mardi 1 septembre 2015

Le premier mardi c'est permis (40) : Désirs d'évasions

Avouez que le titre est parfait pour un jour de rentrée, non ? Avec ce recueil de nouvelles coquines destination le Maroc, le Brésil, la Russie, les États-Unis, le Japon et l’Écosse. La diversité n’est pas que géographique, les situations sont elles aussi très variées.

La première nouvelle permet de commencer le voyage en douceur avec une aventure plutôt sage se terminant dans un hôtel de Fes (un nom de ville parfaite pour mettre en scène une rencontre « épicée » !). On enchaîne dans un registre beaucoup plus délirant et sarcastique avec une histoire de vengeance pas piquée des hannetons (où l’on découvre par ailleurs qu’une amante brésilienne peut avoir la rancune tenace).  La nouvelle moscovite est celle qui a le plus titillé mon imagination, je l’avoue (un cinq à sept improvisé avec une russe sculpturale assise à coté de moi dans un terminal d’aéroport, ça ne m’arrivera évidemment jamais mais j’ai le droit rêver après tout), alors que la mésaventure d’un routard traversant les USA d’Est en Ouest m’a laissé de marbre. Le séjour express et mouvementé d’une jeune française dans le cadre d’un jeu de téléréalité au Japon m’a paru trop tarabiscoté et peu crédible, même si les scènes « d’action » méritent le coup d’œil. Quant à la dernière se déroulant dans un château hanté écossais, c’est clairement la plus construite, la plus romanesque, la plus drôle et la plus jolie plume, ma préférée quoi !

Franchement ce recueil a constitué une lecture légère bienvenue après ma plongée dans les émeutes de Los Angeles, le drame des migrants ou encore la tête d’une petite barbare. Six nouvelles à prendre pour ce qu’elles sont, des histoires coquines et divertissantes, ni plus ni moins. Et c’était ce qu’il me fallait à la veille de la rentrée.

Désirs d’évasions (collectif). Collection Paulette, 2015. 60 pages. 3,99 euros (epub)

Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Sarah











lundi 31 août 2015

La petite barbare - Astrid Manfredi

« Je suis née du mauvais coté, là où rien ne passe, pas même la police. Ce n’est pas un cliché, c’est la vérité. On ne s’en sortira pas, ils auront beau faire leurs lois les unes sur les autres, aucune ne viendra perturber la détermination de la tragédie. »

La petite barbare est une fleur de béton qui a poussé de traviole, entre les barres d’une cité-ghetto. Père au chômage, mère au foyer trouvant quelques ménages à faire de temps en temps. Une enfance sans une pointe de tendresse et d’affection. Les huissiers qui débarquent, le conflit permanent avec les parents, ce corps qui change avec l’âge et devient sa plus belle richesse. Un corps qu’elle va utiliser pour obtenir tout ce qu’elle souhaite, plumer les gosses de riches dans les boîtes de nuit parisiennes et dépenser sans compter afin de renouveler la garde robe affriolante qui attirera les hommes comme des mouches. Aucun état d’âme, jamais. A quoi bon…

Aujourd’hui elle raconte son parcours derrière les murs d’une prison. Esba, l’ami de toujours, l’a entraînée trop loin. Elle a servi d’appât, a ferré un joli poisson qui aurait dû leur permettre de toucher le jackpot. Mais le poisson n’a pas survécu et on l’a accusée de complicité pour avoir  détourné les yeux devant l’irréparable.

Elle a vingt ans et la rage au ventre. Lucide, sans remords, avec un effrayant sang-froid, elle décrit l’engrenage qui l’a amenée jusque-là. Comme une évidence. Implacable. Sa voix scande des phrases chocs, fait naître des images qui s’impriment sur la rétine. Ses mots ont la beauté sauvage de cris venus du cœur. Elle assume, oui, ne comptez pas sur elle pour s’excuser ou pleurer sur son sort. Bientôt elle sera dehors et alors, pense-t-elle, sa vie pourra enfin commencer.

Le récit, clairement inspiré de la trajectoire du gang des barbares du tristement célèbre Youssouf Fofana, est glaçant de réalisme, profondément dérangeant, et pourra choquer les âmes sensibles. Ce premier roman culotté mettant en scène un personnage qui ne s’oublie pas est une jolie réussite même si, pour moi, il a des airs de déjà vu/déjà lu. La cité-ghetto et ses enfants perdus, bien d’autres ont déjà abordé le sujet et je ne vois pas ici de réelle valeur ajoutée par rapport à ce qu’a pu en dire l’incandescent Rachid Djaidani par exemple.

Pas une déception à proprement parler car je suis toujours ravi de découvrir une jeune auteure qui se lance en prenant des risques et en sortant des sentiers battus, mais pas de quoi s'enthousiasmer totalement non plus selon moi. A vous de voir...

La petite barbare d’Astrid Manfredi. Belfond, 2015. 154 pages. 15,00 euros.


Une lecture commune que j'ai une fois de plus le plaisir de partager avec Philisine (on ne se quitte plus !).

Les avis de Canel, L'irrégulière, LaureNoukette, Séverine






samedi 29 août 2015

Les échoués - Pascal Manoukian

« Trois choses importent quand on est clandestin. Conserver de bonnes dents pour se nourrir de tout, avoir des pieds en bon état pour être toujours en mouvement, se protéger du froid et de la pluie pour rester vivant. Le reste est superflu. La propreté, l’estime de soi, l’apparence, le confort, il faut savoir renoncer à tout. »

La France du début des années 90. Virgil le moldave, Assan le somalien et Chanchal le bangladais viennent d’y débarquer. Après un périple infernal en camion, en bateau ou à pied, après avoir fui la guerre ou la misère, après avoir bravé le froid, la faim, la soif, après avoir subi de terribles sévices physiques et psychologiques et après s’être ruinés ou endettés à un point inimaginable, ils sont enfin arrivés à bon port.

Leur pays d’accueil n’est pas pour autant l’eldorado espéré. Sans papiers et sans soutien, ils doivent se débrouiller seuls avec des marchands de sommeil et des esclavagistes des temps modernes tirant profit de leur situation précaire. Le croisement de leurs trois destins se déploie au fil d’un texte débordant d’humanité. Le récit ne cache rien du parcours terrible et des difficultés rencontrées par ces échoués, « étrangers et anonymes, sans millésime ni origine, telle une bouteille à l’étiquette arrachée ». Des hommes transparents, obligés de vivre loin des lumières, à la marge, sans protection. Reporter de guerre connaissant parfaitement son sujet, Pascal Manoukian n’abrutit pas le lecteur sous les données statistiques. Le prisme de la fiction lui permet de distiller des informations documentées et ultraréalistes sur le drame des sans papiers en gardant à distance la froideur clinique de chiffres abstraits.

Virgil, Assan et Chanchal vont se serrer les coudes, partager ensemble les drames, les petites joies et les grandes souffrances du quotidien. Derrière le masque anonyme du clandestin bat le cœur d’un homme comme les autres, une évidence qu’il est parfois bon de rappeler.

Un premier roman malheureusement d'actualité. L’alternance entre les scènes d’une épouvantable dureté et les moments de grâce donne au propos une ampleur et un souffle inattendus. L’empathie pour les personnages coule naturellement au fil des pages de cette ode à l’altruisme où, dans les dernières lignes, l’idée de sacrifice prend son sens le plus absolu. Bouleversant et indispensable à l’heure où le désespoir pousse des milliers de clandestins à prendre tous les risques, quitte à mourir noyé après un naufrage en méditerranée ou étouffé dans la remorque d'un camion abandonné sur l'autoroute. Parce que ce qu'il y a de pire chez nous sera toujours mieux que ce qu'il y a de meilleur chez eux...

Les échoués de Pascal Manoukian. Don Quichotte, 2015. 300 pages. 18,90 euros.


Les avis de Jostein et Mirontaine





vendredi 28 août 2015

Six jours - Ryan Gattis

Je me souviens parfaitement des émeutes de Los Angeles en 1992. J’avais 17 ans et traversais la période la plus instable de mon existence, me réveillant souvent sur un canapé inconnu puant la bière et le tabac froid, sur une plage tout aussi inconnue sans me rappeler le trajet qui m’y avait amené ou encore dans un champ de blé (les copains avaient eu un mal fou à me retrouver ce jour-là…) avec les cheveux collés par mon vomi, les vêtements en lambeaux et une haleine de poney mort. La belle vie quoi, libre et insouciante. Pour moi, ces émeutes étaient l’expression d’un mouvement politique et social qui allait enfin faire avancer les droits des noirs aux Etats-Unis. Une révolution violente mais légitime pour mettre fin à toutes les formes de discrimination. Ok, ma vision des événements était simpliste, aussi naïve que stupide, j’en conviens, mais il ne fallait pas trop m’en demander à l’époque (et même encore aujourd’hui…).

Alors non, ces émeutes n’avaient rien d’une révolution sociale en marche, elles n’ont pas fait avancer les choses et ont surtout mis à feu et à sang une mégalopole devenue hors de contrôle en à peine quelques heures. Ryan Gattis le démontre avec un brio incroyable et une froideur mécanique dans ce roman choral à la puissance renversante.

« Le monde dans lequel on habite est complètement sens dessus dessous, là. Le haut en bas. Le bas en haut. Le mal est le putain de bien. Et les badges veulent plus rien dire. Vu qu’aujourd’hui la ville appartient pas aux flics. C’est à nous qu’elle appartient. »

Du 29 avril au 4 mai 1992, suite à l’acquittement des policiers ayant battu à mort Rodney King, la ville de Los Angeles sombra dans le chaos. Le roman suit dix-sept personnes pendant ses six jours. Membres de gangs hispaniques, pompiers, infirmières, dealers… tous prennent la parole à tour de rôle et racontent, dans une langue vivante et rythmée, comment ils ont été emportés par un tourbillon de violence et de sauvagerie, comment certains ont profité de la situation pour régler leurs comptes en tout impunité, tandis que d’autres cherchaient au contraire à sauver des vies.

A partir du massacre d’un innocent au cours des premières heures des émeutes, Ryan Gattis tisse un canevas implacable, plongeant le lecteur dans une Amérique à l'abandon et montrant ce qui se passe quand les lois n’ont plus cours et que les secours d’urgence ne peuvent intervenir dans une ville de plus de 3,5 millions d’habitants assiégée par sa propre population. Ce meurtre sera le point de départ d’une cascade d’événements tragiques où chacun à sa manière va connaître une vertigineuse descente aux enfers. En creux se dresse le portrait fascinant d’une ville mosaïque, poudrière en perpétuel sursis ayant vécu pendant ces six jours la plus dévastatrice éruption urbaine de l’histoire des États-Unis (11 000 arrestations, 2 300 blessés, 11 000 incendies volontaires et plus de 60 morts).  

Romanesque, violent, documenté et réaliste, ce récit nerveux et tendu rappelle s’il en était encore besoin que face à la paupérisation galopante et la perte de tout espoir en l’avenir, une étincelle suffit pour provoquer un embrasement incontrôlable. Un premier roman magistral et terrifiant !

Six jours de Ryan Gattis. Fayard, 2015. 430 pages. 24,00 euros.




jeudi 27 août 2015

Une forêt d’arbres creux - Antoine Choplin

République Tchèque, 1941. Bedrich Fritta est déporté au camp-ghetto de Terezin avec sa femme et son fils qui n’a pas encore un an. Caricaturiste au journal Simplicus, il est désigné pour diriger un service de dessin technique chargé, entre autres, de dresser les plans et « l’esthétique » d’un futur crématorium. Difficile pour lui et les prisonniers sous ses ordres d’imaginer un bâtiment ayant une si funeste vocation. Difficile aussi d’échapper à la culpabilité les tenaillant face à un projet qui, quelque part, les associe à la plus innommable « ambition » du Reich.

Chaque nuit, le groupe de dessinateurs se retrouve en toute clandestinité pour « peindre un peu de la vérité de Terezin », librement et sans consigne. Les œuvres d’art ainsi créées le soir venu offrent un espace de liberté salvateur pour oublier l’horreur, la faim, l’angoisse et la maladie. Une forme de résistance aussi risquée qu’indispensable qui, si elle venait à être découverte, condamnerait ces hommes et leurs familles à une mort certaine.

Antoine Choplin retrace le parcours authentique et tragique d’un artiste emporté par le tourbillon de l’Histoire. Comme toujours, il s’emploie à montrer l’importance de l’art face au chaos, à l’inhumanité et à la destruction. Et comme toujours, il le fait en finesse, avec l’humilité et la délicatesse qui le caractérisent. A chaque fois que je me plonge dans l’un de ses livres, son écriture me séduit par sa modestie, son absence d’emphase. Aller à l’essentiel, être sur l’os, au plus près de l’émotion. Toucher au cœur sans avoir besoin d’en rajouter, dérouler une histoire qui se suffit à elle-même en toute simplicité. Ne cherchez pas ici d’effets de manche, ne vous attendez pas à en prendre plein la vue, la modestie ne s’embarrasse pas de lyrisme et d’afféterie.

Impossible pour moi de ne pas comparer ce texte au « Charlotte » de Foenkinos porté aux nues l’an dernier et qui m’avait tant agacé. Dans « Charlotte », j’avais l’impression de parcourir la prose d’un auteur se regardant écrire pour un résultat d’une platitude affligeante. Avec Choplin, l’écrivain s’efface derrière son récit, il reste en permanence à son service sans tirer la couverture à lui. Question de modestie sans doute.

Tout ça pour vous dire qu’une fois de plus cet auteur aussi rare que précieux signe un texte fort et poignant avec la patte qui le caractérise. Si comme moi vous avez aimé « Le radeau », « La nuit tombée », « Les gouffres » ou « L’incendie », vous pouvez foncer les yeux fermés.

Une forêt d’arbres creux d’Antoine Choplin. La fosse aux ours, 2015. 116 pages. 16,00 euros.


Une lecture commune que j'ai l'immense plaisir de partager avec Noukette et Philisine

Les avis de Jostein et Choco.



mercredi 26 août 2015

Légendes de la Garde : Baldwin le brave et autres contes

Il était une fois un village souris cerné par trois redoutables prédateurs, un faucon, un serpent et un crabe, dont les habitants furent sauvés par un tisserand à l’ingéniosité et au courage sans limite. « Le rusé tisserand » ouvre ce recueil de contes dans lequel on trouvera également, entre autres, l’histoire du brave Baldwin, celle de la plus belle des souris dont aucun mâle ne semblait digne ou encore la légende du domaine de Seyan, lieu où reposent les âmes des guerriers les plus héroïques et dans lequel fut acceptée la pauvre cuisinière Alma grâce à son sens du sacrifice.


Quel plaisir de retrouver l’univers médiéval des « Légendes de la Garde » ! Parenthèse par rapport à la série d’origine, ce volume regroupe six contes représentatifs du folklore d’une communauté perpétuellement menacée par de nombreux ennemis toujours supérieurs en taille. Témérité, humilité, amour et générosité sont au cœur de chaque histoire racontée par un adulte à un souriceau. Autant de qualités indispensables à l’éducation des héros de demain !

David Petersen a inséré dans ces contes des personnages et des allusions qui parleront aux fans de la première heure, mais les nouveaux lecteurs pourront sans problème se lancer dans ces histoires courtes et y trouver leur compte. Un numéro d’équilibriste, comme il le reconnaît en avant-propos, mais un numéro parfaitement maîtrisé. Pour preuve, ma pépette n°2 a découvert ce week-end ces souris pour la première fois et elle s’est régalée de ces fables et légendes dont la patine et le classicisme fleurent bon les récits d’antan.

Niveau dessin, c’est toujours aussi magique, les tours de force et les trouvailles graphiques se multiplient, avec une mention spéciale pour le conte décliné sous forme de théâtre de marionnettes qui est un pur régal visuel. Mon seul bémol concerne le lettrage qui n’est pas toujours d’une grand lisibilité.

Voila en tout cas un objet-livre magnifique, pas uniquement destiné aux fans tant il peut constituer une porte d’entrée vers l’univers plus sombre et complexe de la série-mère.Une lecture que je recommande chaudement et sans réserve, aux petits comme aux grands !


Légendes de la Garde : Baldwin le brave et autres contes. Gallimard, 2015. 72 pages. 15,00 euros.






lundi 24 août 2015

Délivrances - Toni Morrison

« Elle m’a fait peur tellement elle était noire. Noire comme la nuit, noire comme le soudan. Moi je suis claire de peau, avec de beaux cheveux, ce qu’on appelle une mulâtre au teint blond, et le père de Lula Ann aussi. […] Ce que je peux imaginer de plus ressemblant, c’est le goudron. » Ainsi parle Sweetness de sa fille Lula Ann, une enfant qu’elle rejette dès la naissance à cause de sa couleur de peau, ce noir bleuté aussi inexplicable que troublant. Le mari se fait la malle, persuadé que sa femme l’a trompé, et Sweetness éduque sa fille à la dure, ne lui accordant jamais la moindre marque de tendresse. Devenue une Working Girl à la beauté renversante, Lula Ann, se faisant désormais appeler Bride, a en apparence tout pour être heureuse. Mais le jour où son petit ami Booker lui annonce qu’elle n’est pas la femme qu’il veut, son univers s’écroule…

Dans ce roman choral, Toni Morrison s’écarte de ses travaux précédents autour de la mémoire collective pour s’intéresser à la mémoire individuelle à travers deux quêtes personnelles, celles de Bride et Booker. Malgré son émancipation professionnelle, Bride ne parvient pas à s’affranchir du poids de son passé.  Booker non plus d’ailleurs. Tous deux traînent depuis l’enfance des blessures impossibles à cicatriser, tous deux ont préféré s’enfermer dans le mensonge, le silence et les non-dits plutôt que de chercher à briser les chaînes qui les entravent.

Au-delà de la réflexion sur le racisme, la discrimination, les préjugés ou les relations familiales, j’ai trouvé le regard porté sur l’enfance aussi pessimiste que désespéré. Comme si les traumatismes subis au cours de cette période cruciale ne pouvaient jamais totalement s’effacer, quoi que l’on fasse.

La forme m’a aussi beaucoup interpellé. Le récit prend parfois les accents du réalisme magique latino-américain en introduisant des éléments fantastiques dans un environnement on ne peut plus réaliste, et je me suis demandé dans les deux premiers tiers du livre où l’on voulait m’emmener. Mais le brouillard s’est dissipé dans la dernière partie, mettant en lumière la puissance du propos, sa modernité et sa gravité.

Après, je comprendrais que l’on trouve à ce court roman un goût de trop peu, que l’on regrette une intrigue vite expédiée qui aurait pu se déployer davantage. Mais moi j’aime que l’on ne m’en dise pas trop, que toutes les portes ne s’ouvrent pas en grand. Et j’aime par-dessus tout la voix de Toni Morrison qui, à 85 ans, montre avec brio que les années n’ont aucune prise sur ses talents d’écrivain.

Délivrances de Toni Morrison. Bourgois, 2015. 197 pages. 18,00 euros.


Une lecture commune que j'ai une fois de plus le plaisir de partager avec Noukette





samedi 22 août 2015

D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds - Jon Kalman Stefansson

Ari rentre chez lui. Il retourne à Keflavik, son village d’enfance, après un exil au Danemark. Keflavik, terre de pêcheurs, où « nulle part ailleurs en Islande, les gens ne vivent aussi près de la mort ». Un endroit qui ne compte que trois points cardinaux : le vent, la mer et l’éternité, et que le président islandais qualifia lui-même « d’endroit le plus noir du pays ». Un endroit où cet éditeur de poésie et de guides de développement personnel va retrouver son père mourant.

Le récit croise trois époques. Le présent d’Ari, sa jeunesse dans les années 80 et le début du vingtième siècle, lorsque ses grands parents Oddur et Margret se sont rencontrés. Le Ari d’aujourd’hui est seul depuis une séparation douloureuse avec sa femme. Il ne voit plus ses enfants et se démène dans une solitude pesante. Le jeune adulte qu’il était à 16-17 ans, maladivement timide avec les filles, a beaucoup souffert des moqueries des collègues qu’il fréquentait alors dans l’usine de poissons où il gagna ses premiers salaires. Quand à ses grands-parents, ils incarnaient une famille typique de pêcheurs à l’aube de la modernisation du pays.

C’est un fait, je dois reconnaître que ce roman n’atteint pas les sommets du fabuleux « La tristesse des anges », qui restera pour moi un chef d’œuvre absolu. Peut-être parce qu’il y a ici trop de passages ancrés dans la réalité actuelle de l’Islande, ses problèmes socio-économiques et la corruption de sa classe politique. Peut-être aussi à cause de la personnalité d’Ari qui, malgré ses nombreuses interrogations existentielles, n’est jamais parvenu à attirer ma sympathie. En fait, j’ai largement préféré les chapitres concernant Oddur et Margret, y retrouvant, comme dans La lettre à Helga, l’ambiance envoûtante d’un pays encore loin de toute forme de modernité. Et puis comment ne pas craquer devant leur première fois : « Elle lui dit : si je dénoue mes cheveux, alors tu sauras que je suis nue sous ma robe, alors tu sauras que je t’aime. Il parvient tout juste à hocher la tête. Attend, parfaitement immobile. Puis elle libère ses cheveux. »

Mais en dehors de ces quelques bémols, c’est un livre que j’ai envie de défendre, parce qu’il est beau, qu’il parle de la condition humaine et s’adresse donc, à un degré ou un autre, à chacun de nous. Parce que Stefansson dit la vie, la mort, l’amour, le désir ou l’art comme personne. Parce qu’il aime montrer des personnages perdus et en quête de sens. Parce qu’il allie une certaine forme de poésie avec un réalisme parfois cru et d’une banalité confondante, dans une prose à la grâce fabuleuse. Parce que son Islande est âpre, rude, balayée par les vents, aussi hostile que fascinante. Parce que ses réflexions sur le temps qui passe et lamine tout sur son chemin me bouleversent profondément. Parce que la traduction d’Éric Boury est une fois de plus d’une qualité exceptionnelle et tout simplement parce que cette chronique familiale est pour moi un grand livre, ni plus ni moins.

D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds de Jon Kalman Stefansson. Gallimard, 2015. 442 pages. 22,50 euros.

Extraits :

« Nous avons tant de choses : Dieu, les prières, les techniques, les sciences, chaque jour apparaissent de nouvelles découvertes, téléphones portables toujours plus puissants, puis voila qu’une mort survient et nous n’avons plus rien, nous tendons la main, cherchant Dieu à tâtons, nos doigts se referment sur le vide de la déception, la tasse de cet homme, la brosse où subsistent quelques cheveux de cette femme, et nous conservons tout cela comme une consolation, comme une amulette, comme une larme, comme ce qui jamais ne reviendra. Que peut-on en dire, rien sans doute, la vie est incompréhensible, et injuste, mais nous la vivons tout de même, incapables de faire autrement, elle est la seule chose que nous ayons avec certitude, à la fois trésor et insignifiance. »

« Le plus douloureux dans la vie est sans doute de n'avoir pas assez aimé, je ne suis pas certain que celui qui s'en rend coupable puisse se le pardonner. »

 « Il est étrange, pour ne pas dire rudement surprenant, de constater qu'il existe des mâles qui se croient à la hauteur de leur rôle et dignes d'être considérés comme des hommes à part entière alors même qu'ils ne se sont jamais mesurés à la mer. [...] Qu'un homme puisse traverser l'existence sans vouloir affronter l'océan, mesurer sa force à celle de la mer, se rencontrer lui-même face à des vagues noirâtres hautes comme des montagnes, perdu dans les hurlement des tempêtes, quand l'air expulse des rugissements comme s'il portait en son sein la fin du monde ou la fureur divine, et que le bateau, malgré toutes ses tonnes et la puissance de son moteur, n'est qu'une minable planche, que la vie n'est plus rien, eh bien, celui qui n'a pas connu ça ignore qui il est vraiment et jamais il ne sera plus de la moitié d'un homme. »



vendredi 21 août 2015

La variante chilienne - Pierre Raufast

A l'heure où l'exofiction semble avoir pris le pouvoir, où nombre d'auteurs se contentent de romancer la vie de personnages plus ou moins illustres avec plus ou moins d'inspiration, qu'il est bon d'ouvrir le livre d'un véritable conteur ! C'est simple, j'ai eu l'impression que Pierre Raufast me prenait par la main dès la première page en me disant, « allez viens petit, je vais te raconter une histoire ».

Bien sûr, il faut un vrai talent pour inventer un tel univers, pour imaginer des tableaux qui se succèdent les uns après les autres et leur donner une cohérence faisant un tout. Il faut aussi une narration fluide, sans aspérité, des phrases qui s'enchaînent avec une facilité et un naturel désarmants. La variante chilienne possède toutes ces qualités et c'est un pur régal de s'y plonger.

Il serait criminel de vous en résumer l'intrigue et de vous gâcher le plaisir de la découverte mais sachez juste que, dans ce roman, une piscine sert de potager, les noix se cueillent avec un hélicoptère, un village passe des années sous la pluie et un homme range ses souvenirs dans des bocaux. Vous croiserez également Jeanne d'Arc, un avocat priapique, un potier voulant entendre la voix de Clovis, des fossoyeurs frappadingues, une ado amoureuse de poésie, un prof philosophe et le grand Jorge Luis Borges dans un bordel marseillais.

Des histoires que l'on se raconte en prenant son temps et en buvant du vin, devant un lapin aux olives ou des cailles rôties. Des histoires qui passionnent et fascinent, que l'on partage en toute amitié, pour ne pas les oublier.

Moins alambiqué que « La fractale des raviolis », ce second roman jubilatoire est sans conteste le roman de la maturité. Surtout, il installe Pierre Raufast parmi les plus grands et les plus inclassables conteurs de la littérature française actuelle. Le genre est peut-être un peu désuet, il ne plaira pas à tout le monde, mais de mon coté, impossible de bouder mon plaisir, je me suis régalé du début à la fin.

La variante chilienne de Pierre Raufast. Alma, 2015. 260 pages. 18,00 euros.


Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Philisine.


jeudi 20 août 2015

Otages intimes - Jeanne Benameur

Etienne, photographe de guerre, a été pris en otage alors qu’il couvrait un conflit. Libéré après des mois de détention, il retourne vivre chez sa mère, Irène, dans le village de son enfance. Commence alors un difficile travail de reconstruction. Pour le soutenir, Enzo, l’ami de toujours, est bientôt rejoint pas la belle Jofranka, devenue avocate à la cour pénale internationale de Lahaye. Leur trio se reforme après des années et chacun de s’interroger sur la part d’otage qui sommeille en chacun d’eux.

Ne sommes nous pas finalement tous, à différents degrés, otages de quelqu’un ou de quelque chose ? Etienne l’a bien sûr été au sens le plus « extrême » du terme, mais sa mère et ses amis le sont à leur façon et pour diverses raisons. Etienne cherche le silence et la solitude. Il cherche un horizon « pour que les images s’éloignent lentement, pour les suivre des yeux jusqu’à perdre la vue ». « On ne peut pas se remettre de ça. […] Pour vivre, il faut inventer une nouvelle façon. On ne peut pas juste reprendre la vie d’avant. […] Inventer le visage neuf des jours neufs ».

Comment vous dire… c’est un bonheur de retrouver la petite musique de Jeanne Benameur, ses phrases courtes qu’elle semble vous chuchoter à l’oreille, ses personnages travaillés à l’extrême qu’elle porte à bout de bras et auxquels elle accorde une tendresse si particulière, cette humanité débordant à chaque page. Une humanité qui, malgré les obstacles et les blessures, pousse chacun à aller vers l'apaisement. Ici, elle interroge sur le rapport aux autres, aux siens, à soi-même, à l’Histoire. Elle touche à l’intime avec une pudeur et une simplicité bouleversantes, avec une économie de moyens et d’effets qui donne à chaque mot une résonance unique. C’est beau, sans la moindre ostentation, sans chercher à en faire des tonnes sur un sujet qui pourrait pourtant facilement tirer vers le pathos et le larmoyant. Superbe et intense.

Otages intimes de Jeanne Benameur. Actes sud, 2015. 195 pages. 18,80 euros.

Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec trois drôles de dames de choc, Framboise, Leiloona et Noukette.