montagnes, vivant dans une caravane avec son chien, construisant pierre par pierre sa maison, il voudrait se réconcilier avec lui-même. Surtout, il voudrait comprendre sa violence, la nommer : « Qu’y a-t-il au fond de moi de sauvage, de mauvais ? Quel est ce mal ? Une force profonde, qui me précédait je crois. Qui me l’a transmise ? Une maladie présente depuis l’origine, qui surgit soudain et se déploie. Certains savent la juguler, d’autres cèdent et se laissent emporter. Ceux-là dévastent tout sur leur passage. »

L’auteur précise en préambule que les opinions qui agitent la Meute dans certaines pages du livre ne sont pas les siennes. Ce n’était pas nécessaire je pense. Ce texte est âpre, traversé par un désespoir poisseux, irrigué par une violence abjecte, mais il est impossible d’y voir une quelconque apologie de la haine ordinaire. C’est bien plus profond. Pas de fascination ni de dégoût pour le personnage, on touche ici à l'angoisse, à la peur, à « la douleur nue, les nerfs qui frottent contre l’os. La solitude. »

Ce roman est un roman social, un roman éminemment politique. Il vous heurte par ses mots crus, sa prose habitée, sa force brute. Il secoue furieusement, il interpelle, il laisse sans voix. Un choc dont on sort ébranlé, et pas qu’un peu.

Les fils de rien, les princes, les humiliés de Stéphane Guibourgé. Fayart, 2014. 200 pages. 17,00 euros.









mercredi 17 septembre 2014

Carnation - Xavier Mussat

Dessinateur formé à Angoulême, Xavier Mussat a choisi de rester sur place à la fin de ses études. En 1998, le studio dans lequel il travaille s’attaque à la réalisation du dessin animé « Kirikou et la sorcière » de Michel Ocelot. Une fois ce travail titanesque terminé, les productions suivantes, formatées pour la télévision, lui paraissent bien fades. Décidé à se lancer dans la BD, il abandonne son job et se retrouve du jour au lendemain à dépendre des ASSEDIC. C’est à cette époque que débarque dans sa vie Sylvia, jeune femme instable, fragile et un peu sauvage. Le début d’une relation tumultueuse dont il ne sortira pas indemne…

Xavier Mussat ne nous épargne rien dans cet album introspectif, disséquant la moindre parcelle de ses moments passés avec Sylvia, de leur rencontre à la rupture, du désir au rejet, de la tendresse à l’indifférence. Comment Sylvia l’a isolé de ses amis, comment elle l’a dévoré peu à peu, comment il n’a pu faire face à son instabilité chronique. Leur histoire est un grand huit permanent  dont la toxicité sonne comme une évidence mais avec laquelle ils finissent par s’accommoder. « On ne s’enferme pas dans une relation secouée de tant de dissemblances sans que quelque chose ne finisse par changer. Au début on cherche les similitudes et on s’indigne des désaccords, on essaie de tordre la matière. Et puis, ne parvenant ni à extraire ni à modifier ce corps étranger, on intègre les paradoxes. On apprend à aimer et  on se surprend à vouloir que cet amour devienne véritable. »

Deux cent quarante pages d’une mise à nue complète pour une histoire d’amour tellement tumultueuse qu’elle ne pouvait qu’être émouvante. Oui mais voila, je n’ai pas été touché une seconde par ce récit beaucoup trop intime pour moi. Sans doute parce que je déteste avoir l’impression de jouer les voyeurs. L'ensemble est aussi bien trop bavard. Joliment écrit mais avec des tonnes de récitatifs au verbiage très, très plombant.

Visuellement, par contre, c’est impressionnant. Je trouve la prise de risque formidable et je dois bien reconnaître que les nombreuses allégories présentes quasiment à chaque page sont aussi variées qu’originales.

Un exercice purificateur, une catharsis sans doute nécessaire, mais cette séance de psychanalyse géante m’a laissé de marbre. Rien à faire, je suis allergique à l’autofiction, même en BD !

Carnation de Xavier Mussat. Casterman, 2014. 247 pages. 25,00 euros.

Une lecture commune que j’ai l’immense plaisir de partager avec Mo’Ça faisait longtemps, bien trop longtemps

L'avis de Moka qui a pour sa part beaucoup aimé. L'avis de Marion.










mardi 16 septembre 2014

Rien dire - Bernard Friot

C’est un stage de préparation au bac de français. Quatre jours en rase campagne, dans un ancien pensionnat transformé en centre d’accueil pour colonies de vacances. Le soir, la prof a mis en place un petit jeu d’improvisation. Le principe : s’asseoir sur une chaise au milieu de ses camarades et parler. « De soi, de sa situation, de ses projets, de ses passions. Sans rire. » Le temps qu’une bougie se consume.

Le tour de Brahim approche. Mais il n’a rien à dire. Il ne veut rien dire. « J’arrête. J’arrache ma langue, je vide ma tête, j’écris fin. Et puis plus rien. Ce serait bien. Mais on peut pas s’arrêter de penser. Penser à rien, ça n’existe pas, c’est impossible ça. » Alors Brahim va parler. Raconter sa passion pour l’Allemagne, pour la langue et les pâtisseries allemandes surtout. Chaque été il rend visite à son oncle, à Dresde. Voila, c’est ce qu’il va raconter. Les vacances, les gâteaux allemands. Le Stollen, le Käsekuchen, la Herrentorte. Les ingrédients, le mode de préparation, la cuisson. Pendant ce temps au moins, la cire pourra fondre. Mais emporté par les mots, Brahim aborde d’autres sujets. Son statut de FOI (Français d’Origine Incontrôlé) en opposition aux FOC (Français d’Origine Contrôlé), par exemple : «  Moi je suis né en France d’une mère née en France. Mais manque de pot, mes grands-parents sont nés en Algérie. Alors ça me poursuivra jusqu’à la fin des temps, certainement. » Et là, les vannes s’ouvrent, la colère monte, Brahim change de ton…

Un bien joli texte sur la parole libérée d’un ado au départ plein de retenu dont l’armure se fendille peu à peu. L’émotion à fleur de peau, les confidences touchantes, le malaise lié à ses origines, tout s’enchaîne dans un flot ininterrompu. D’une seule voix. Une réussite de plus pour cette collection absolument incontournable.

Extrait :

« Dis rien s’il te plait, Brahim, dis rien, ça sert à rien. Te fais pas remarquer et tout ira bien. 
C’est le refrain de ma mère, pauvre mama, je t’aime, alors je ne dis rien, je presse sur mon ventre pour que ça s’enfonce tout au fond, et que ça sorte pas, hein, que ça sorte pas. Lisse, toujours lisse… Bien lavé, bien peigné, bien habillé, clean, cool, poli, propre sur moi, bon élève, délégué de classe, club de judo, groupe de rock, et aide aux devoirs pour les minots, tout comme il faut. Comme notre pelouse, devant notre pavillon de banlieue, la plus belle pelouse du lotissement, taillée aux ciseaux, pas une mauvaise herbe. Et les jardinières de fleurs sur mes rebords de fenêtres, et les rideaux lavés tous les quinze jours.  Mes pantalons bien repassés, même les jeans – non, maman, on ne repasse pas les jeans-, et les baskets nettoyées tous les samedis… Lisse, bien lisse… Même le vocabulaire, propre, bien astiqué – dis pas ça Brahim, parle correctement Brahim – Et j’obéis, oui, maman, oui, maman… Lisse, lisse, lisse… ça sert à quoi ? Je m’appelle Brahim, justement, et j’ai les yeux noirs. Et ça, ça ne s’efface pas, ça ne se lisse pas. »

Rien dire de Bernard Friot. Actes Sud Junior, 2014. 78 pages. 9,00 euros. A partir de 13 ans.


Une nouvelle lecture commune du mardi que je partage comme d'habitude avec Noukette.




lundi 15 septembre 2014

J'aurais dû apporter des fleurs - Alma Brami

Gérault est un personnage romanesque comme je les aime. La cinquantaine bien engagée, bedonnant, le crâne lisse et luisant comme une pomme, pas de femme, pas de famille, pas de boulot depuis que sa boîte a fermé... un vrai potentiel de loser magnifique !

Un repas chez un ancien camarade de collège croisé par hasard et Gérault se retrouve avec une proposition d'embauche. Le neveu du camarade cherche quelqu'un pour l'épicerie de quartier qu'il vient d'ouvrir. Un jeune trouduc qui joue au patron, qui pourrait être son fils et va lui donner des ordres à longueur de journée, le pied ! Sentimentalement parlant, Gérault fréquente plus ou moins Françoise, dont le parfum bas de gamme et les allures bobonnes le désespèrent. Il lui reste sa mère, vieille femme acariâtre qu'il déteste et à qui il rend visite de moins en moins souvent et Étienne, son seul ami, beauf bon teint et queutard invétéré qui trompe sa femme comme d'autres vont acheter du pain.

Ah oui, j'ai oublié de préciser que Gérault est aussi un lâche et un menteur. Un gars qui ne dit jamais non, s'interdit d'exprimer ce qu'il pense et refoule profondément la colère qui le consume en permanence. Sauf que le lecteur, lui, entend cette voix intérieure aussi cynique que sincère. Elle offre un délicieux décalage entre l'image qu'il donne en société et la réalité de ses pensées. Tout le sel du roman tient dans ce décalage. C'est drôle, cruel, terriblement humain. Le Gérault, on le plaint mais pas trop non plus. Une certitude, on ne l'envie pas. Mais il est touchant tant ses révoltes sont d'une évidente lucidité. Bref, le genre de personnage que j'aime vraiment beaucoup, beaucoup.

J'aurais dû apporter des fleurs d'Alma Brami. Mercure de France, 2014. 154 pages. 15,80 euros.

Extrait 

" Je vous passe votre mère, elle sera contente de vous entendre, vous devriez l'appeler plus souvent quand même. » Gros yeux autoritaires à l'autre bout du fil. La garde-malade donne des ordres, c'est nouveau ça. Mme Gros-Yeux ferait bien de se tenir à carreau si elle ne veut pas être remerciée. « Oui vous avez raison, j'essaierai. » Elle peut parler tant qu'elle veut, je n'essayerai rien du tout, je suis un fils à la hauteur de sa mère. Point final. On n'a que ce qu'on mérite il paraît."










vendredi 12 septembre 2014

Je suis très sensible - Isabelle Minière

« Le bonheur ce n’est pas d’être heureux, c’est de ne pas souffrir »

Grégoire aime se coucher tôt. Grégoire aime aller au cinéma, surtout pour voir les paysages. Grégoire aime aussi aller au bureau chaque matin. Grégoire prépare les repas d’Agathe, la prof de philo qui partage sa vie. Agathe, il trouve qu’elle fume trop, qu’elle ne mange ni ne dort pas assez. Pour autant, il n’ose pas lui dire. Grégoire n’est pas contrariant, il est toujours d’accord. Grégoire parle peu, il ne veut pas déranger. Grégoire est un gentil, un vrai. Mais avec le décès soudain du président de la république et la présence de plus en plus régulière de Vivien, un collègue d’Agathe, le monde bien ordonné de Grégoire va s’écrouler peu à peu, sans qu’il s’en rende vraiment compte…

Impayable ce Grégoire ! Élevé par une maman solo cafardeuse qui lui sortait des phrases telles que « Tu n’y peux rien Minou, mais j’aurais préféré que tu restes ou tu étais » ou encore « Je t’aurais pas connu, tu m’aurais pas manqué », le garçon est devenu un adulte aussi routinier que prévisible. Un cœur simple à la logique parfois décalée. Un homme tellement gentil qu’il en deviendrait presque inquiétant.

Un texte à la première personne qui retranscrit les événements à travers le regard innocent d’un antihéros ne pensant jamais à mal. Grégoire est drôle malgré lui. A première vue transparent, il perçoit les choses de façon originale, avec beaucoup de sensibilité, ce qui le rend très attachant. Il serait facile de se moquer ou d’être agacé par cette normalité poussée à l’extrême, cette insignifiance permanente, mais au final je suis tombé sous le charme de cette voix et de ce comportement en apparence (je dis bien en apparence !) inoffensifs.


Je suis très sensible d’Isabelle Minière. Serge Safran éditeur, 2014. 170 pages. 14,50 euros.


Un ouvrage lu dans le cadre de l'opération
 "La voie des indés" de Libfly










mercredi 10 septembre 2014

Ceux qui me restent - Damien Marie et Laurent Bonneau

Florent a beaucoup perdu tout au long de sa vie. D'abord sa femme, dont le suicide a fait de lui un père esseulé et incapable de faire face. Sa fille, ensuite. Lilie ne lui a jamais pardonné la mort de sa mère et l'a toujours tenu responsable de cette tragédie. Aujourd'hui, il voudrait la retrouver mais il ne la reconnaît plus. Son mal porte un nom terrible et glaçant : Alzheimer. La maladie n'est pas le seul sujet de cet album bouleversant. La rancœur, les non-dits, ces choses qui nous éloignent les uns des autres et n'engendrent au final que tristesse et remords sont également des thématiques abordées avec beaucoup d'habileté.

Difficile de mettre en images une mémoire défaillante. Les souvenirs surgissent par bribes, sans réelle hiérarchie. Ils s'imbriquent, se chevauchent, se télescopent, s'estompent, s'effacent. Que reste-t-il de tangible ? A quoi se cramponner ? Le récit restitue à merveille ce puzzle mémoriel dont les pièces se perdent peu à peu.

Le dessin de Laurent Bonneau, d'une grande sobriété, suggère les périodes de flottement, de vide, d'absence d'éléments temporels concrets auxquels Florent pourrait se raccrocher. Les grandes cases, très dépouillées, illustrent le "brouillard" dans lequel son esprit s'enfonce chaque jour davantage. C'est subtil et très lisible malgré l'aspect à première vue "décousu" de la narration.

Un album à lire comme une course poursuite. Contre le temps qui passe et efface. Contre une maladie impossible à vaincre. Contre l'amour perdu d'une fille à laquelle on n'a jamais, absolument jamais, cessé de penser au fil des années. Le récit émouvant d'un combat perdu d'avance, déroulé avec une intelligence et une pudeur remarquable.


Ceux qui me restent de Damien Marie et Laurent Bonneau. Grand Angle, 2014. 160 pages. 21,90 euros.


Encore une BD du mercredi que j'ai le plaisir de partager avec Noukette.

Les avis de Cynthia, L'ivresse des mots, Marion et Yaneck.















mardi 9 septembre 2014

Oublier Camille - Gaël Aymon

C’est une histoire d’amour qui finit mal. Trois ans qu’ils étaient ensemble. Plus ou moins. Camille, il l’aimait à la folie depuis le collège, mais il n’a jamais su lui dire. Il a raté leur rendez-vous le plus crucial, celui où elle attendait qu’il se livre enfin. Mais il n’a pas osé et il l’a perdue.

Yanis entre en seconde et il voudrait oublier Camille. Pas simple. Pas simple de tirer un trait sur le premier amour, celui que l’on imagine forcément éternel. Son attirance pour la jeune fille est toujours restée platonique. Mais ça n’empêche pas la sincérité et l’intensité des sentiments. Le problème, c’est que ce chagrin, qu’il ne parvient pas à surmonter, perturbe son quotidien et sa scolarité. Sans doute Yanis a-t-il besoin d’un déclic pour passer le cap…

Gaël Aymon dresse avec une justesse remarquable le portrait d’un ado en plein doute. Un ado à la recherche d’une certaine forme de normalité, un ado qui voudrait se fondre dans le moule, être comme ses camarades de classe. Yanis a du mal à trouver sa place, il se sent différent. Il ne se met pas pour autant au-dessus de la mêlée, mais il comprend peu à peu que l’identité que l’on se forge nous est propre, que notre destin est individuel. Il est touchant dans le sens où il s’interroge sur sa perception particulière des choses, sa difficulté à se sentir à l’aise avec tout le monde, son incapacité à se livrer, à s’ouvrir aux autres. Sur son rapport à la sexualité aussi, son dégoût de la pornographie qui, quelque part, le marginalise : « Je ne comprends pas comment je pourrais passer avec Camille de notre amour tellement beau à ce truc… tellement crade ! J’ai trop d’amour pour elle. La toucher et l’embrasser me paraissent comme une offense. A coté de sa silhouette si pure, mon corps me semble animal, presque monstrueux. »

Si ce roman me touche me touche à ce point, c'est peut-être parce que j’ai ressemblé à Yanis à un moment donné de mon adolescence... Bref, tout ça pour dire que son histoire, je l’ai trouvée simple et belle. Surtout pas naïve, ni cucul. Un texte tout en finesse, à lire et à faire lire, aux ados et à ceux qui ne le sont plus depuis longtemps.

Oublier Camille de Gaël Aymon. Actes Sud Junior, 2014. 76 pages. 10,90 euros. A partir de 13-14 ans.

Une lecture que je partage avec Noukette et Stephie. J'espère qu'elles ont aimé autant que moi sinon je boude !




lundi 8 septembre 2014

Dans le jardin de l’ogre - Leïla Slimani

Adèle a tout pour elle. Parisienne, 35 ans, belle, journaliste, mariée à un chirurgien, maman d’un petit Lucien. En apparence, elle a tout pour elle. Mais la réalité est bien plus sombre.

Son job ? « Adèle n’aime pas son métier. Elle hait l’idée de devoir travailler pour vivre. Elle n’a jamais eu d’autres ambitions que d’être regardée. […] Elle aurait adoré être la femme d’un homme riche et absent. Au grand dam des hordes enragées de femmes actives qui l’entourent, Adèle aurait voulu traîner dans une grande maison, sans autre souci que d’être belle au retour de son mari. Elle trouverait merveilleux d’être payée pour son talent à distraire les hommes. »

Son fils ? « Lucien est un poids, une contrainte dont elle a du mal à s’accommoder. Adèle n’arrive pas  à savoir où se niche l’amour pour son fils au milieu de ses sentiments confus : panique de devoir le confier, agacement de l’habiller, épuisement de monter une pente avec sa poussette rétive. L’amour est là, elle n’en doute pas. Un amour mal dégrossi, victime du quotidien. Un amour qui n’a pas de temps pour lui-même. »

Son homme ? « Dans la rue, ils marchent vite, l’un à coté de l’autre. Ils ne se touchent pas. S’embrassent peu. Leurs corps n’ont rien à se dire. Ils n’ont jamais eu l’un pour l’autre d’attirance, ni même de tendresse, et d’une certaine façon cette absence de complicité charnelle les rassure. »

Pour affronter le quotidien, Adèle multiplie les aventures et les coucheries. N’importe où, n’importe quand, avec n’importe qui. Adèle joue les femmes fatales, elle existe à travers le regard des autres.  Le désir n’a pas d’importance. « Elle n’avait pas envie des hommes qu’elle approchait. Ce n’était pas à la chair qu’elle aspirait mais à la situation. Etre prise. Observer le masque des hommes qui jouissent. Se remplir. Goûter une salive. […] L’érotisme habillait tout. Il masquait la platitude, la vanité des choses. »

Le portrait d’une femme insatisfaite. D’une femme perdue, malade. Le portrait d’une nymphomane trompant son monde en permanence et dont la chute semble inéluctable. Leïla Slimani ne tombe pas dans la facilité et évite un enchaînement de scènes crues et gratuites auxquelles le déroulement du récit aurait pu pourtant l’autoriser. Il y a bien sûr quelques passages explicitement sexuels mais je n’y ai trouvé aucune surenchère. Pour autant, je ressors de ce premier roman à la limite de l’agacement. Le portrait de cette bourgeoisie parisienne m’a souvent semblé très caricatural. Le style froid n’a, à aucun moment, attiré mon empathie pour cette pauvre Adèle, que je me garderais bien de plaindre ou d’enfoncer. Bref, j’ai eu du mal, en tournant la dernière page, à donner du sens à cette histoire à la limite du pathétique. Mais bizarrement, j’ai aussi l’impression d’être passé à coté de quelque chose de plus profond. Bref, je suis un peu perdu.

Et je me demande si le problème vient de mon regard masculin, s’il ne faudrait pas un avis féminin pour éclairer ma lanterne. Donc, si une âme charitable veut se lancer dans ce premier roman difficile à cerner, qu’elle me fasse signe, je le ferais voyager jusqu’à elle avec plaisir.

Dans le jardin de l’ogre de Leïla Slimani. Gallimard, 2014. 215 pages.17,50 euros.

L'avis de Titou






samedi 6 septembre 2014

La chance que tu as - Denis Michelis

Il est assis à l’arrière de la voiture. La femme lui dit « Je suis ta mère et ce travail est la meilleure chose qui puisse t’arriver ». Il en déduit que l’homme au volant est son père. Tous deux le laissent devant les marches du « Domaine », une vaste maison bourgeoise avec une allée de gravier et, juste derrière, une immense forêt. Le domaine est un restaurant gastronomique. Le plus prestigieux de la région. Ses parents lui disent qu’il a été accepté comme serveur, que c’est un privilège, « presque un miracle ».

En réalité, tel le Petit Poucet, le jeune homme a été abandonné dans un milieu hostile. Dès le premier contact avec Virg, sa responsable, il se doute qu’il vient de mettre les pieds dans un nid de vipères. Ses effets personnels disparaissent mystérieusement et lorsqu’il demande à signer son contrat, on lui réplique qu’il l’a fait depuis longtemps. Commencent alors les humiliations, les engueulades et le harcèlement permanent. Du simple bizutage, on passe rapidement au degré supérieur. Le chef cuistot abuse de lui sexuellement et, pour mieux le faire obéir, on l’affuble d’un collier et d’une muselière. Avec cet attribut, il devient une attraction pour les clients, un phénomène que l’on vient voir de loin…

Un premier roman inclassable. Inclassable parce qu’au réalisme le plus cru, Denis Michelis a préféré une forme plus énigmatique, proche du conte fantastique. Le Domaine semble être un lieu hors du temps et les personnages qui l’occupent sont désincarnés, froids et pervers. Le flou temporel demeure tout au long du récit et on ne sait pas combien de jours, de semaines, de mois ou même d’années va durer la torture subie. L’escalade progressive des brimades est terrifiante, cruelle. On assiste à la construction implacable d’une victime, d’un souffre-douleur. On s’étonne du peu de réaction du pauvre garçon mais l’enchaînement des événements  prouve simplement que l’« on s’habitue à tout ».

Entre Kafka et « Le prisonnier », un texte glaçant.

« Ici au moins, il est au chaud.
Ici au moins, il est payé, nourri, blanchi.
Ici au moins, il a du travail.
L'enfermement le fait souffrir certes, mais pense un peu à tous ceux qui souffrent vraiment.
Ceux qui n'ont plus rien.
Alors que toi, tu as une situation et un toit où dormir, ça n'est pas rien tu sais.
Et tu oses te plaindre. »

La chance que tu as de Denis Michelis. Stock, 2014. 153 pages. 17,00 euros.


L’avis de Blablablamia 






vendredi 5 septembre 2014

L’été des noyés - John Burnside

Il se passe de drôles de choses sur l’île de Kvalaya, à l’extrême nord de la Norvège. En mai 2001, Mats Sigfridsson s’est noyé dans le détroit de Malagen. Dix jours plus tard, ce fut au tour de son frère de disparaître dans les mêmes conditions. Liv les connaissait plus ou moins tous les deux. Cette jeune fille, vivant avec sa mère artiste peintre dans une maison grise offrant un vue imprenable sur les prairies et la grève, aime la solitude que ce « bout du monde » lui procure. Son seul ami est Kyrre, un vieil homme qui depuis son enfance lui raconte des histoires de trolls et de sirènes. Lui est persuadé que les noyades sont l’œuvre de la « huldra », une femme à l’irrésistible beauté et aux pouvoirs maléfiques qui séduit les jeunes hommes avant de les faire disparaître. Liv est plus terre à terre, elle pense que les racontars de Kyrre ne sont pas crédibles. Pourtant, les faits qui vont s’enchaîner au fil des nuits blanches de l’été arctique feront vaciller ses certitudes…  

Un roman étonnant. Un roman d’atmosphère. Un roman psychologique. Très psychologique même. Beaucoup trop pour moi en fait. Le paysage boréal a ce petit quelque chose de fantasmagorique qui dégage une inquiétante étrangeté. Liv est la narratrice unique du récit. Et elle a parfois un comportement assez flippant ! On en vient à se demander si les disparitions ont vraiment eu lieu ou si elle nous mène en bateau. On referme le livre en se disant que Burnside, quelque part, nous encourage à ne pas choisir, nous laisse volontairement démunis et en pleine perplexité. C’est du moins ce que j’ai ressenti et c’est une impression que je n’aime pas du tout !

Finalement, les noyades ne sont que des péripéties secondaires. La quête d’identité de Liv, son passage vers l’âge adulte, la relation particulière avec sa mère et l’absence d’une figure paternelle sont les véritables thématiques du texte.

Il y a quelque chose de David Lynch dans ce roman que beaucoup pourraient qualifier de fascinant. Le problème, c’est que l’univers de Lynch m’a toujours laissé de marbre. Personnellement, j’ai trouvé cet été des noyés plus nébuleux qu’envoutant. Il n’empêche, la partition offerte par John Burnside, au-delà de réticences qui me sont propres, a tout pour plaire. Son écriture, à la musicalité particulière, est parfois proche du baroque et possède une tonalité à l’incontestable originalité. Énormément de qualités donc, mais je dois bien reconnaître qu’en ce qui me concerne, le charme n’a pas opéré. Dommage.


L’été des noyés de John Burnside. Métailié, 2014. 320 pages. 20,00 euros. 

Une fois de plus, je partage cette lecture commune avec Noukette.

L'avis enthousiaste de Cryssilda ; Celui de Jostein