vendredi 26 septembre 2014

Je reviens de mourir - Antoine Dole

Il suffit de trois fois rien pour me donner envie de lire. Entendre Stephie et Noukette parler d’un roman coup de poing par exemple. Du genre « J'en suis encore le cul par terre moi, véridique... Fini il y a un petit quart d'heure et je sens qu'il va longtemps me hanter... Quel roman nom de Zeus !! » (Noukette) ou « Un titre qui tabasse. Je pense bien que c’est la première fois que je lis quelque chose comme cela. » (Stephie). Elles ont ce don de me donner envie, je n’y peux rien (envie de lire, hein !). Du coup j’ai regardé si ce roman était disponible dans le réseau des médiathèques de ma ville. Il y était. Je me suis donc précipité pour aller l’emprunter. Je l’ai dévoré d’une traite et je peux vous en parler aujourd’hui. Enfin, si j’y parviens, parce qu’avec ce titre, on est au-delà du coup de poing…

Deux histoires s’entrecroisent. D’un coté celle de Marion, folle amoureuse de Nicolas. Au point de tout accepter. Les coups, les clients qu’il lui trouve et auxquels elle s’offre contre une enveloppe pleine de cash. De l’autre celle d’Ève, mangeuse d’hommes qui se perd en rencontres d’un soir, juste pour le sexe, sans jamais laisser la moindre chance aux sentiments. Deux femmes totalement perdues dont les routes vont finir par se croiser, pour le pire…

Ce roman est dégueulasse. Dégueulasse dans la mesure où il s’en dégage quelque chose de répugnant. Physiquement et moralement. Et malgré cela, une fois ouvert, impossible de le lâcher. Pas à cause d’une fascination un peu morbide. Juste parce que le phrasé syncopé d’Antoine Dole vous saute à la gorge et vous décrit l’indicible avec une puissance qui submerge. Il vous fouille les entrailles, gratte jusqu’à l’os et vous met les nerfs à vif.

Incroyable de découvrir un premier roman si mature alors qu’au moment de sa publication son auteur n’avait même pas 30 ans. La façon de décrire la douleur physique et morale de ces femmes est d’une justesse et d’un réalisme à couper le souffle. Aucune facilité, pas de déballage gratuit en dépit des apparences. Les mots se gravent au fer rouge sur la rétine, vous mettent mal à l’aise, vous laissent au bord de la nausée. C’est cru, c’est extrêmement violent, c’est d’une noirceur absolue, c’est l’expression du désespoir et de la solitude comme je ne l’ai jamais lue. C’est une fin que l’on ne voit pas venir, sur laquelle on réfléchit longtemps après avoir refermé le livre. On cherche alors à rembobiner le fil du récit pour retrouver les indices et l’évidence apparaît : il ne pouvait pas en être autrement.

Je ne veux pas en dire plus, je me demande même si je n’en ai pas déjà trop dit. C’est un roman que l’on doit se prendre de plein fouet, sans en savoir trop à l’avance. Une expérience de lecture intense et qui bouscule. Vraiment très, très fort !

Je reviens de mourir d’Antoine Dole. Sarbacane, 2014. 135 pages. 10 euros.

Une lecture commune dans laquelle m'a embarqué ma binômette préférée. Ce n'était pas prévu au programme mais, comme d'habitude, elle a su trouver les bons arguments...

L'avis de Stephie

Extraits :

« Il l’a gardé six mois au fond de lui, petit diable dans sa boîte à l’intérieur du ventre. Juste attendre que l’hameçon soit profond dans mon cœur, bien ancré dans mes chairs, pour faire jaillir le monstre. Patient, pour voir si je n’étais pas le genre de filles cinglée qui s’emballe trop vite. Être sûr que je serais prête à tout. Et je l’étais, clair que je l’étais. »

« Il ne franchit pas la limite, il la repousse, et plus j’accepte, plus je dois accepter. Si notre histoire s’arrêtait j’aurais peur de réaliser tout ce qu’il m’a fait. Tout ce que j’ai fait. Ne pas formuler le gâchis. »







jeudi 25 septembre 2014

Dans la chambre obscure - R.K Narayan

Savitri est une épouse modèle qui élève ses trois enfants et est au service de son mari, Ramani. Un mari dont le job d’assureur offre un confortable niveau de vie à la famille mais qui est aussi un caractériel lunatique difficile à supporter au quotidien. Après quinze années de vie conjugale, elle regrette de ne pas s’être affirmée dès le départ, de ne pas avoir pris la direction du ménage pour mener son époux à la baguette, comme a su le faire son amie Gangu. Au lieu de cela, elle subit chaque jour les affronts sans broncher. Mais lorsqu’elle découvre la liaison que monsieur entretient avec l’une de ses employés, elle décide de quitter le foyer pour s’assumer pleinement.

Un roman indien de 1938 qui navigue entre comédie de mœurs et chronique familiale. Le ton est faussement léger et les rêves d’émancipation de Savitri résonnent de manière touchante. Cette femme qui se révolte en vain, prisonnière de traditions séculaires sur lesquelles elle n’a aucune prise, devra se rendre à l’évidence : impossible d’échapper à sa condition dans la bourgeoisie indienne des années 30.

La façon dont elle est traitée par son mari l’insupporte et elle ne se prive pas de lui faire remarquer : « Je suis un être humain. Vous autres hommes, vous ne l’admettrez jamais. Pour vous, nous ne sommes que des jouets quand vous êtes d’humeur à caresser, et des esclaves le reste du temps. Ne croyez pas que vous pouvez nous cajoler quand ça vous chante et nous donner des coups de pied selon votre bon plaisir ». Mais quelques pages plus loin, l’évidence la rattrape : « Que puis-je faire par moi-même ? Je ne suis pas capable de gagner une poignée de riz, si ce n’est en mendiant. Si j’étais allée au collège, si j’avais étudié, j’aurais pu devenir institutrice par exemple. J’ai été stupide de ne pas poursuivre mes études. […] Quelle différence y-a-t-il entre une prostituée et une femme mariée ? La prostitué change d’hommes, une femme mariée n’en change pas, mais c’est tout, toutes les deux sont entretenues de la même façon. »

Pour Ramani, il y a bien moins de questions à se poser : « Il admettait, bien sûr, que le Mouvement des femmes n’était pas complètement absurde : il n’y avait pas de raison de les empêcher de lire des romans anglais, de jouer au tennis, d’organiser des conférences nationales et d’aller de temps en temps au cinéma ; mais cela ne devait pas leur faire oublier leurs devoirs primordiaux d’épouses et de mère ; il ne fallait pas qu’elles essaient de singer les femmes occidentales, qui, toutes, vivaient dans un déferlement de libertinage et de divorces. Pour lui, l’Inde devait sa prééminence spirituelle au fait que les gens comprenaient que le premier devoir d’une femme était d’être épouse et mère, mais quelle femme gardait le droit d’être considérée comme une épouse, si elle désobéissait à son mari ? ».

Un très joli portrait de femme, tout en délicatesse. Seule la conclusion, bien trop abrupte, m’a laissé sur ma faim. Il faut dire que j’aurais aimé passer davantage de temps encore avec l’indomptable Savitri.

Dans la chambre obscure de R.K Narayan. Zulma, 2014. 185 pages. 8,95 euros.



mercredi 24 septembre 2014

Prévert, inventeur - Cailleaux et Bourhis

Prévert est le poète de l'école par excellence. Celui que tous les élèves vont croiser au moins une fois au cours de leur scolarité. Mais avant d'être poète, le bon Jacques a été un gamin de vingt ans. Après la conscription en Turquie où il rencontrera Marcel Duhamel, il rentre à Paris. Nous sommes en 1921 et avec son ami le peintre Yves Tanguy, il va connaître une existence bohème. De petits boulots en glandouille permanente, de colocations festives en soirées arrosées, le jeune homme traverse les années 20 en toute insouciance, comme si demain n'existait pas.

Une biographie dessinée passionnante car elle montre Prévert avant Prévert. Un gosse jouant les dandys, punk avant l'heure, vivant au crochet de ses proches, reconnaissant qu'il n'a « aucun goût pour le travail ». Il multiplie les excès, ne respecte rien ni personne. Alors qu'il na pas encore écrit quoi que ce soit, il se permet de déclarer à Desnos : « Je connais votre travail, vous savez. Je trouve ça dégueulasse. Positivement dégueulasse. » Fréquentant André Breton et les surréalistes, participant activement à l'invention des fameux « cadavres exquis », il va peu à peu trouver sa voix en scénarisant des courts métrages, notamment pour son frère, Pierre. A la fin de ce premier volume (il y en aura trois en tout), alors que le cinéma l'accapare à plein temps, un de ses textes est publié dans la revue « Commerce » fondée par Paul Valéry. Une entrée en littérature timide, au cours de l'été 1931, qui lui ouvrira bien d'autres portes.

Graphiquement, Christophe Cailleaux a pris le parti de faire sauter les cadres classiques de la narration en faisant de chaque page un mini tableau sans véritable case. Une façon de recréer le foisonnement du Paris des années folles et de mettre en lumière la liberté et l’irrévérence de son personnage. Ce coté déstructuré ne nuit en aucun cas à la lisibilité, il donne au contraire une dimension supplémentaire au récit.

Un vrai bonheur de découvrir Prévert loin de l'image d'Épinal du vieux poète chantant la nature et l'enfance. Sa jeunesse rock'n roll méritait bien un album et Cailleaux et Bourhis lui rendent ici un bel hommage !


Prévert, inventeur de Cailleaux et Bourhis. Dupuis, 2014. 72 pages. 16,50 euros.







mardi 23 septembre 2014

Confessions d’un apprenti gangster - Axl Cendres

Pas facile d’avoir un père gangster. Le voir uniquement au parloir de la prison, être élevé par une maman courageuse dans un quartier populaire et découvrir en grandissant que si papa est derrière les barreaux pour « un braquage qui a mal tourné », c’est surtout parce qu’il a tué un homme. Et le vrai danger, c’est de vouloir suivre les traces de son paternel. Un danger que le narrateur ne pourra éviter à l’adolescence, en se lançant dans le banditisme sans véritablement connaître la réussite escomptée…

Un petit roman que je qualifierais de « sans prétention ». C’est bien mené, le héros est attachant mais l’ensemble manque un peu de profondeur. Tout va trop vite et certaines situations ne m’ont pas du tout semblé crédibles. Après, c’est suffisamment rythmé pour qu’on ne le lâche pas une fois entamé et le message se veut positif : non, l’atavisme n’est pas une fatalité et il suffit quelquefois d’une rencontre, d’une personne qui vous tient le bon discours au bon moment pour qu’une prise de conscience salvatrice s’opère.

Ce texte, par son thème et sa simplicité, constitue le livre accroche idéal pour les enfants qui ont du mal à trouver un quelconque intérêt à la lecture. Finalement, c’est typiquement le genre d’ouvrage dont on a besoin au CDI pour « ferrer » ceux qui ne sont pas des dévoreurs de livres.

Confessions d’un apprenti gangster d’Axl Cendres. Sarbacane, 2013. 94 pages. 8,50 euros. A partir de 13 ans.

Une nouvelle lecture jeunesse que je partage comme chaque mardi avec Noukette.

lundi 22 septembre 2014

Entre ciel et terre T1 - Golo Zhao

Soyons honnête, je n’ai pas tout compris. Pourtant j’aime beaucoup Golo Zhao et sa balade de Yaya m’avait enchanté mais là, rien à faire, je me demande encore où il a voulu m’emmener.

Ça commence par l’histoire de Huit, une petite fille qui voudrait monter au ciel pour rejoindre sa maman décédée (déjà, bonjour l’ambiance !). Un soir, elle escalade le plus grand arbre du village avant de disparaître. Son ami Ming, parti la secourir, ne retrouvera que ses chaussures posées sur des branches. Quelques années plus tard, Ming s’est installé dans un autre village. Devenu marchand de graines, il se perd un jour dans la forêt, rencontre une créature fabuleuse ayant pris l’apparence d’une jeune fille et la ramène chez lui. Au même moment entrent en scène un prêtre taoïste, une chasseuse de démon et l’inspecteur Zhou Butong, chargé d’enquêter sur la disparition de Huit. Quant à la créature fabuleuse, elle explique à son hôte qu’elle doit pratiquer la Voie (????), « un processus incessant d’apprentissage et d’imitation des humains ».

Vous me suivez ? Ça m’étonnerait… En tout cas c’est tout ce qui m’est resté en tournant la dernière page. Une grande confusion, l’impression que l’on ouvre des tas de porte sans jamais penser à les refermer. Les fils narratifs jetés dans tous les sens vont sans doute se rejoindre à un moment ou l’autre mais ce n’est malheureusement pas le cas à la fin de ce premier tome. En plus, les références au taoïsme semblent importantes pour saisir le pourquoi du comment mais je manque cruellement de connaissances sur le sujet pour y voir clair.

Au final, il me reste la désagréable sensation d’avoir perdu mon temps. Le dessin est toujours aussi agréable mais pour le reste, mieux vaut attendre la suite et tout lire d’une traite parce que là, je ne suis que frustration.

Entre ciel et terre T1 de Golo Zhao. Cambourakis, 2014. 206 pages. 15,00 euros.



samedi 20 septembre 2014

Orphelins de Dieu - Marc Biancarelli

« Une justice devait s’accomplir, et si les tribunaux, dans leur iniquité perpétuelle, ne pouvaient se montrer dignes de leur charge, peut-être Dieu abattrait-il le glaive rédempteur sur les poitrails des Philistins, et si Dieu, qui, Lui aussi, semblait avoir oublié cette terre, si Dieu Lui-même regardait ailleurs et se refusait à accomplir son devoir, alors la tâche qui consistait à rendre cette haute justice incomberait à l’Enfer. Et dans son pays, l’Enfer était un nom d’homme, et cet homme, disait-on, pourvoyait à la résolution de bien des problèmes que les lointains tribunaux étrangers, et Dieu Lui-même, ne semblaient pas considérer. »

Rendre la justice, Vénérande n’a que cette idée en tête. Faire payer les salopards qui ont tranché la langue de son frère après l’avoir défiguré. L’Infernu est son seul salut. Une légende vivante, un tueur à gage craint dans tout le pays. Avec lui, elle va chevaucher vers la tanière des Santa Lucia (la fratrie à abattre) pour accomplir sa vendetta. En chemin, l’Infernu va lui raconter les plus mémorables épisodes sa longue carrière d’impitoyable desperado…

Un western, au cœur des montagnes corses, à la fin du 19ème siècle, fallait oser ! Un western hanté par le mal et la violence, par des hommes orphelins de Dieu devenus des créatures maléfiques. J’ai retrouvé dans le personnage de l’Infernu les caractéristiques que j’avais appréciées chez celui du Tireur de Glendon Swarthout : un tueur légendaire en bout de course voulant sortir par la grande porte et une scène finale crépusculaire dont on devine facilement l’issue.

Mais l’intérêt principal tient dans l’évocation de son passé de brigand, du basculement de son engagement idéologique vers le grand banditisme. A cet égard, la bande de pillards sanguinaires à laquelle il a appartenu n’a rien à envier aux coquillards de François Villon.

La langue de Marc Biancarelli est riche, âpre et lyrique. Les descriptions possèdent une force d’évocation particulièrement puissante. Après, je le reconnais, le récit est traversé par une violence telle qu’elle pourra heurter les âmes sensibles. Pour ma part j’ai pris un vrai plaisir à découvrir ce texte atypique et plein de souffle qui détonne par rapport à ce que j’ai pu découvrir de la rentrée littéraire jusqu’alors.

Orphelins de Dieu de Marc Biancarelli. Actes sud, 2014. 236 pages. 20,00 euros.

L'avis de Sandrine




vendredi 19 septembre 2014

Sous les couvertures - Bertrand Guillot

Une librairie de quartier comme il en reste de moins en moins. Un samedi soir, au moment où les portes se ferment. Le vieux libraire rentre chez lui et s’interroge sur l’avenir de son échoppe, sur les clients de plus en plus rares. Retranché sur des positions d’une autre époque, incapable de se remettre en cause, ne laissant aucune initiative à Sarah, son apprentie pourtant compétente et pleine de bonne volonté, il lui est difficile de faire face à une baisse d’activité qui l’étrangle un peu plus chaque jour.

Sur les rayonnages, le moral est aussi au plus bas. Les livres du « boudoir », ceux qui attendent depuis des mois de trouver un acquéreur, savent que le lundi suivant sera pour eux synonyme de retour chez l’éditeur avant la mise au pilon. Réunis en Grand Conseil, ils décident de mener une attaque frontale en direction de la table située près de la caisse, celle réservée aux best-sellers. L’objectif est d’arracher à ces parvenus leurs jaquettes attractives et leurs bandeaux accrocheurs pour s’en parer et ainsi attirer l’attention des clients. Un baroud d’honneur radical censé leur donner une dernière chance de sortir de la librairie par la grande porte…

Chic, un livre sur les livres ! Un livre drôle et léger, au propos bien plus lucide et grinçant qu’il n’y paraît. La situation du marché du livre et de tous ses acteurs est analysée avec une grande subtilité : la versatilité de lecteurs de plus en plus difficile à fidéliser, les boutiques en lignes, le numérique, le rôle des critiques, la surproduction, la loi du marché qui fait des romans de simples produits de consommation, l’impossibilité pour une très grande majorité d’auteurs d’espérer la moindre exposition dans les médias, etc. Le fait de mettre en scène les livres se battant pour obtenir la meilleure place possible dans la librairie est une excellente idée à la base. Il y a des passages fort réussis, notamment celui ou les ouvrages « papier » échangent avec une liseuse. La scène est drôle et balaie l’air de rien les problématiques qu’implique ce nouvel outil.

Après, j’avoue que la bataille rangée entre les livres ne m’a pas emballé plus que ça. Trop longue, trop confuse, difficile à visualiser, je me suis un peu perdu en route. J’ai préféré les chapitres avec le libraire ou Sarah et j’aurais aimé passer davantage de temps avec eux et leurs questionnements. Mais au final l’impression générale reste très positive. Bertrand Guillot a l’intelligence d’offrir un chant d’amour aux livres sans militantisme enflammé ni étude sociologique barbante sur la lecture. Il pose des questions pertinentes telles que : "Et comment on pouvait encore être libraire, à l'heure où les mêmes clients qui vous reprochaient de ne pas avoir tout lu se tournaient vers des libraires en ligne qui précisément ne lisaient rien ?".  Bref, il donne à réfléchir en toute simplicité, et force est de reconnaître qu'il fait mouche.

Sous les couvertures de Bertrand Guillot. Rue Fromentin, 2014. 176 pages. 16,00 euros.

Une lecture commune que je partage avec Leiloona et Stephie.







jeudi 18 septembre 2014

Les fils de rien, les princes, les humiliés - Stéphane Guibourgé

« Nous choisissons la haine. Nous sortons la nuit pour casser du bicot, défoncer des youpins. Nous sortons la nuit pour humilier des pédés, des gauchistes, des branleurs. Les passants s’effacent, La colère nous hante depuis l’origine. C’est un écho qui ne faiblit pas. 
Nous sommes treize. Des hommes forts, des hommes pâles. Rangers noires lacées haut, bombers sombres, tee-shirt blancs. Une faction. Phalanges tatouées, crânes, fraternité européenne. Nul ne s’oppose à nous, vitesse et violence rassemblées. Dans la pureté de l’instant, chacun de nos pas est une conquête. La ville, les faubourgs nous appartiennent. »

Ainsi s’ouvre la douloureuse confession d’un ancien skinhead. Falco a aujourd’hui 47 ans et il se souvient. Les vols de voiture, les agressions gratuites, les viols, les bagarres entre hooligans autour du Parc des Princes. La Meute l’a accueilli alors qu’il sortait à peine de l’adolescence. Elle est devenue sa seule famille au cœur des années 80, au moment où la France comptait pour la première fois 2,5 millions de chômeurs et où la jeunesse des classes populaires n’avait devant elle qu’un horizon bouché. Enfant de la banlieue né du mauvais coté du périph, fils d’un ouvrier licencié de l’usine Citroën de Poissy, Falco a choisi la haine : « La déroute de nos pères est la nôtre. L’accepter. Tuer ainsi le vieil homme en nous. Rentrer dans la maison de nos pères et y mettre le feu. Retourner dans la maison de l’enfance. La dévaster. Alors seulement nous serons libres, nous pourrons vivre. »

A l’aube de la cinquantaine, sans remords ni nostalgie, Falco cherche l’impossible apaisement. Le chiot enragé qu’il était a commis l’irréparable, le meurtre gratuit. Il a connu la prison, il a trahi, il est devenu un lâche, un père abandonnant son enfant sans se retourner. Aujourd’hui retiré dans les montagnes, vivant dans une caravane avec son chien, construisant pierre par pierre sa maison, il voudrait se réconcilier avec lui-même. Surtout, il voudrait comprendre sa violence, la nommer : « Qu’y a-t-il au fond de moi de sauvage, de mauvais ? Quel est ce mal ? Une force profonde, qui me précédait je crois. Qui me l’a transmise ? Une maladie présente depuis l’origine, qui surgit soudain et se déploie. Certains savent la juguler, d’autres cèdent et se laissent emporter. Ceux-là dévastent tout sur leur passage. »

L’auteur précise en préambule que les opinions qui agitent la Meute dans certaines pages du livre ne sont pas les siennes. Ce n’était pas nécessaire je pense. Ce texte est âpre, traversé par un désespoir poisseux, irrigué par une violence abjecte, mais il est impossible d’y voir une quelconque apologie de la haine ordinaire. C’est bien plus profond. Pas de fascination ni de dégoût pour le personnage, on touche ici à l'angoisse, à la peur, à « la douleur nue, les nerfs qui frottent contre l’os. La solitude. »

Ce roman est un roman social, un roman éminemment politique. Il vous heurte par ses mots crus, sa prose habitée, sa force brute. Il secoue furieusement, il interpelle, il laisse sans voix. Un choc dont on sort ébranlé, et pas qu’un peu.

Les fils de rien, les princes, les humiliés de Stéphane Guibourgé. Fayart, 2014. 200 pages. 17,00 euros.









mercredi 17 septembre 2014

Carnation - Xavier Mussat

Dessinateur formé à Angoulême, Xavier Mussat a choisi de rester sur place à la fin de ses études. En 1998, le studio dans lequel il travaille s’attaque à la réalisation du dessin animé « Kirikou et la sorcière » de Michel Ocelot. Une fois ce travail titanesque terminé, les productions suivantes, formatées pour la télévision, lui paraissent bien fades. Décidé à se lancer dans la BD, il abandonne son job et se retrouve du jour au lendemain à dépendre des ASSEDIC. C’est à cette époque que débarque dans sa vie Sylvia, jeune femme instable, fragile et un peu sauvage. Le début d’une relation tumultueuse dont il ne sortira pas indemne…

Xavier Mussat ne nous épargne rien dans cet album introspectif, disséquant la moindre parcelle de ses moments passés avec Sylvia, de leur rencontre à la rupture, du désir au rejet, de la tendresse à l’indifférence. Comment Sylvia l’a isolé de ses amis, comment elle l’a dévoré peu à peu, comment il n’a pu faire face à son instabilité chronique. Leur histoire est un grand huit permanent  dont la toxicité sonne comme une évidence mais avec laquelle ils finissent par s’accommoder. « On ne s’enferme pas dans une relation secouée de tant de dissemblances sans que quelque chose ne finisse par changer. Au début on cherche les similitudes et on s’indigne des désaccords, on essaie de tordre la matière. Et puis, ne parvenant ni à extraire ni à modifier ce corps étranger, on intègre les paradoxes. On apprend à aimer et  on se surprend à vouloir que cet amour devienne véritable. »

Deux cent quarante pages d’une mise à nue complète pour une histoire d’amour tellement tumultueuse qu’elle ne pouvait qu’être émouvante. Oui mais voila, je n’ai pas été touché une seconde par ce récit beaucoup trop intime pour moi. Sans doute parce que je déteste avoir l’impression de jouer les voyeurs. L'ensemble est aussi bien trop bavard. Joliment écrit mais avec des tonnes de récitatifs au verbiage très, très plombant.

Visuellement, par contre, c’est impressionnant. Je trouve la prise de risque formidable et je dois bien reconnaître que les nombreuses allégories présentes quasiment à chaque page sont aussi variées qu’originales.

Un exercice purificateur, une catharsis sans doute nécessaire, mais cette séance de psychanalyse géante m’a laissé de marbre. Rien à faire, je suis allergique à l’autofiction, même en BD !

Carnation de Xavier Mussat. Casterman, 2014. 247 pages. 25,00 euros.

Une lecture commune que j’ai l’immense plaisir de partager avec Mo’Ça faisait longtemps, bien trop longtemps

L'avis de Moka qui a pour sa part beaucoup aimé. L'avis de Marion.










mardi 16 septembre 2014

Rien dire - Bernard Friot

C’est un stage de préparation au bac de français. Quatre jours en rase campagne, dans un ancien pensionnat transformé en centre d’accueil pour colonies de vacances. Le soir, la prof a mis en place un petit jeu d’improvisation. Le principe : s’asseoir sur une chaise au milieu de ses camarades et parler. « De soi, de sa situation, de ses projets, de ses passions. Sans rire. » Le temps qu’une bougie se consume.

Le tour de Brahim approche. Mais il n’a rien à dire. Il ne veut rien dire. « J’arrête. J’arrache ma langue, je vide ma tête, j’écris fin. Et puis plus rien. Ce serait bien. Mais on peut pas s’arrêter de penser. Penser à rien, ça n’existe pas, c’est impossible ça. » Alors Brahim va parler. Raconter sa passion pour l’Allemagne, pour la langue et les pâtisseries allemandes surtout. Chaque été il rend visite à son oncle, à Dresde. Voila, c’est ce qu’il va raconter. Les vacances, les gâteaux allemands. Le Stollen, le Käsekuchen, la Herrentorte. Les ingrédients, le mode de préparation, la cuisson. Pendant ce temps au moins, la cire pourra fondre. Mais emporté par les mots, Brahim aborde d’autres sujets. Son statut de FOI (Français d’Origine Incontrôlé) en opposition aux FOC (Français d’Origine Contrôlé), par exemple : «  Moi je suis né en France d’une mère née en France. Mais manque de pot, mes grands-parents sont nés en Algérie. Alors ça me poursuivra jusqu’à la fin des temps, certainement. » Et là, les vannes s’ouvrent, la colère monte, Brahim change de ton…

Un bien joli texte sur la parole libérée d’un ado au départ plein de retenu dont l’armure se fendille peu à peu. L’émotion à fleur de peau, les confidences touchantes, le malaise lié à ses origines, tout s’enchaîne dans un flot ininterrompu. D’une seule voix. Une réussite de plus pour cette collection absolument incontournable.

Extrait :

« Dis rien s’il te plait, Brahim, dis rien, ça sert à rien. Te fais pas remarquer et tout ira bien. 
C’est le refrain de ma mère, pauvre mama, je t’aime, alors je ne dis rien, je presse sur mon ventre pour que ça s’enfonce tout au fond, et que ça sorte pas, hein, que ça sorte pas. Lisse, toujours lisse… Bien lavé, bien peigné, bien habillé, clean, cool, poli, propre sur moi, bon élève, délégué de classe, club de judo, groupe de rock, et aide aux devoirs pour les minots, tout comme il faut. Comme notre pelouse, devant notre pavillon de banlieue, la plus belle pelouse du lotissement, taillée aux ciseaux, pas une mauvaise herbe. Et les jardinières de fleurs sur mes rebords de fenêtres, et les rideaux lavés tous les quinze jours.  Mes pantalons bien repassés, même les jeans – non, maman, on ne repasse pas les jeans-, et les baskets nettoyées tous les samedis… Lisse, bien lisse… Même le vocabulaire, propre, bien astiqué – dis pas ça Brahim, parle correctement Brahim – Et j’obéis, oui, maman, oui, maman… Lisse, lisse, lisse… ça sert à quoi ? Je m’appelle Brahim, justement, et j’ai les yeux noirs. Et ça, ça ne s’efface pas, ça ne se lisse pas. »

Rien dire de Bernard Friot. Actes Sud Junior, 2014. 78 pages. 9,00 euros. A partir de 13 ans.


Une nouvelle lecture commune du mardi que je partage comme d'habitude avec Noukette.