mercredi 22 mai 2013

Canicule - Vautrin et Baru

Un braqueur américain, poursuivi par les gendarmes et ses complices, planque le magot dans un champ de blé avant de trouver refuge dans une ferme beauceronne. Le problème c’est que cette ferme est le repère d’une famille de tarés complets, aussi affreux que méchants. Le maître des lieux, totalement abruti et ultra violent, son frangin alcoolique, un gamin souffre-douleur qui ne sera pas loin d’être au final le pire de tous, une nymphomane hystérique, une épouse presbytérienne et soumise qui finira par briser ses chaînes, j’en passe et des meilleures. Le braqueur, une fois à l’abri des regards dans un grenier, découvre l’horreur et constate qu’il y a bien plus méchant et retord que lui. Tout cela va forcément mal se terminer. La tension monte, chacun en prend pour son grade et personne, vraiment personne, n’en sortira grandi…

Un polar brut de décoffrage d’une sauvagerie inouïe. Vautrin dresse le portrait de l’inhumanité. Il démontre qu’en fonction des circonstances, on peut finir par laisser libre cours à nos plus bas instincts. La ferme, lieu isolé dans un océan de champs de céréales, est une prison dont aucun des occupants ne peut s’échapper. Un huis clos permanent où les rapports de force semblent clairement définis. Cobb le braqueur agit comme un détonateur, il est l’étincelle qui met le feu aux poudres et révèle les autres à leur bassesse. La cupidité engendre une brutalité incontrôlable, les protagonistes agissant sans qu’aucune barrière morale ne vienne réfréner leurs actes. Le résultat est saignant, noir de chez noir et, il faut bien l’avouer, par moments jubilatoire. Parce qu’il est évidemment impensable de prendre tout cela au premier degré. Seul le caractère grotesque, tragi-comique de l’ensemble et une pointe d’humour noir rend d’ailleurs la violence supportable.

Baru donne à ses protagonistes le visage de la laideur, déformant leurs traits en fonction de leur état d’esprit (colère, douleur, haine…). Il joue constamment sur le contraste entre la lumière éblouissante des jours d’été et la noirceur du propos. La douce chaleur estivale devient peu à peu poisseuse, irrespirable, étouffante. Son art du cadrage donne le dynamisme nécessaire aux nombreuses scènes d’action et malgré l’absence totale d’onomatopées, le lecteur discerne parfaitement le bruit et la fureur qui traverse toutes les pages. Un vrai tour de force graphique !

Canicule est un mélange réussi entre un récit d’action trépidant et une fable pessimiste sur la condition et la nature humaine. Une histoire déstabilisante qui, si on ne l’appréhende pas avec le recul et le second degré nécessaire, peut s’avérer fortement dérangeante. En tout cas, il n’y a pas à dire, c’est drôlement bon de déguster de temps en temps un petit noir bien serré comme celui-là. Le genre de lecture qui me manquait depuis les adaptations des romans de Manchette par Tardi.
 

Canicule de Vautrin et Baru. Casterman, 2013. 110 pages. 18 euros.


Une fois de plus j’ai le plaisir de partager cette lecture commune avec Mo’. Filez-vite découvrir son avis.





mardi 21 mai 2013

Où je rends une visite impromptue aux étonnants voyageurs

Je n’avais pas du tout prévu de me rendre au festival de St Malo ce week end. Mais dimanche, alors que nous avions envisagé une belle balade au Cap Fréhel, la météo en a décidé autrement.  Direction St Malo donc, pour visiter l’aquarium. Seulement, tout le monde semblait avoir eu la même idée puisqu’il y avait au moins 100 mètres de queue à l’entrée. Résultat, le seul endroit pour se mettre au sec  restait le festival. Toute la petite famille s’est donc retrouvée à déambuler dans allées. Et je tiens à tirer un grand coup de chapeau à mes quatre princesses, pas spécialement intéressées par l’événement et qui ont été d’une patience d’ange pendant que je m’arrêtais quasiment à chaque stand. Les pépettes n°1 et 2 ont vite trouvé leur compte chez les éditeurs jeunesse et ont eu droit à de belles dédicaces mais aucune n’a traîné les pieds après avoir eu ce qu’elle voulait. Et que dire de Charlotte, surnommée par sa mère « le bébé tout-terrain » qui est arrivée au festival endormie, qui s’est réveillée par la suite et n’a jamais montré le moindre signe d’énervement. Malgré le bruit, la chaleur, la foule, la poussette bousculée par des festivaliers pressés, elle a regardé ce qui se passait autour d’elle avec une sérénité bluffante, finissant même par déguster son biberon dans l’espace réservé aux enfants sans avoir pleurer un seul instant.


Une belle après-midi donc. Pour les filles, pépette n°1 a eu droit à une magnifique dédicace d’Emmanuelle Tchoukriel. Un poussin réalisé au Rotring qu’elle a déjà essayé de reproduire à la maison.







Pépette n°2 a jeté son dévolu sur un album de Zékéyé, un personnage qu’elle apprécie beaucoup. Nathalie Dieterlé lui a dessiné Zékéyé et son fidèle compagnon le crocodile qui apparaît dans la toute première histoire. Inutile de vous dire que la pépette était ravie. 









Et Charlotte a eu elle aussi droit à sa petite dédicace. Qui de mieux qu’Émilie pour cette grande première ? Domitille de Pressensé l’a gratifiée d’un joli dessin plein de tendresse dans un album qui n’a pas été choisi par hasard vu son titre…


De mon coté, j’ai commencé par acheté sur le stand de Phébus un ouvrage de Wilkie Collins dont Hélène a récemment dit beaucoup de bien. Puis je me suis rendu sur le stand des éditions Gallmeister pour rencontrer Lance Weller dont le roman Wilderness reste pour l’instant ce que j’ai lu de mieux cette année. Un charmant bonhomme qui, lorsque je me suis présenté, m’a affirmé, à ma grande surprise, que mon blog avait été un des premiers à parler de son livre et n’a cessé de me remercier. Je ne pouvais pas partir sans une dédicace, tant pis si j’ai déjà un exemplaire à la maison. Il y avait à coté de Lance Weller Pete Fromm avec lequel j’ai échangé quelques mots. Je suis en train de finir le dernier opus publié en France « Comment tout à commencé » qui est en fait son premier roman, c'était l'occasion rêvée. 

Après un détour sur le stand de mes chouchous Métalié où j’ai pu voir Arnaldur Indridason en pleine action, j’ai failli faire une pause chez Casterman pour récupérer une dédicace de Xavier Coste dont la biographie de Rimbaud en BD me tente beaucoup mais je n’ai pas voulu infliger une trop grande attente à mes princesses. Pour la même raison, je suis passé à coté de Mathias Enard sans m’arrêter alors que j’ai vraiment envie de découvrir son dernier roman et qu’une petite rencontre avec lui aurait été la cerise sur le gâteau. Pas grave, j’ai vu François Boucq à l’œuvre sur son album XIII Mystery et je dois reconnaître que c’est un dessinateur sacrément impressionnant.

Au final, deux heures intenses et très sympa qui ont ensoleillé une après-midi bien terne. Après tant d’effort, mes princesses ont eu droit à un kouign ammann au cœur de la cité malouine. Je leur devais bien ça !









lundi 20 mai 2013

Où je prête mon blog à un auteur pour qu’il y publie une nouvelle inédite (2)

Pour ceux qui arrivent là par hasard où qui ont raté l'épisode précédent, toutes les explications se trouvent ici.

Cette nouvelle a été publiée dans une version abrégée par le Courrier Picard le 11 septembre 2011. Roger m'a fourni la version intégrale que vous trouverez donc ci-dessous. Bonne lecture.


Enterrement de Pablo Neruda le 23 septembre 1973



Orphelins



Sa mère mourut en juillet. Foie pancréas, deux mois tout était dit. L’hôpital Nord rapatria son corps chez Jouvin le mardi. Elle fut incinérée le jeudi 12, telle était sa volonté. Pas mal d’amis vinrent de Paris. Il ne les connaissait pas tous mais tous l’embrassèrent. Quelques-uns, les plus âgés, avaient encore le regard perdu des exilés. 
Quand ce fut le moment, une femme qui travaillait avec sa mère à l’imprimerie trouva les mots pour dire à quel point Amanda Martinez était « une belle femme, lumineuse et généreuse. Et forte ». Puis son fils lut une lettre, le papier tremblait dans sa main. Par quelles voies mystérieuses sa mère l’avait-elle récupérée, des mois après ? Elle était de son père. Il disait sa foi inébranlable en la révolution et que son combat le dépassait. Il disait que son amour pour Amanda et pour son fils ne cesserait qu’avec la mort. Alors la voix de Victor Jara s’éleva : « Te requierdo, Amanda / La calle mojada / Corriendo a la fábrica… », « Je me souviens de toi, Amanda / La rue mouillée / Et toi courant à la fabrique / Où travaillait Manuel ». L’assistance écoutait silencieusement. Puis brusquement quelqu’un se leva, dressa le poing et lança par trois fois : « Compañera Amanda Martinez ! » et tous, poing levé : « ¡Presente! »

Il vint peu après ranger la maison. La voisine s’était occupée du chat. Les premiers jours, il traîna, accablé. Tout lui faisait mal. Elle avait fait agrandir la photo qu’il aimait de son père. C’était à l’enterrement de Pablo Neruda, le 3 octobre 1973. Allende était mort et la répression s’abattait sur le pays. Près de la voiture couverte de fleurs un homme marche. Veste de cuir noir. Une mèche lui tombe sur le front, une moustache lui barre le bas du visage. Noire. Et noirs aussi les yeux, qui ne cillent pas. Son père. Il avait perdu le souvenir de sa voix, de la vigueur de ses bras, de la chaleur de ses baisers mais ce regard-là, par-delà les années, il lui avait toujours semblé qu’il le reconnaissait.
Il se dit que peut-être il allait garder la maison. Après tout Beauvais n’était qu’à deux heures de Lille et, dans la trentaine, il éprouvait parfois le besoin de souffler. Bien sûr, en dix ans, les amitiés s’étaient éparpillées… Il remit la main sur des photos, réécouta des CD, feuilleta à nouveau des livres.
Le vendredi, enfin, il se décida. Il entra dans la chambre de sa mère. Tout était impeccable, tiré à quatre épingles, « J’ai fait le grand ménage », lui avait-elle dit en souriant. Elle avait même plié les draps et les couvertures. Elle savait qu’elle ne reviendrait pas. Dans la penderie il trouva les cartons qu’elle avait dits, « à jeter », « à donner », et quelques vestes et manteaux « qui pourraient trouver à faire plaisir ».
Les papiers étaient dans le bureau. Elle avait tout rangé dans des chemises de couleur : la maison, les assurances… L’autorisation provisoire de séjour (novembre 73). Quelques échanges de courrier avec l’OFPRA. La naturalisation en 81, lundi 13 juillet 81. Sur le livret de famille son père était porté « disparu ». Malgré ses demandes réitérées auprès de l’ambassade, elle n’avait jamais reçu d’avis de décès.
Et puis il y avait cette chemise au bistre passé sur laquelle figurait un prénom de lui inconnu, Pablo. Un papier jaunet plié en quatre, écorné et couvert d’auréoles. Il l’ouvrit. « Hospital de Talagante, Calle Balmaceda, 1458 Talagante, Chile. Tel. 57 44 252. » C’était un acte de naissance. 
« … Est né ce jour, à 19h, Martinez Pablo Joaquin, fils de Martinez Joaquin Salvador et de Sanchez Amanda Matilde, son épouse… » Il releva la tête, chercha quelque part où poser le regard. Il écarta le rideau, le soleil inondait la rue. Sur la place des gamins tapageurs jouaient au ballon. Il les regarda un moment puis revint à la feuille tachée qui n’avait pas quitté sa main. Elle portait la date du 10 juin 1973.
***
A Santiago, à l’aéroport Benitez, il prit un taxi. Quand il donna l’adresse, le chauffeur lui jeta un regard suspicieux : « Isla de Maipo ? On en a pour une bonne demi-heure à cette heure-ci ». Ricardo agita la tête : « De toute façon, ce sera plus rapide et plus agréable que l’autobus ». L’hiver tirait à sa fin, il faisait doux et le chauffeur roulait vitre baissée. Cette ville, il avait l’impression de la connaître mais c’était la première fois qu’il y venait. Sa mère avait tiré un trait et ne voulait plus entendre parler de tout ça, dont elle portait le deuil. Il ne l’avait jamais vue habillée autrement que de noir. Cette tiédeur, les bruits de la rue… Il s’endormit.
« Monsieur ! Monsieur !... Camino de canteras, on y est… - le chauffeur eut un petit rire sec – Je ne sais pas si les carrières sont toujours là mais je crois bien qu’on vous attend. »
Une vieille femme était assise sur une chaise, devant la maison. Elle scrutait le taxi avec inquiétude. Elle cherchait à deviner, derrière les vitres teintées, qui pouvait bien s’arrêter là, au 1512 Chemin des carrières, où nul ne s’était arrêté depuis si longtemps.
Il descendit. Le chauffeur mit les bagages à terre et démarra. Ils n’eurent rien à se dire. Ils se dévisagèrent. Ils se reconnurent.

Elle lui raconta peu à peu. Ils étaient partis le 14 au matin. Un ami de son père les avait pris en charge jusqu’à la montagne, sa mère et lui. Ils avaient juste deux sacs, quelques papiers, un livre. Un passeur les emmènerait jusqu’à Mendoza. Son père les rejoindrait avec Pablo dès que la situation le permettrait. Le bébé avait de la fièvre et il n’était pas prudent de l’embarquer dans un tel voyage. Ici, Rosa veillait sur lui. Un médecin habitait dans la rue, il lui donna les médicaments.
« Il se disait les choses les plus folles sur ce qui venait de se passer, tu sais. Ton père venait la nuit et puis il fut obligé de se cacher. » Très vite, elle cessa d’avoir de ses nouvelles. C’est seulement vers la fin octobre qu’elle apprit son arrestation. La jeep avait stoppé bruyamment. Le gradé entra le premier, suivi de deux soldats en armes. Il parla de menées subversives et de la nécessité de « remettre de l’ordre dans cette pétaudière communiste ». Le bébé se réveilla dans la chambre et se mit à pleurer… « Sur le moment, j’ai cru que Joaquin leur avait tout dit. Ils l’ont enroulé dans un drap, ils n’ont rien pris de ses habits, rien que ses médicaments. Ils m’ont assurée que là où ils l’emmenaient il ne manquerait de rien et que le soir même son père le verrait… »
Elle se mit à pleurer silencieusement. Les larmes inondaient ses joues. Ricardo appuya tendrement son front contre le sien, « Abuela ! Abuelita ! »
Elle avait fait des recherches toutes ces années. Le docteur Cordoba l’emmenait parfois à la ville. Elle courait les bureaux, rentrait sans rien. Le nom qu’elle donnait ne disait rien à personne. Il n’apparaissait dans aucun fichier, elle devait se tromper… Un jour, le curé lui parla de l’orphelinat des Sœurs de la Providence, à Valparaiso, « Demandez Sœur Cristina de ma part ». Elle s’y rendit en bus, passa plusieurs contrôles militaires. Elle fit à pied les deux kilomètres de la gare routière au centre ville. Elle finit par sonner, en milieu d’après-midi, à la porte de la grande bâtisse coloniale, Cabo Rodriguez Alfaro, 975. On la fit entrer dans un petit parloir. Entre deux crucifix trônait la photo du général. Elle attendit une dizaine de minutes avant que la sœur la reçoive. Un bonnet blanc recouvert d’un petit voile noir lui entourait le visage.
Tout de suite Rosa parla du Père Urribe. La sœur sourit, il était un ami de son père. Rosa commença par se perdre dans des considérations générales, la sœur la coupa : « Comment s’appelle-t-il, l’enfant que vous cherchez ? » Elle n’était pas la première. La sœur prenait des notes au fur et à mesure. Tous les détails pouvaient se révéler utiles : la taille, le poids, la couleur des yeux… Elle écrivait au crayon dans un petit carnet rouge. Elle demanda : « Vous auriez une photo de lui ? » « De lui, non. Mais de ses parents, oui. Et de son frère… Je n’en ai qu’une, si vous pouviez… » Pendant qu’elle était partie faire des photocopies, une jeune fille apporta du thé et deux petits gâteaux secs.
La religieuse lui laissa peu d’espoir, « C’est le Père Urribe qui vous recontactera si nos recherches aboutissent ou si nous trouvons la moindre piste. Ne perdez pas confiance ».

Plusieurs années s’écoulèrent. On était maintenant en 1984. Un matin frileux d’avril. Le Père Urribe frappa à la porte. Il sortit une enveloppe de sa soutane. Elle contenait une photo. Un jeune communiant en costume sombre et brassard blanc, agenouillé sur un prie-Dieu, cierge à la main. Il était de trois-quarts mais il tournait le visage. Rosa resta de longues minutes sans dire un mot. « Il est arrivé à l’orphelinat en septembre, il avait quelques mois d’après les notes de la sœur infirmière. Il a été enregistré sous le prénom d’Enrique. On l’a donné pour né le 15 mai », dit le Père Urribe. Rosa hocha plusieurs fois la tête. Elle se leva et ouvrit le tiroir du buffet. D’une enveloppe en kraft elle fit tomber des photos. Une vingtaine peut-être. Elle les fit glisser et en retourna une qu’elle posa à côté du communiant. Elle dit alors : « Joaquin avait dix ans ». Le gamin avait été pris devant la maison par un voisin, il souriait à l’objectif. Le Père Urribe en prit une dans chaque main, il les rapprocha, les écarta, les rapprocha à nouveau et les reposa en soupirant « C’est très troublant ». « C’est lui », dit simplement Rosa. 
Il avait été adopté en 1976, à l’âge de trois ans. Lui était avocat, elle était sans travail et le médecin avait été formel : jamais elle ne pourrait avoir d’enfant. Il s’appelait Enrique Alberti et il allait au collège Saint-Georges, à Vitacura, au nord-est de Santiago. Ses parents y habitaient, avenue Luis Pasteur, 350.
Vingt fois elle avait pris le bus et le métro. Elle avait passé des heures à le guetter. Une fois ils étaient sortis à pied, ses « parents » et lui. Elle les avait suivis. Ils étaient allés déjeuner dans un restaurant chic qui servait des fruits de mer. Ce devait être une occasion particulière. Ils étaient endimanchés et l’homme avait commandé un vin pétillant de France. Elle passa plusieurs fois devant eux. Ils avaient la cinquantaine et rien dans leurs manières n’était haïssable. Le garçon s’ennuyait avec discrétion. Un moment il leva les yeux, il s’était installé face à la fenêtre et son regard tomba dans celui de Rosa. Elle sentit quelque chose la remuer jusqu’à l’âme.

Il n’eut aucun mal à trouver, à deux pas de la Moneda, le 16, rue Santa Isabel. C’était un immeuble bas, quatre niveaux, avec des fleurs sur les balcons. Il appela par l’interphone, on ouvrit. Il monta. Juste en face de l’escalier la porte était entrouverte. Le jeune homme alluma le palier et lui tendit la main en souriant. Ricardo frissonna. « Ma femme revient, nous étions sans café… »
L’appartement était clair et meublé avec style. Du moderne assez design. Ils s’assirent dans des fauteuils de cuir rouge. « Excusez-moi de vous recevoir comme ça, dit l’homme, mais je m’absente toute la semaine… Vous êtes historien, c’est ça ? » Ricardo hésita et se contenta de répondre « C’est à peu près ça… » « Je n’ai pas bien compris au téléphone en quoi je pouvais vous être utile. Je suis graphiste et les choses de l’art n’ont pas grand-chose à voir avec l’histoire… » Il rit et, au moment précis où il rit, quelque chose d’imperceptible advint : il se passa la main dans les cheveux et les rejeta vers l’arrière. Ses yeux d’un noir sombre prirent un éclat si particulier que Ricardo en trembla. Son père avait le même tic. Il perdit toute contenance et commença à bredouiller.
A ce moment la clef tourna dans la serrure et la femme entra. Elle irradiait. « Laura… Monsieur Martinez, dont je t’ai parlé. » Quand elle lui serra la main avec entrain, il sentit son parfum délicat. « Alors je peux vous le proposer. Un petit café ? J’ai pensé aux croissants, ça vous dit ? » « Oh non, il ne fallait… » Elle avait déjà fait volte-face et poussait la porte de la cuisine.
Ricardo avait retrouvé son assurance : « Graphiste, c’est exactement ce que je cherchais. Figurez-vous que je travaille sur les photos de famille… Vous sauriez vieillir quelqu’un sur une photo ou le rajeunir ? » A nouveau Enrique se mit à rire : « Oh là là ! Je vous vois venir. Si c’est pour des faux papiers, ne comptez pas sur moi ». Ricardo sortit de son cartable une chemise à rabats. Il aligna sur la table des photos noir et blanc, de lui à différents âges, et deux en couleurs. « Je les ai sorties de l’album de famille », dit-il. « C’est votre mère ? » demanda Enrique. Ricardo hocha la tête, « Et Rosa, ma grand-mère, qui habite à Isla de Maipo… Vous ne remarquez rien ? »  
Enrique observait, vaguement intrigué, sans bien comprendre où il voulait en venir. Dans la cuisine, sa femme avait mis la radio, ces programmes bruyants du matin car il n’était pas dix heures. Elle apporta le plateau, le posa sur la table et s’approcha du guéridon où les photos s’étalaient. « Des photos de famille de M. Martinez », commenta son mari. Elle plissa l’œil comme on fait pour observer un détail et tout de suite pointa un des clichés : « C’est incroyable, chéri, on dirait toi ! » Elle désignait un jeune communiant en costume sombre agenouillé sur un prie-Dieu. « N’est-ce pas ? dit Ricardo. Mais regardez ceci : je trouve que c’est encore plus intrigant. »
Il posa sur le verre la photo de son père qu’il aimait entre toutes. La femme, interloquée, la prit, « Mais Enrique… » Elle faisait glisser sa main gauche de haut en bas, cachant progressivement chaque partie du visage, les cheveux, le front, les yeux, la moustache, le menton et dévisageant son mari, qui convint : « Oui, c’est sûr, il y a un petit quelque chose. Mais qui est-ce ? » Ricardo hésita une seconde : « Enrique, si je suis historien, ce n’est que de ma famille. Cet homme s’appelait Joaquin Salvador Martinez, il a disparu en octobre 1973. Cette photo est publique, il accompagne le cercueil de Pablo Neruda. »
Sa femme avait servi le café. « Ah, j’ai oublié les croissants ! » Elle retourna dans la cuisine.
Ricardo s’était arrêté. Enrique sortit de sa poche un paquet de Belmonts et lui en proposa une. Ils allèrent sur le balcon. La ville s’étirait paresseusement. Au clocher voisin dix heures sonnèrent. « Enrique… Cet homme est votre père… » L’autre tira nerveusement sur sa cigarette. « Ce n’est pas possible, j’ai tous mes papiers. J’étais orphelin quand les Sœurs m’ont recueilli… » Il aurait pu aussi bien le jeter dehors et oublier toutes ces conneries mais il restait là, à tirer comme un damné sur sa Belmonts dans le soleil montant. On était en septembre, le mardi 11, et le lendemain il devait partir dans le Sud négocier un contrat important à Punta Arenas. 
Ricardo passa son bras autour de son épaule. « Enrique, je suis venu vous annoncer une très triste nouvelle… » Il se tourna vers lui : « Maintenant, vous êtes orphelin… Maman est morte au début juillet… », dit-il en un souffle.
A ce moment la femme cria : « Venez vite voir, c’est terrible ce qui se passe ! » « Mais où ça ? » demanda son mari. « Aux Etats-Unis, je viens d’entendre à la radio. Il paraît que la télévision passe les images en boucle… » Ils rentrèrent précipitamment. Le poste grésilla. Ils aperçurent sur l’écran la vision incompréhensible d’un avion qui venait percuter une tour en plein New-York. Un immense panache de fumée blanche jaillit instantanément vers le haut de la tour, il s’irisa de flamboiements et vira au noir.
« Dieu de Dieu ! s’écria la femme, nous allons tous mourir !... » Debout devant la télévision, tous les trois se prirent les mains.




vendredi 17 mai 2013

Le temps de l’innocence - Edith Wharton

Au moment où le roman commence, l’aristocratie New Yorkaise se retrouve à l’opéra. Promis à un avenir brillant, fiancé à la belle May Welland, jeune fille élevée dans la plus pure tradition de la haute bourgeoisie, Newland Archer a tout pour être heureux. Mais lorsque ce soir-là il aperçoit dans une loge voisine la comtesse Olenska, une cousine de May de retour d’Europe après un divorce tonitruant, ses certitudes vacillent. Irrésistiblement attiré par cette femme sulfureuse, intelligente et cultivée, il va néanmoins se résigner à son mariage, se pliant au système de convention d’une société plus que jamais renfermée sur elle-même.

Le temps de l’innocence, c’est la peinture amère du vieux monde New Yorkais de la fin du XIXème siècle. Un monde aux principes rigides, composé de quelques familles richissimes et fermé à toute nouvelle influence. Des gens « nés dans une ornière d’où rien ne peut les tirer. » Dans cette atmosphère de caste, Ellen, femme brillante et libre qui a eu l’audace de quitter son mari, soulève la réprobation générale. Seul Newland l’admire et ne cesse de la défendre. Il sait pourtant que jamais leur attirance mutuelle ne pourra éclater au grand jour et qu’il doit, par tradition, se plier à cette discipline de tribu qu’il supporte de moins en moins.   

Bon, soyons clair, la découverte de ce célèbre roman, Prix Pulitzer 1921, aura pour moi été un long calvaire. Nous devions présenter cette lecture commune avec Marie le 15 avril (je la remercie d’ailleurs au passage pour sa patience et son indulgence alors que son billet était prêt depuis longtemps) et au final il m’aura fallu un mois de plus pour aller jusqu’au bout. En gros, je lisais chaque soir une quinzaine de pages avant de me coucher, impossible de faire plus. Mon petit somnifère à moi, quoi (et puis c’est quand même plus sain que de prendre un Lexomil). En fait tout m’a agacé chez ces bourgeois engoncés dans leurs certitudes d’un autre âge. Sans compter qu’il ne se passe strictement rien, à part les chastes rapprochements de Newland et d’Ellen qui pimentent quelques rares fois (et tout est relatif) une intrigue sans aucun relief. Je n’ai pas ressenti d’empathie pour les personnages et mon manque d’attention conjugué à mon manque d’intérêt a rendu difficile la distinction entre les trop nombreux protagonistes mis en scène. Question dialogues, les conversations de salon insipides foisonnent. Je n’ai retenu que cette remarque faite par Newland qui définit mieux que toute autre ce petit monde sentant la naphtaline à plein nez : « Chez nous, il n’y a ni personnalité, ni caractère, ni variété. Nous sommes ennuyeux à mourir. »

Que retenir de ce roman de mœurs soporifique ? Disons qu’avec May et Ellen, Newland navigue entre deux continents étrangers l’un à l’autre. Parti de l’un, il se dirige vers l’autre sans jamais parvenir à l’atteindre, rattrapé par la dignité d’un devoir conjugal qu’il se résout à honorer en dépit de ses aspirations à l’émancipation. Ça aurait pu être très beau, à la fois triste et bouleversant. Personnellement, j’ai juste trouvé que c’était très pénible…

   
Le temps de l’innocence d’Edith Wharton. J’ai lu, 2003. 308 pages. 6,90 euros.

Une lecture commune que j’ai le plaisir de partager avec Marie (c’est toujours un plaisir même si le charme n’a cette fois pas opéré de mon coté).

Les avis, tous très positifs voire enthousiastes de Lili GalipetteAthalie, Mango





jeudi 16 mai 2013

Une chanson pour l’oiseau - Margaret Wise Brown et Remy Charlip

L’oiseau est mort, les enfants ont trouvé son petit corps tout raide et tout froid. Bien sûr les enfants étaient tristes que l’oiseau soit mort mais ils étaient aussi contents de pouvoir s’occuper de lui en lui offrant une sépulture décente. Ils l’ont donc emporté dans le bois et ont creusé un trou dans la terre. Ils l’ont enveloppé dans des feuilles de vigne et l’ont posé dans le trou. Ensuite ils l’ont recouvert de fougère, de petites violettes blanches et de jonquilles. Puis ils ont chanté et pleuré avant de déposer sur sa tombe une pierre sur laquelle ils ont écrit : « ici repose un oiseau qui est mort. »

Un texte de 1938 qui fut illustré en 1958 par Remy Charlip. Décédée en 1952, Margaret Wise Brown n’aura jamais vu son histoire mise en images. Édité pour la première fois en France, cet album devenu un classique de la littérature jeunesse américaine est pour le moins surprenant. Par la modernité de son thème d’abord. L’évocation de la mort est empreinte d’une certaine justesse et ces enfants voulant organiser des funérailles comme les grandes personnes ont quelque chose de touchant. Par la simplicité de ces illustrations et de sa mise en page ensuite. Une vraie patine dans le trait et les couleurs de Charlip. Le coté suranné fait tout le sel de ce petit livre qui, contrairement à bien d’autres, ne galvaude pas le qualificatif de « vintage ». L’organisation de l’ouvrage est répétitive et fait se succéder des double-pages de texte et des doubles-pages illustrées totalement muettes.

Une vraie plongée dans le patrimoine de la littérature jeunesse mondiale. L’occasion de découvrir s’il en était encore besoin que si les choses ont bien changé en 75 ans, certains « vieux » albums possèdent aujourd’hui encore un incontestable charme.
 
Une chanson pour l’oiseau de Margaret Wise Brown et Remy Charlip. Didier jeunesse, 2013. 48 pages. 11,90 euros. A partir de 5 ans.

L'avis d'un autre endroit pour lire









mercredi 15 mai 2013

Terra Australis - Bollée et Nicloux

En 1787, l’Angleterre vient de perdre l’Amérique suite à la guerre d’indépendance et les geôles londoniennes débordent. Le roi George III et ses conseillers, souhaitant à la fois conquérir de nouvelles terres et faire de la place dans les prisons, décident d’expédier 1500 détenus vers la Terra Australis Incognita découverte par James Cook vingt ans plus tôt pour créer une nouvelle colonie. Soldats, bagnards et même quelques prisonnières embarquent sur onze navires pour une traversée de neuf mois. A 24 000 kilomètres de la perfide Albion, les premiers pas dans une anse soigneusement choisie et baptisée Sydney seront tout sauf une sinécure…  

Laurent-Frédéric Bollée et Philippe Nicloux prennent leur temps pour retracer la saga de ces pionniers envoyés sans états d'âme afin de peupler la future Australie. Ils relatent dans le détail la préparation de l’expédition, le périple en mer et l’installation définitive sur place. Entrelaçant les points de vue de nombreux protagonistes réels ou fictifs (Arthur Philipp, premier gouverneur de la colonie, Caesar l’ancien esclave ayant fui l’Amérique, John, orphelin condamné à la déportation alors qu’il n’avait que 9 ans ou encore Bennelong un aborigène capturé par les arrivants afin de lui enseigner leur langue et l’utiliser comme interprète auprès des populations locales), ils créent un véritable docu-fiction qui, bien que souffrant de quelques longueurs, s’avère dans l’ensemble passionnant.

Cet album est une brique, un pavé, que dis-je, un parpaing ! Pas simple de manipuler un tel objet-livre. Mais une fois trouvée la position de lecture idéale, on se laisse embarquer avec plaisir vers ce fascinant pays-continent qu'est l'Australie. Il y a forcément un coté un peu scolaire dans cette fresque historique foisonnante. Mais ce style didactique n’est pas gênant car l’équilibre entre la petite et la grande histoire est parfaitement trouvé. A mon goût les pages dédiées aux préparatifs et à la traversée occupent une place trop importante par rapport à l’installation sur place, mais cela reste un détail.

Niveau dessin, Philippe Nicloux s’est sans conteste lancé dans le projet le plus ambitieux de sa carrière. Quatre années auront été nécessaires pour réaliser l’ensemble. Son trait souple et nerveux est un régal de maîtrise. La majeure partie de l’album se déroulant dans des espaces sombres et confinés (prison ou bateau), le travail sur la lumière et « les éclairages » a demandé une minutie particulière. L’utilisation de nombreuses nuances de gris permet par ailleurs de jouer sur les différentes atmosphères, des rues mal famées de Londres au bush australien. Aussi incroyable que cela puisse paraître, toutes les planches ont été réalisées par ordinateur avec le logiciel Manga Studio. J’avoue je suis plus que bluffé par le résultat final !
  
Ambitieux, instructif et graphiquement imparable, Terra Australis est une incontestable réussite. Ce n’est certes pas un coup de cœur mais je dois reconnaître que des leçons d’histoire comme celle-là, j’en veux bien tous les jours.

PS : coup de chapeau en passant à l’éditeur qui a choisi de publier ce roman graphique d’un bloc plutôt que de le « découper » en cinq tomes de 100 pages. Évidemment, c’est un investissement pour le lecteur mais c’est toujours moins cher que cinq fois quinze euros.

Une lecture commune que j’ai une nouvelle fois le plaisir de partager avec Mo’. Décidément, on devient inséparables quand il s’agit de parler BD le mercredi. Et si je vous disais que l’on remet ça la semaine prochaine…
 

Terra Australis de Laurent-Frédéric Bollée et Philippe Nicloux. Glénat, 2013. 512 pages. 45 euros.










mardi 14 mai 2013

Où je parle un peu boulot...

Bon, puisque ce blog n’est pas que la fête du slip (même si le changement de nom temporaire pourrait laisser croire le contraire) on va causer un peu boulot. Je rédige ce billet à chaud suite à un coup de téléphone qui m’a légèrement agacé. Une partie non négligeable de mon travail consiste à animer un prix littéraire pour les élèves de CM2/6ème de mon département. C’est mon petit bébé à moi, créé il y a quelques années. Alors que la 5ème édition se termine, le succès est au rendez-vous puisque nous sommes passés de 500 à près de 1300 élèves participants. Je le dis d’autant plus facilement que je n’y suis pas pour grand chose, les vrais responsables de ce succès étant les enseignants qui permettent à ce prix d’exister et de grandir ainsi que les bénévoles de mon comité de sélection qui n’hésitent jamais à prendre le temps nécessaire pour choisir avec le plus grand sérieux les livres proposés aux élèves.

Une des caractéristiques de ce prix est de s’adresser aux « petits lecteurs », c'est-à-dire ces enfants qui n’ont pas de problèmes particuliers pour lire mais qui ne voient aucun intérêt dans cette activité. Le pari a donc été au départ de se dire : trouvons les livres qui vont leur faire comprendre que la lecture peut être un plaisir (oui, je sais, nous sommes de doux rêveurs…). Pour relever le défi, nous avons construit nos sélections à partir de critères simples : des livres récents, pour les 9-12 ans, de moins de 150 pages, abordant des thématiques très différentes et ne s’arrêtant à aucun genre et à aucun support. Nous avons dans notre sélection des romans mais aussi de la BD ou des albums jeunesse. Or, tous les lauréats depuis la création du prix sont des « livres d’images ».

Chaque année, en tant qu’organisateur, j’ai droit au même reproche de la part de certains enseignants : « Les livres de votre sélection ne sont pas sur un pied d’égalité puisque l’on sait très bien que les enfants vont toujours préférer l’album ou la BD » (sous-entendu : puisque les gamins d’aujourd’hui ne lisent plus et sont de grosses feignasses, ils vont choisir le livre le plus facile…). Soit. Encore faudrait-il que la BD soit une lecture facile mais c’est un autre problème. L’an dernier, une enseignante m’a fait ce reproche devant ses élèves alors que j’étais en train de leur annoncer le palmarès. Je les ai pris à témoin en leur demandant : « imaginez que nous ayons dans notre sélection une BD et 4 romans mais que la BD soit complètement nulle, sans aucun intérêt et dessinée avec les pieds. Est-ce que vous allez voter pour elle juste parce qu’il y a des images dedans ? » Il y a toujours un ou deux malins pour répondre « oui » mais la grande majorité a lancé un « non » franc et massif. Là-dessus, l’enseignante intervient pour dire : « mais de toute façon c’est impossible puisque si vous mettez une BD dans la sélection, c’est qu’elle est de qualité ! » Je me suis tourné vers elle en souriant : « ben voila, vous avez tout compris. Peu importe le genre ou le support, ce qui compte c’est la qualité du livre. »

Avec ce prix, je me fiche royalement du palmarès. Bien sûr il est important pour les enfants de voter et ils peuvent être fiers de leur choix. Mais moi ce qui m’intéresse c’est de provoquer une rencontre improbable et fructueuse entre un livre et un petit lecteur qui va tomber sous le charme. Et si pour ça il faut passer par le biais d’une BD, aucun problème. Rien de plus merveilleux que de recueillir des témoignages de documentalistes me disant que certains élèves de 5ème ayant participé l’année précédente viennent dès le mois de septembre au CDI pour découvrir la nouvelle sélection et demander s’ils pourront la lire. Les résultats parlent pour nous de toute façon puisque neuf enseignants sur dix ayant participé au prix souhaitent renouveler le projet.

Évidemment mon point de vue est discutable mais je serai toujours le premier à défendre la sélection de mon comité. L’an dernier, le grand gagnant (Les sales histoires de Félicien Moutarde) a fait jaser. Il a surpris par son coté irrévérencieux et politiquement incorrect mais les élèves ont adoré cet odieux bébé. Il y a deux ans, des parents ont refusé que leurs enfants lisent Le sauvage, un roman graphique assez violent aux illustrations parfois torturées et bourré de fautes d’orthographe (normal puisque c’est le journal intime d’un ado…). Inutile de vous dire que Le sauvage a gagné haut la main. Cette année, il me manque encore les votes de quelques classes mais il ne fait aucun doute que L’enfant cachée va remporter la 5ème édition. Quiconque a lu cette BD ne peut que reconnaître son indiscutable qualité. Et difficile d’imaginer que ce titre a été choisi pour sa facilité. Je vais me faire un plaisir d’annoncer ce résultat dans les classes dès la semaine prochaine, quitte à essuyer quelques remarques désagréables d’adultes n’ayant pas compris que l’aspect « prix littéraire » n’est qu’un prétexte pour amener les élèves vers la lecture.

Le pire, c’est que la sélection de la 6ème édition qui se profile risque de proposer à la fois une BD et un album jeunesse au milieu de trois romans. J’ai pas fini d’en entendre parler...



lundi 13 mai 2013

Où je prête mon blog à un auteur pour qu’il y publie une nouvelle inédite...

Un billet très particulier aujourd’hui puisque je prête mon blog à un auteur pour qu’il y publie une nouvelle inédite. Cet auteur, c’est Roger Wallet. Roger n’est pas n’importe qui pour moi puisqu’il a été mon patron pendant de nombreuses années et bien plus que cela encore. Un patron formidable qui, lorsque l’on rentrait dans son bureau pour lui exposer un projet ou une idée commençait toujours par vous répondre « c’est d’accord » avant de vous demander : « au fait, c’est quoi le projet ?» Grâce à lui j’ai vécu des moments magiques au cours d’ateliers d’écriture dans des classes, j’ai pu créer un prix littéraire pour des élèves de Cm2/6ème et faire venir pendant une semaine des ouistitis et des perroquets (vivants !) dans le hall de la médiathèque. Et puis c’est lui qui m’a fait découvrir Carver, Bobin et Michon. C’est pas rien.


Roger est un orfèvre de la nouvelle. Son crédo est celui des petites gens, de ces vies minuscules mises en lumière avec sensibilité (Carver et Michon, encore). Son premier roman, Portraits d’automne, paru au Dilettant en 1999 et réédité en poche (Folio) lui a valu les éloges de la critique et un passage dans l’émission Apostrophes de Bernard Pivot. Tout ce que j’ai perdu m’appartient (éd. du petit véhicule) reste mon recueil de nouvelles préféré.
Il m’a confié deux nouvelles à publier sur ce blog. Autant vous dire que je n’en suis pas peu fier. La première est très courte, vous pouvez la découvrir ci-dessous. La seconde, beaucoup plus longue, sera mise en ligne la semaine prochaine. J’espère que vous prendrez le temps de les découvrir. Il me semble que ça en vaut la peine...




La foudre, Volodia

Voilà. Je dirai simplement les choses, comme elles se sont passées. Pas de trémolos dans la voix ni de grandes orgues. Rien que la lueur du matin qui, ce jour-là, découpait autrement l'horizon. On ne peut s'y préparer, on ne peut s'en protéger. Rien d'autre que prier que cela n'arrive pas. Jamais. Quand la chose est arrivée – dans notre langue on dit le coup de foudre (udar groma) mais l'expression signifie autre chose pour vous – quand c'est arrivé, j'ai été désigné pour faire partie de la première équipe. Il neigeait tous les jours et la plaine autour de la centrale était une page blanche sur laquelle, interminablement, les chenilles réécrivaient leurs hiéroglyphes. De toutes ces années, nous n'avions rien fait d'autre que de surveiller, la centrale, les environs, les terroristes surtout. À l'atelier, nous bichonnions les engins. Nous avions des consignes très strictes pour tous les cas de figure mais celui-là, personne ne l'avait sérieusement envisagé. Lors de la construction, la zone avait été vidée de tous ses habitants, à cause des secrets militaires, le Kremlin était un peu paranoïaque là-dessus. Il n'était resté que Vladimir et sa femme. Ils n'avaient plus d'âge. Je les avais toujours connus ici, dans leur baraque minable et sans confort. Ils vivaient comme dans le temps. Quand on a construit la centrale, ils ont été les seuls à refuser de partir à la ville. Lui, Vladimir, il était quelqu'un ! Je ne connais pas très bien l'histoire mais à Stalingrad il avait eu un comportement héroïque. Depuis, il boitait et on lui fichait la paix. 
Là, tout est allé si vite après l'explosion… Je suis venu lui dire On a reçu des ordres, Volodia. Tu as une heure, pas plus. En attendant, le docteur a donné ces cachets. Je repasse vous prendre. Sa femme a posé la main sur son épaule, elle pleurait presque. Mais les personnes âgées ont reçu tellement de coups dans leur vie que les mots leur sont rentrés dans la gorge et les larmes dans les yeux. Volodia a simplement secoué la tête, Je crois qu'on va rester, petit, a-t-il dit. Il y avait de la tendresse entre nous, il m'avait connu gamin, il m'appelait petit et moi, je l'appelais Volodia.
Quand je suis repassé, il avait fait le plus dur : il avait étranglé sa femme de ses propres mains. Il lui avait mis un bouquet, trois fleurs, entre les doigts. Il a dit Aide-moi, petit. Il avait serré la corde autour du cou mais le plafond était bas. Alors je l'ai saisi à la taille et brusquement j'ai tiré de toutes mes forces en chialant comme un môme.

Roger Wallet





samedi 11 mai 2013

Coup de sang - Enrique Serna

« Peut-on être libre quand on est esclave de sa verge ? »

Le mexicain Bulmaro sait que c’est impossible. Il n’hésite d’ailleurs pas à apostropher le « ravisseur de sa volonté » : « Comme ça, au repos, on dirait un gentil mouflet obéissant, mais je te connais bien. Comme tous les gosses, tu es un tyran en puissance, à la moindre négligence tu fais un coup d’état. Dès que tu vois passer un joli cul dans la rue, tu te mets à hurler des ordres comme un adjudant : peloton, garde à vous ! Au pas de course jusqu’au précipice ! » A cause de cet adjudant autoritaire, Bulmaro a quitté Veracruz, sa femme et ses enfants, pour suivre à Barcelone une chanteuse de salsa au corps de rêve. Et même si elle lui en fait voir de toutes les couleurs, le traite comme un chien (« A force de se laisser insulter et maltraiter, son amour-propre était devenu insensible comme le bras d’un junkie »), il suffit qu’il s’installe entre ses cuisses pour tout oublier et perdre la raison.  

Ferran, lui, a un autre problème lié au sexe. Incapable de tenir une érection depuis une expérience catastrophique à l’adolescence, ce barcelonais de 47 ans est toujours puceau. Mais grâce au Viagra, Ferran semble avoir enfin réglé son problème d’impuissance. Il multiplie les conquêtes et cherche à évacuer des années de rancœur et de frustration. Peu à peu, sa nouvelle réputation de « bon coup » lui monte à la tête. Il constate, « baise après baise, la progressive bouffissure de [son] orgueil, un orgueil obèse qui débordait de tout [son] corps. » Plus dure sera la chute…

Juan Luis l’argentin est quant à lui un acteur porno en fin de carrière, célèbre pour pouvoir commander son érection par la simple force de son esprit. Avec lui, jamais de défaillance, jamais de coupe au montage, on peut tourner chaque scène en un seul plan. Débarqué à Barcelone pour tourner une série de films devant lui rapporter gros, il rencontre une jeune étudiante dont il tombe fou amoureux. Épris pour la première fois de sa vie, il constate penaud qu’il ne peut plus honorer d’autres femmes que sa chère et tendre. Une situation impensable, invivable, qui finira par le conduire à l’asile… 

Ces trois-là vont se croiser, se fréquenter de plus ou moins près. Trois caricatures du macho latin dans toute sa splendeur. Ces quarantenaires se voient en pleine action en lion ou en taureau. Ferran compare ses prouesses au lit à la « fougue d’un lancier médiéval mettant à sac une cité sarrasine. » Des hommes bien faibles finalement. Enrique Serna s’est à l’évidence beaucoup amusé à tricoter cette étude de mœurs où seule la mégalomanie sexuelle semble régir les existences. Entre comédie, tragédie et vaudeville, il n’épargne personne, les femmes en prenant aussi pour leur grade, de la cougar décomplexée à l’étudiante coincée en passant par la chanteuse de cabaret aussi vaniteuse qu’égocentrique.

Un roman corrosif et génialement pathétique qui met en scène la révolution existentielle vécue par des machos atrabilaires incapables de contrôler leurs pulsions. Je me suis régalé, même si j’espère ne jamais finir comme eux lorsque la quarantaine viendra frapper à ma porte, quitte à engager une lutte sans merci avec le tyran en puissance qui risque de vouloir prendre le pouvoir...

 Leiloona se demandait récemment si certains romans peuvent être sexués. Il me semble que celui-là s’adresse clairement à la gente masculine. D’ailleurs j’aimerais beaucoup découvrir un avis féminin sur ce titre, même si je doute qu’il soit enthousiaste. Si le cœur vous en dit, c’est avec plaisir que je ferais de mon exemplaire un livre voyageur. 

Coup de sang, d’Enrique Serna. Métailié, 2013. 335 pages. 20 euros. 

jeudi 9 mai 2013

Liebster award 3 et 4 : le retour de la revanche


Re-rebelotte. Après Syl et Sophie / Hérisson, c’est au tour de Mo’ et de Philisine Cave de me décerner un Liebster award. Trop gentilles… 

Le principe reste le même : écrire 11 révélations sur moi, répondre aux 11 questions que l’on me pose, créer à mon tour 11 questions et les poser à 11 personnes.
Concernant les 11 révélations, j’ai tout donné ici donc je n’y reviens pas. Concernant les 11 questions à créer et les 11 copains/copines à désigner, je passe aussi mon tour, pas le courage. Reste donc les 11 questions de mes tagueuses. 22 réponses à donner, donc (vous suivez j’espère) et j’avoue que c’est pas du facile-facile…

Les questions de Mo’

1. Que pensez-vous de cette citation de L’Entrevue (M. Fior) : « Que serions-nous s’il ne nous restait même pas les rêves ? »
On serait sacrément déprimés je crois…

2. Et de Formose (Li-Chin LIN) : « Les enseignants les plus appréciés étaient ceux qui nous aidaient à avoir de bonnes notes en nous donnant des astuces. Pas ceux qui nous encourageaient à penser » ?
Je crois que qu’il faut un peu des deux. La sentence du diplôme est devenue tellement importante que les conseils méthodologiques sont toujours bienvenus. Mais le prof qui t’encourage à penser, c’est quand même pas rien. Sans oublier que selon moi l’enseignant doit aussi être un passeur culturel, c’est un aspect fondamental du métier (surtout pour les profs doc).

3. Et une dernière des Ignorants (E. Davodeau et R. Leroy) : « Pourquoi un livre rencontre ou pas ses lecteurs ? Qu’est-ce qui fait la valeur d’un auteur ? »
Pourquoi un livre rencontre ou pas ses lecteurs, c’est une vaste question. Heureusement d’ailleurs qu’il n’y a pas qu’une seule réponse sinon tout le monde ferait le même livre. Après, la valeur d’un auteur, c’est super subjectif. Pour moi, il y a deux choses fondamentales : la musicalité de son écriture (c’est valable pour le dessin) et le rapport au monde qu'il construit en fonction de ses humeurs, ses envies et son vécu. C'est cette alchimie qui fait pour moi la valeur d'un auteur.

4. C’est la journée mondiale du Livre voyageur. Tu t’es inscrit pour participer à l’opération « Passes ton livre à ton voisin ». Tu devras donc déposer un livre de ton choix dans un lieu public pour qu’un inconnu l’emporte, le découvre et le remette dans le circuit des livres voyageurs par la suite. Quel livre choisis-tu et dans quel lieu le déposes-tu ?
Je crois que choisirais La conjuration des imbéciles parce que  le personnage d’Ignatius Reilly gagne à être connu. Et puis je laisserais bien traîner ce livre dans un stade de foot, dans la tribune réservée aux ultras par exemple, en espérant qu’ils ne prennent pas le titre pour eux (quoique…).

5. Un de tes amis souhaite suivre davantage l’actualité littéraire. Quel webzine lui conseillerais-tu ?
Pour moi il n’y a rien de mieux que www.livreshebdo.fr. Il y a une grosse partie réservée aux abonnés mais quelques articles peuvent aussi être consultés gratuitement

6. Tu te réveilles un matin et constates rapidement qu’Internet n’existe plus. Toutes les radios relayent l’information. C’est un fait : Internet n’existe plus et rien ne le remplacera. Qu’est-ce qui te manquera le plus ?
Ben toi. Comment on ferait pour causer sans internet ? Y a bien le téléphone mais je suis pas fan. Ce serait dur dur…

7. Lors d’un Festival du livre, tu fais la queue pour rencontrer un auteur. Dans la file d’à-côté, un festivalier s’adresse à toi. Vous sympathisez. Il te parle de son dernier coup de cœur et d’une chronique qu’il a lue sur internet et avec laquelle il n’est pas d’accord. En investiguant, tu comprends que ladite chronique incendiaire est celle que tu as mise en ligne. Que fais-tu ? Te dénonces-tu comme l’auteur de cet écrit ou le laisses-tu parler et te dénigrer ?
Bien sûr que je me dénonce. J’écris pas de chroniques incendiaires mais si je le faisais j’espère qu’elles seraient argumentées donc à priori j’aurais de quoi répondre à ce festivalier dénigreur…

8. Un auteur te contacte car il aimerait que tu présentes son dernier ouvrage. En suivant le lien qu’il te donne pour accéder à son site, tu constates que tu n’apprécies ni son style, ni la teneur de ses propos. Avec diplomatie, tu le recontactes en lui expliquant que tu ne souhaites pas t’engager dans ce projet de partenariat. Il t’insulte, te trouve intolérant… Que lui réponds-tu ?
Je réponds rien du tout. Silence radio, c’est la meilleure des réponses dans un cas comme celui-là.

9. Suite à un accident, tes deux bras sont plâtrés pour deux mois. Te voilà en arrêt, incapable de travailler et avec un boulevard de temps libre pour les semaines à venir. Le problème, c’est que tu ne peux rien attraper seul. Adieu lectures ou as-tu un stratagème pour contourner cette difficulté ?
On peut être vulgaire, dis, on peut ? Alors si je n’ai plus l’usage de mes bras et que je devais tourner les pages d’un livre, je crois que j’essaierais avec ma b… Ok, je vois pas bien techniquement comment je m’y prendrais mais au moins ça occuperait mon temps libre d’essayer de trouver une solution.

10. Envie de sensations fortes ? Dans quel lieu atypique tenterais-tu une heure de lecture ?
Aucune idée. Pas en hauteur parce que j’ai le vertige. A la limite sous l’eau si c’était possible.

11. De quel conte d’enfant aimerais-tu être le héros ?
J’aimerais bien être Le chat Botté. Entre celui de Perrault et celui de Nancy Pena, c'est un personnage d'une grande richesse.

Les questions de Philisine

1-Si tu étais un mot ?
Eh ben, il commence bien ton questionnaire ! Si j’étais un mot,  je dirais « délectation ». Ça renvoie au plaisir, au ravissement, à la volupté… tout ce que j’aime. 

2- Si tu étais un événement ?
Un concours de tee-shirt mouillés sur une plage de Miami, ça me paraît pas mal comme événement important.

3- Si tu étais une image ?

© Crumb


4- Si tu étais une fleur ?
Je dirais le muguet parce que j’aime bien ses clochettes. Maintenant, sucer sa tige rend malade et j’avoue que ça me pose un vrai problème…

5- Si tu étais un mensonge ? Une couleur ?
Oui, je me suis permis de changer la question (je fais un peu comme chez moi) parce que sache que je ne mens jamais et qu’il m’est donc impossible d’imaginer être un mensonge. Bref, si j’étais une couleur je serais le bleu picard. Comment ça tu ne connais pas le bleu picard ? C’est une couleur obtenue grâce à la waide, une plante cultivée au Moyen-âge permettant de produire un magnifique pigment bleu. On appelle cette plante « l’or bleu de la Picardie » (c’était ma petite minute culturelle, il faut bien que j’essaie de remonter le niveau par rapport à mes autres réponses, surtout la précédente…)

6- Si tu étais un pays ?
Un pays qui me ressemble, tu veux dire ? Disons l’Islande. Des gens solitaires et taciturnes, beaucoup de silence, une météo changeante, une terre glaciale et  bouillonnante, c’est tout moi ça.

7- Si tu étais une idée ?
Je serais l'idée géniale qu'a eu Gutenberg avec l'imprimerie. La plus importante invention dans l'histoire de l'humanité selon moi.

8- Si tu étais un texte ?
Je dirais l’Étranger de Camus. Ce texte m’a fasciné. A tel point que je rêvais d’être dans la même pièce que lui au moment où il a écrit cette fameuse première phrase. Je me voyais me pencher par dessus son épaule pour voir les mots apparaître : « Aujourd'hui maman est morte. » 

9 - Si tu étais un objet ? 
Un serre-livre, juste pour passer tout mon temps dans une bibliothèque.

10- Qui t'a donné l'envie de bloguer ?
Pas qui mais quoi. A force de lire et de ne trouver personne à qui parler de ces lectures dans mon entourage je me suis dit qu’il fallait élargir mon horizon. Et quoi de mieux qu'un blog ?

11-Quelle empreinte veux-tu laisser ?
J’aime bien laisser mes empreintes de pas dans la neige. C’est joli mais c’est temporaire, c’est une petite trace qui ne fait que passer et dont pas grand monde ne se souviendra longtemps, ça me convient parfaitement.