samedi 28 février 2015

Buffalo Runner - Tiburce Oger

Sud du Texas, 1896. Après avoir mis en déroute les agresseurs d’une famille de pionniers en route pour la Californie, Edmund Fischer se cache avec la seule survivante de l’attaque dans une hacienda en ruines, persuadé que le reste de la bande va revenir se venger. Commence alors une longue nuit d’attente au cours de laquelle, pour éviter de sombrer dans le sommeil, le vieil homme va raconter sa vie à la voyageuse. Et quelle vie ! Orphelin élevé par les comanches puis par un trappeur, participant à la guerre de sécession aux cotés des armées sudistes, devenant ensuite chasseur de bisons, perdant femme et enfant après un raid indien contre sa ferme pendant son absence, il finira homme de mains d’un riche marquis venu de France avant de repartir sur les pistes poussiéreuses, revolver à la ceinture.

Au-delà du western, Tiburce Oger raconte la véritable histoire de l’Ouest américain, loin des clichés hollywoodiens. Il dépeint des pionniers miséreux partant vers un hypothétique eldorado que beaucoup n’atteindront jamais, il met en scène des indiens et des cow-boys sans le clivage entre les  bons d’un coté et les méchants de l’autre. L’épisode sur l’extermination des bisons est on ne peut plus véridique, comme la lutte acharnée et sanglante entre propriétaires terriens.

Un album très documenté, donc, violent et sans concession, comme l’était le Far West à cette époque. Un album superbe aux nombreux plans larges magnifiant les paysages, au découpage nerveux et inspiré et surtout aux dessins sublimes d’un auteur dont on reconnaît le trait au premier coup d’œil. Les couleurs sont parfaites et les quelques illustrations pleine page insérées au fil du récit sont à tomber par terre. Bref, tant sur le fond que sur la forme, si on aime le genre, une lecture incontournable !  


Buffalo Runner de Tiburce Oger. Rue de Sèvres, 2015. 78 pages. 17,00 euros.




vendredi 27 février 2015

La nuit des trente - Éric Metzger

Félix bosse dans la pub et ce soir il a trente ans. Mais il ne veut pas le fêter, cet anniversaire. De toute façon personne au bureau n’est au courant et c’est très bien ainsi. On est vendredi, les collègues proposent d’aller boire un pot et Félix suit le mouvement. Le début d’une nuit d’ivresse où, à scooter dans les rues de Paris, il va cheminer de bars en boîtes de nuit, seul ou accompagné, pour oublier le gâchis de cette vie si tristounette. Il repense à ses vingt ans, aux copains et à l’insouciance de l’époque, quand il se rêvait romancier. Il repense à celle qu’il a aimée follement et qui l’a quitté, ce « fantôme » dont l’ombre ne le lâche pas d’une semelle depuis. En chemin il va croiser Louise. Entre eux deux, un semblant de début de quelque chose, une fenêtre qui pourrait s’ouvrir sur l’avenir. Oui mais voila, Félix est plus prompt à renoncer qu’à s’emballer, c’est tellement plus simple à gérer…

Personnellement, je ne garde aucun souvenir de la nuit de mes trente ans. Pas comme celle de mes dix-huit ans, que je n’oublierai jamais, mais c’est une autre histoire… En tout cas il aurait pu m’énerver ce premier roman. Il aurait dû m’énerver, même. Trop parisien, trop bobo, trop plein de boites de nuit et d’ivresse gratuite, trop futile. Et puis un gars de trente ans qui surfe sur le « c’était mieux avant », qui radote déjà, c’est typiquement le genre de personnage que j’ai envie de baffer. Sauf que ça n’a pas été le cas. Le Félix, j’ai aimé le suivre dans ses pérégrinations. J’ai aimé ses rencontres impromptues, sa façon de prendre les choses à la légère malgré ses questionnements existentiels, sa lâcheté permanente. C’est un trentenaire d’aujourd’hui, un romantique mollasson qui s’imagine un instant prendre un billet d’avion pour New York sur un coup de tête mais sait très bien qu’il n’en fera rien, que le métro-boulot-dodo restera son quotidien en attendant sagement la retraite ou la maladie. Désabusé mais pas révolté, faut pas exagérer…

Finalement Félix, il aurait pu se jeter dans la Seine après une nuit pareille, après un tel constat d’échec. Mais au lieu de ça, il rentre chez lui pour cuver, ni plus ni moins. Et je crois que c’est pour ça que je l’aime, allez comprendre... Après, les toutes dernières pages m’ont déçu, je n’ai pas compris le besoin de cette chute inattendue qui n’apporte strictement rien. Ce n’est qu’un détail mais il vient quelque peu gâcher la bonne impression d’ensemble, et c’est bien dommage.

La nuit des trente d’Éric Metzger. Gallimard / L’arpenteur, 2015. 108 pages. 10,90 euros.







mercredi 25 février 2015

Mille parages T1 - Simon Hureau

Tout tient dans le sous titre : « Fragments bourlingatoires  d’ici et d’ailleurs ». Des fragments donc, des histoires d’une à quinze pages qui relatent les pérégrinations de Simon Hureau en France et ailleurs. On le suit du Maroc à la forêt thaïlandaise, des bords de Loire à l’Italie, du Burkina Fasso à Reims. Loin des circuits touristiques, sac en bandoulière et mains dans les poches, prêt à dégainer le carnet,  les pinceaux et l’encre de chine pour croquer un oiseau, une scène de rue ou un insecte.

Une compilation regroupant des récits publiés depuis une douzaine d’années dans des revues plus ou moins confidentielles et enrichie de quelques inédits. Le coté fourre-tout n’est pas gênant le moins du monde, bien au contraire. On navigue avec plaisir d’un environnement à l’autre, le sourire aux lèvres en découvrant les déboires du dessinateur perdu dans la jungle d’une administration Burkinabé digne de Kafka, inquiet en le voyant errer dans les rues de Florence à la recherche d’un endroit où passer la nuit ou encore alléché par sa moisson de champignons dans la campagne creusoise.

Il se dégage de ces carnets de voyage une forme de légèreté cocasse mais surtout beaucoup d’humanité et d’humilité. Les faits sont relatés sans jugement, avec une curiosité permanente pleine de fraicheur et un respect profond des hommes et des lieux. C’est un vrai travail en immersion qui est proposé, direct et spontané, le dessin variant d’ailleurs beaucoup tout au long du recueil, avec pour point commun un noir et blanc des plus séduisant.

Un album dans lequel il fait bon se promener pour partager en toute simplicité l’expérience d’un globe-trotteur-dessinateur talentueux.


Mille parages T1 de Simon Hureau. La boîte à bulles, 2015. 160 pages. 20,00 euros.

Une lecture commune que j’ai l’immense plaisir de partager avec Mo’.





mardi 24 février 2015

Je suis le fruit de leur amour - Charlotte Moundlic

Ses parents lui ont dit qu’elle était le fruit de leur amour, alors elle les croit, forcément. Et s’ils ne s’occupent jamais d’elle, s’ils sortent chaque soir, la laissant entre les mains de cette tante qu’elle adore, c’est parce qu’ils sont trop occupés ailleurs. Et si elle est invisible à leurs yeux, c’est qu’elle ne les mérite pas : « Je me demande comment deux personnes aussi parfaites ont pu donner naissance à quelqu’un comme moi ». Des excuses, elle en trouve toujours pour pardonner leur manque d’attention, leur manque de tendresse, leurs manques tout court. Mais peut-être qu’un jour ou l’autre, elle saura regarder la vérité en face…

Prenez donc un quart d’heure pour lire ce texte. Respirez un grand coup avant de vous lancer et attendez-vous à le refermer la gorge serrée, surpris de constater que Charlotte Moundlic puisse créer une telle émotion avec si peu de mots. A hauteur d’enfant, la voix de cette petite fille résonne en grande partie grâce aux phrases courtes, au langage simple et direct dont se dégage une naïveté touchante. Le regard porté par la narratrice sur ses parents indifférents est sans filtre, sans le recul et l’expérience nécessaires pour saisir la duplicité des adultes. Parce qu’elle est le fruit de leur amour, ils l’aiment forcément. Et s’ils l’ignorent, c’est tout simplement parce qu’elle n’est pas digne des espoirs qu’ils ont placés en elle.

La peur terrifiante de ne pas être aimée, de ne pas mériter l’amour de ses parents est ici mise en lumière avec une justesse et une sobriété laissant de coté les  grosses ficelles larmoyantes qu’il aurait pourtant été facile d’utiliser. Tout simplement impressionnant !

Je suis le fruit de leur amour de Charlotte Moundlic. Thierry Magnier, 2015. 44 pages. 5,10 euros. A partir de 8-9 ans.

Et une nouvelle pépite jeunesse du mardi que je partage avec Noukette.









samedi 21 février 2015

Mes oncles d’Amérique - Françoise Bouillot

La narratrice, aujourd’hui parisienne, se souvient de sa jeunesse à Alphabet City au début des années 80. Dans les rues interlopes de ce qui n’était pas encore l’East Village, son amie Grichka et elles, venues d’Europe des rêves d’artistes plein la tête, évoluaient au milieu des punks, bobos et autres travelos. Dans ces rues où il ne faisait pas bon traîner le soir venu, elles rencontrèrent Peter et Mark, vieux messieurs anglais cravatés comme à la City. Et elles nouèrent avec ce couple aussi désargenté qu’original une étonnante et profonde amitié.

Un petit texte d’à peine 70 pages pour une plongée douce-amère dans le New York des années 80. Au cœur du récit, ces « oncles d’Amérique »ayant dû fuir l’Angleterre trente ans plus tôt pour d’obscures raisons, et vivant depuis dans la clandestinité. Des personnages attachants pour lesquels les deux amies vont développer une affection sincère et bienveillante. Beaucoup de tendresse mais aussi quelques passages grinçants dans cette comédie de mœurs subtile et pleine de nostalgie.

Françoise Bouillot, révélée avec son premier roman « La boue », n’avait rien publié depuis 2002, sans doute trop accaparée par ses travaux de traduction (de Bill Bryson, Agatha Christie et Donald Winnicott, entre autres). Je la découvre ici avec plaisir, enchanté par sa plume élégante et légère.

Mes oncles d’Amérique de Françoise Bouillot. Editions Joëlle Losfeld, 2015. 72 pages. 12,00 euros.







vendredi 20 février 2015

Garden of love - Marcus Malte

Alexandre Astrid, flic mis au placard depuis une sordide bavure, reçoit par la poste un manuscrit anonyme qui le bouleverse. Un manuscrit dans lequel il découvre une version troublante de sa propre vie, dans une sorte de jeu de miroir absolument diabolique. L’expéditeur du texte va le pousser à enquêter sur un passé le renvoyant à ses souvenirs les plus douloureux…

Ce texte, c’est autant de petits cailloux laissés sur un chemin que l’on suit sans connaître la destination finale. Du moins au départ. Et que c’est bon de se laisser mener par le bout du nez de la sorte, d’avoir conscience d’être face un puzzle dont les pièces ne semblent pas pouvoir s’imbriquer. Quand le canevas se tisse petit à petit, que le tableau prend forme, on reste d’autant plus admiratif devant la construction narrative implacable. Pourtant c’est un roman très psychologique et d’habitude je ne suis pas du tout fan du genre. Mais là, l’écriture tendue et nerveuse de Marcus Malte change la donne. La souffrance d’Alexandre vous fouille les tripes, la bienveillance de son amie Marie ne dégouline pas de guimauve et la personnalité tordue de l’expéditeur du manuscrit fait froid dans le dos. Implacable je vous dis.

Ce livre, c’est le pot de confiture que l’on attaque du bout des lèvres et que l’on s’enfile d’une traite, c’est la tablette de chocolat qui, à peine entamée, est avalée jusqu’au dernier carré… Bref, vous voyez ou je veux en venir. Autrement dit, il est très fort ce Marcus Malte ! Vous êtes prévenu, si vous mettez le nez dans ce page-turner à la redoutable efficacité, il sera difficile d’en sortir avant le point final.

PS : ce roman a remporté le Prix des lectrices de « Elle » en 2008. Comme quoi, elles n’ont pas toujours eu mauvais goût, les lectrices de « Elle » (vous pouvez sortir les couteaux, j’ai mis mon armure).

Garden of love de Marcus Malte. Zulma, 2007. 318 pages. 18,50 euros.


Une belle lecture commune que je partage avec Claudia Lucia, Eimelle, Noukette et Philisine.



Les avis de Asphodèle Didi, Enna, Liliba, L'or Rouge, MariePapillon, Saxaoul.




jeudi 19 février 2015

Je m’appelle livre et je vais vous raconter mon histoire - John Agard

Une belle idée de laisser le livre raconter lui-même sa propre histoire. Et c’est peu de dire qu’elle est riche, cette histoire ! Des tablettes d’argile à l’e-book, du papyrus au papier, de la peau de mouton à l’imprimerie, le chemin à été mouvementé et les révolutions multiples. Rien n’est oublié : l’invention de l’alphabet, celle du livre de poche, le rôle des bibliothèques mais aussi les autodafés et la censure.

Le fait que le narrateur soit le livre donne une vraie proximité à l’échange qui s’instaure avec le lecteur. Le ton est spontané, complice, il permet une approche presque ludique, une érudition légère, comme si on écoutait un vieux copain nous raconter sa vie. Un ouvrage instructif sans avoir l’air d’y toucher, sans ce coté rébarbatif que l’on retrouve parfois dans certains documentaires difficilement accessibles pour des lecteurs peu habitués à utiliser ce type d’outil.

Ici en plus, la mise en page est aérée, les citations et les encarts proposent des respirations entre les courts chapitres. La jaquette avec impression en relief et l’épais cartonnage de couverture offrent un écrin de qualité à ce bel objet au contenu tout simplement incontournable pour faire découvrir aux enfants (et aux plus grands) l’incroyable histoire du livre à travers les siècles.

Je m’appelle livre et je vais vous raconter mon histoire de John Agard. Nathan, 2015. 142 pages. 13.90 euros. A partir de 8-9 ans.









mercredi 18 février 2015

Amorostasia T2 : Pour toujours - Cyril Bonin

Le virus de l’Amorostasie s’est installé sur toute la planète, figeant les amoureux et provoquant un vaste mouvement de panique dans la population. Pour endiguer l’épidémie les gouvernements ont pris des mesures aussi drastiques que liberticides, interdisant notamment la diffusion des films et romans à l’eau de rose ou encore la mixité dans les bars, les restaurants et tous les lieux de divertissement. Mais la résistance s’organise et les dissidents, voulant profiter de la vie sans contrainte, se regroupent à leurs risques et périls en toute clandestinité pour, entre autres, passer des soirées festives.

Alors que les labos cherchent un antidote sans y parvenir, une expérience est tentée sur Kiran, cobaye malgré lui, condamné à de la prison ferme juste avant d’avoir été figé (cf. le tome1). L’injection ne donne rien sur le patient mais à des kilomètres de là, sa bien-aimée Olga se réveille brusquement, après trois ans de paralysie complète, et devient le premier cas avéré de guérison. Une « miraculée » qui ne rêve que d’une chose : retrouver Kiran pour se figer à nouveau et ressentir la sensation de bien être et de plénitude provoquée par l’Amorostisie. Pourchassée par les autorités, elle va devoir se cacher auprès d’un réseau de résistants afin de mener sa tâche à bien.

J’avais trouvé la fin du premier volume magnifique de justesse et je pensais vraiment avoir eu entre les mains un one shot. Je ne m’attendais donc pas à une suite et j’avoue que j’ai ouvert cet album avec une certaine appréhension. Pour le coup et malheureusement, mes craintes étaient fondées. J'ai apprécié de retrouver l'univers graphique de Cyril Bonin et les personnages si attachants croisés dans le tome 1 mais il est dommage que le coté « fleur bleue » disparaisse au profit de considérations plus politiques et sociologiques. Une dénonciation du totalitarisme pas vraiment convaincante tant le sujet semble survolé. En fait, j’ai trouvé l’intrigue plutôt creuse et la conclusion somme toute décevante. Une impression purement personnelle, je pense sans me tromper qu’une majorité de lecteurs préférera le coté trépidant et plein d’action de cette suite. A voir. En tout cas, mon petit cœur tout mou et moi, on aurait aimé qu’Amosrostasia reste une belle histoire d’amour et rien d’autre (Et oui, que voulez-vous, malgré les apparences, je suis un grand sentimental – et gare au premier qui rigole !).

Amorostasia T2 : Pour toujours de Cyril Bonin. Futuropolis, 2015. 126 pages. 19,00 euros.

Les avis de Caro et JP Viel

La BD de la semaine, c'est
aujourd'hui chez Stephie




mardi 17 février 2015

Cheval océan - Stéphane Servant

Angela avait promis à sa grand-mère d’aller jusqu’à l’océan. Quittant les tours de son quartier misérable, elle rejoint après un loin voyage cette mer indomptable du Portugal qui, espère-telle, l’engloutira bientôt définitivement. Car Angela traîne avec elle un fardeau impossible à porter, un fardeau pour lequel elle voudrait « meurtrir [son] corps pour effacer la meurtrissure. Déchirer le silence blanc dans un vacarme assourdissant. Défier la mort pour souffler les infimes braises de vie. »

Comme d’habitude avec cette collection, le lecteur n’est pas ménagé. L’histoire douloureuse d’Angela, déroulée à la première personne, vous saisit à la gorge dès la première ligne et vous poursuit bien après le point final. La confession secoue par sa sincérité et son humanité, sans pleurnicherie. Le ton est juste, poignant. Les mots sont durs mais lucides, rien n’est forcé, c’est ce qui rend le texte si touchant. Cette gamine, on a envie de la prendre dans nos bras et de lui dire que tout va bien se passer. La rassurer pour ne pas la laisser céder devant une situation à première vue inextricable. Heureusement, elle montre une vraie force de caractère et la dernière phrase, pleine d’espoir, lui ouvre une porte vers l’avenir : « L’océan est la preuve que ma vie s’étend bien au-delà de l’horizon. »

Un dernier mot sur l’écriture de Stéphane Servant, tout en délicatesse et qui offre des passages vraiment superbes :
« L’Océan était pareil à un cheval lancé au galop. L’échine blanche de sel. Les naseaux crachant des embruns. Sous la peau frémissante d’écume, les muscles tendus par la course. La longue cavalcade avant de venir se fracasser sur la grève dans un hennissement furieux. Et même s’il disparaît un instant, jamais le cheval ne meurt. Il se retire lentement, reprend ses forces et surgit à nouveau, plus loin, et repart à l’assaut de la côte. Une course interminable qui ne laisse aucun répit aux hommes. »

Bref, une fois de plus, me voila touché-coulé-bousculé par un titre de la collection « D’une seule voix ». Ça devient une habitude dont je n’ai pas envie de me passer.

Cheval océan de Stéphane Servant. Actes Sud junior, 2014. 58 pages. 9,00 euros. A partir de 13 ans.


Et une nouvelle lecture jeunesse du mardi que je partage avec Noukette.

L'avis d'Hélène









samedi 14 février 2015

Le chinois du XIVe - Melvin Van Peebles

J'ai toujours aimé les troquets. Mon grand-père m'y emmenait le samedi et le dimanche matin. C'était le début des années 80, j'avais 5-6 ans et j'étais la mascotte du « Paris-Calais ». J'y croisais des travailleurs évacuant la fatigue de la semaine et des retraités qui venaient y boire leur pension. J'y ai appris toutes les subtilités du Tiercé, j'ai enrichi mon vocabulaire avec les expressions les plus outrancières que l'on puisse imaginer, j'ai découvert la belote et le 421. J'avais droit à un Vittel menthe et je voyais défiler les ballons de rouge. La cigarette avait encore sa place au bar et en salle, la fumée était partout, les cendriers puaient le tabac froid. J'ai grandi dans ce troquet, entre le flipper et le babyfoot. Lycéen, j'y ai fréquenté un temps le génial Christophe, serveur poète et alcoolique qui m'a fait découvrir Breton. Avec lui, j'ai commis quelques excès mémorables et construit une réputation qui me poursuit encore parfois aujourd'hui. Objecteur de conscience, j'y prenais mon café chaque matin à 7 heures avec les ouvriers du petit jour aux yeux gonflés par le manque de sommeil et au corps meurtri par la journée de la veille. Et puis surtout, j'y ai rencontré celle qui allait devenir ma femme et la mère de mes filles. Aujourd'hui, le « Paris-Calais » existe toujours. Il a été rénové et aseptisé. On n'y fume plus, les banquettes en similicuir sont confortables et les tables ne sont plus nettoyées avec un torchon dégueulasse sorti d'une eau de vaisselle aussi trouble que celle des chiottes. La fin d'un monde.

Tout ça pour vous dire que je ne pouvais pas passer à coté de « ces contes de bistrot » signés d'un cinéaste américain débarqué à Paris à l'été 1960 sans un sou en poche et sans connaître un mot de français. Après une rencontre avec Choron, Cavanna et la clique d'Hara-Kiri, Van Peebles collabore à la revue en signant « La chronique du gars qui sait de quoi il parle » et en prépubliant en grande partie « Le chinois du XIVe ». Apprenant la langue de Molière dans la rue et les cafés, l'américain écrit comme on parle dans les arrondissements les plus populaires de la capitale. Il n'écrit pas dans sa langue natale mais parvient à trouver un ton très oral, aussi fluide que savoureux.

Le recueil, illustré par Topor, repose sur un principe simple et déjà-vu : dans un café du XIVe, alors que le quartier est plongé dans la pénombre par une coupure de courant, les clients se regroupent autour d'une lampe à pétrole et d'une bouteille de vin. Du patron à la bonne, du vieillard au clochard, chacun va y aller de son histoire. Des histoires drôles, tristes, crues ou cruelles. Pas des racontars de poivrots, plutôt des fragments de vie, des destins improbables brisés par la guerre ou la pauvreté. Chacun s’exprime à sa façon mais tous ont en commun une humanité débordante.

Ces histoires ont beau avoir plus de cinquante ans, elles me parlent. Et j’aurais adoré être autour de la table pour les partager, un verre à la main.


Le chinois du XIVe de Melvin Van Peebles. Wombat, 2015 (1ère édition en 1966). 155 pages. 17 euros.