dimanche 14 octobre 2012

Swamplandia, de Karen Russell (rentrée littéraire 2012)

Russell © Albin Michel 2012
Rien ne va plus chez les Bigtree. Depuis la mort brutale de la mère, Hilola, emportée par un cancer, c’est toute la famille qui part en lambeau. Le parc d’attraction de Swamplandia, situé sur une île à quelques kilomètres de la Floride, a vu peu à peu disparaître ses visiteurs. C’est sur cette terre hostile que les Bigtree ont construit leur fragile empire en proposant aux touristes le frisson d’une rencontre avec les alligators. Mais depuis le décès d’Hilola, dompteuse réputée dont le numéro consistant à traverser à la nage une fosse remplie d’effrayants reptiles représentait le principal attrait de Swamplandia, la fréquentation a chuté de façon vertigineuse. Kiwi, le fils, est parti pour le continent et à trouvé refuge dans « le monde de l’obscur », un parc concurrent. Chef, le père, a lui aussi regagné la terre afin de trouver de nouveaux investisseurs. Les deux sœurs, Ossie et Ava, sont restées sur l’île. La première s’adonne au spiritisme et quitte de plus en plus souvent la maison pour retrouver son futur mari, un fantôme qui se nomme Louis Thanksgiving. La seconde, âgée de treize ans, va faire une drôle de rencontre avec un « oiseleur » et tenter de trouver le chemin menant vers les enfers, au cœur des marais.

Alligators, esprits, disparitions, conflits, familiaux... drôle de galerie des mystères que propose Karen Russell dans ce premier roman. Une sorte d’éducation sentimentale qui se distingue surtout par son ambiance très particulière. Tentation du continent (Kiwi), tentation de l’au-delà (Ossie) et quête identitaire (Ava), voila les trois principales thématiques déclinées par l’auteur. Cette dernière joue sans cesse de l’opposition entre la Floride urbaine et l’aspect énigmatique des marécages. Elle créé dans cet entrelacs infini d’îlots à la moiteur étouffante des mondes parallèles, des lieux à la fois mythiques et parfaitement concrets où rayonne la beauté surnaturel du marais. Tout tient dans cette exubérance maîtrisée, cette tension permanente entre l’imaginaire et le réel.

La prose de Karen Russel se fait parfois luxuriante. Imagée, inventive en diable, elle entremêle brillamment l’étrange, le singulier et le quotidien qui traversent tout le récit.

Un coup de cœur donc ? Et bien paradoxalement non. J’ai eu du mal à rentrer dans cet univers si particulier et je me suis surpris à souvent voir poindre l’ennui au cours de la lecture, notamment pendant les chapitres relatant les mésaventures d’Ava et de sa sœur dans les marais. Cette ambiance vaporeuse et par trop énigmatique m’a laissé de marbre. A la limite, j’ai largement préféré l’histoire ultra-réaliste (et peu reluisante) de la découverte du continent par Kiwi. Au final, j’ai tourné la dernière page en me disant : « Tout ça pour ça ? ». Dommage, car je pense que Swamplandia est un premier roman extrêmement bien construit aux indéniables qualités. Je suis juste passé quelque peu à coté mais sachez que Karen Russell mérite vraiment que l’on s’intéresse à elle (ce n’est d’ailleurs par pour rien que le New York Times a plébiscité Swamplandia comme l’un des cinq meilleurs romans américains de 2011 et que Karen Russell a fait partie des trois finalistes du prix Pulitzer 2012 aux cotés de Denis Johnson et de David Foster Wallace).

Swamplandia, de Karen Russell. Albin Michel, 2012. 460 pages. 22,50 euros.

  L'avis enthousiaste de Reading in the Rain    




Une nouvelle participation au défi 1er roman de Anne


vendredi 12 octobre 2012

Monsieur Blaireau et Madame Renarde 5 : Le carnaval

Luciani et Tharlet - © Dargaud 2012
La vie est dure pour la famille recomposée de Monsieur Blaireau et Mme Renarde. L’hiver ne veut pas finir et le manque de nourriture se fait cruellement sentir. Le gel empêche de déterrer les racines et les réserves s’épuisent à vue d’œil. Lorsque les parents de Mme Renarde débarquent dans le terrier, les enfants sont fous de joie mais Monsieur Blaireau voit surtout deux bouches de plus à nourrir. La tension monte entre l’esprit cigale des renards et la prévoyance excessive des blaireaux qui passent pour des rabat-joies. Seule solution pour calmer tout le monde : organiser une fête de carnaval, chanter et danser pour chasser enfin l’hiver…
    
Cinquième volume de cette série idéale pour lancer les lecteurs débutants sur le chemin de la BD, et une fois de plus, la qualité est au rendez-vous. Par rapport aux albums précédents, ce sont cette fois-ci les adultes qui tiennent les premiers rôles. Entre la sagesse excessive de Blaireau et l’insouciance de grand-père Renard, chacun va devoir mettre de l’eau dans son vin. Heureusement, la conclusion joyeuse et fraternelle laisse augurer l’arrivée du printemps et la fin des temps difficiles.
     
Coté dessin, le travail à l’aquarelle d’Eve Tharlet est toujours aussi magnifique. Les grandes cases se succèdent et la variété des plans (gros plan, plan large, plongée, contre plongée...) donne beaucoup de dynamisme à l’ensemble. Bref, à nouveau une belle réussite et un réel plaisir pour les enfants de retrouver cet univers animalier chaleureux et intelligemment construit. Seul bémol, le prix. 16,45 euros pour une BD de 32 pages, c’est beaucoup trop cher. Heureusement les quatre premiers volumes ont été réédités dans la collection de poche Mille bulles de l’école des loisirs (6,00 € l’exemplaire). Plus d’excuse donc, pour partir à la découverte de cette série en passe de devenir un classique de la bande dessinée pour très jeunes lecteurs.

Monsieur Blaireau et Madame Renarde T5 : Le carnaval de Brigitte Luciani et Eve Tharlet. Dargaud, 2012. 32 pages. 16,45 euros. 


Luciani et Tharlet - © Dargaud 2012

mercredi 10 octobre 2012

Les tribulations du Choucas 2 de Lax

Lax © Dupuis 2008
Après un mémorable trekking payant au Népal, les tribulations du Choucas nous emmènent cette fois-ci en Afrique. Pour ceux qui ne le connaissent pas, le Choucas est un détective privé désabusé, anti-héros attachant qui a le chic pour s’embarquer dans des affaires dont aucun autre ne voudrait. Engagé par les parents adoptifs de Benoit, un jeune homme d’origine malienne qui a disparu après un contrôle d’identité musclé dans les rues de Paris, le Choucas retrouve la trace de l’adolescent à Mopti, la Venise du Mali. Fuyant les répressions de la police française, Benoit veut également partir en guerre contre les passeurs qui font miroiter aux Maliens les chimères de la vie en Europe. Mais la mafia locale ne l’entend pas de cette oreille…

J’adore le Choucas. Ce privé a d’abord vécu six aventures dans la série éponyme (regroupées dans une magnifique intégrale en noir et blanc publiée en 2006 et aujourd'hui épuisée). Lax y rend hommage aux titres de la série noire de Gallimard avec des intrigues aux connotations très sociales. « Une plongée dans les eaux troubles de l’humaine condition » aux propos gauchisants dénonçant les méfaits de l’ultralibéralisme. C’est pêchu, drôle, cynique, joyeusement pessimiste et surtout dessiné avec une rare puissance expressive qui n’est pas sans rappeler le très du génial Delitte.

Ce second tome des tribulations du Choucas est éminemment politique, sans doute trop. En forçant le trait sur la dénonciation sociale (les méfaits de la droite française ultra-sécuritaire et l’inhumanité des passeurs africains) au détriment de l’intrigue, Lax fait perdre beaucoup d’intérêt au récit. Même si les dialogues sont savoureux et les références à la série noire toujours présentes, l’absence de nuances (tous les policiers sont d’affreux racistes) affaiblit au bout du compte le propos et lui fait perdre toute crédibilité. Finalement, le scénario très linéaire et sans surprise laisse comme un goût d’inachevé.

Si le scénario déçoit, il n’en est rien du dessin. On retrouve avec plaisir le trait sec et nerveux qui fait de Lax un des grands dessinateurs actuels. Le découpage est simple et efficace, l’alternance entre les grandes cases et les plans plus serrés donnant du rythme à l’ensemble. Au niveau des couleurs, le jaune et l’orange dominent chaque planche. Ces tons mordorés donnent à l’Afrique un côté crépusculaire qui colle parfaitement à l’étouffante chaleur ambiante.

Ce nouvel épisode du Choucas est sans doute le moins bon de la série (en comptant les 6 volumes parus dans le cycle précédent). Faire passer le message politique avant la qualité de l’histoire est une erreur majeure qui pénalise l’ensemble de l’album. Néanmoins je persiste et je signe : si vous avez la chance de tomber sur l’intégrale en noir et blanc et que vous aimez les polars, vous pouvez foncer les yeux fermés.

Les tribulations du Choucas T2 : La brousse ou la vie de Lax. Dupuis, 2008. 48 pages. 14,50 euros.


Lax © Dupuis 2008


La couverture de l'intégrale en noir et blanc,
aussi magnifique qu'épuisée (mais moi je l'ai, na !)




lundi 8 octobre 2012

Chronique express BD (2)


Deuxième épisode de mes chroniques express Bd. Toujours sur une idée Mo’ et à Choco, je présente en vitesse quelques albums lus ces derniers temps. Pour le meilleur et pour le pire…

Zep © Glénat 2012
Titeuf T13 : A la folie, de Zep. Glénat, 2012. 48 pages. 10,45 euros.

Le nouveau Titeuf est toujours un événement pour moi. Ben oui, j’adore ce petit bonhomme ! Beaucoup de morve et pas mal d’humour scatologique dans cet album drôle et irrévérencieux, comme d’hab. J’avoue que je suis toujours bon public pour les blagues pipi-caca alors forcément, je ne suis jamais déçu avec Titeuf. Maintenant je comprends que l’on puisse faire un blocage sur ce personnage et son univers mais vous aurez compris que ce n’est pas du tout mon cas…




Swolfs © Soleil 2012
Durango, intégrale T2, d’Yves Swolfs. Soleil, 2012. 200 pages. 29,95 euros.

Second tome de l’intégrale des aventures du cow-boy solitaire de Swolfs. La suite de ses péripéties mexicaines vaut son pesant de cacahuètes. Le dessin hyperréaliste est toujours aussi époustouflant. Beaucoup de cadavres viennent joncher les plaines et les déserts de l’ouest sauvage dans ces albums qui, malgré le poids des ans, restent des must du genre.








Heitz © Gallimard 2012
Un privé à la cambrousse, intégrale T3 de Bruno Heitz. Gallimard, 2012. 348 pages. 21 euros.

Suite et fin des aventures d’Hubert, le détective privé de la France profonde. Toujours beaucoup de tendresse dans ces portraits de la ruralité des années 50 mis en images par le trait épais (et en noir et blanc, youpi !) de Bruno Heitz. Je suis fan depuis très longtemps et je me réjouis enfin d’avoir l’intégralité des enquêtes de ce privé pour le moins atypique trônant fièrement sur les étagères de ma bibliothèque.


Jordan et Moore
© Delcourt 2012
Luther Strode T1 : Un bien étrange talent de Justin Jordan et Tradd Moore. Delcourt, 2012. 148 pages. 15,50 euros.

Luther Strode, tête de turc de son lycée, commande par correspondance une méthode révolutionnaire censée le transformer en surhomme bodybuildé. Les résultats seront au-delà de ses espérances mais signeront pour lui le début d’un affreux cauchemar…
Une vraie horreur. Je me plaignais il y a quelques temps de la violence gratuite de la suite de Kick Ass. J’avoue que c’était de la petite bière par rapport à cette nouvelle série. Une escalade sans aucun intérêt (pour moi) vers des scènes de plus en plus insoutenables. Ce n’est pourtant pas à priori un comics typiquement horrifique mais le résultat final m’a franchement donné la nausée. Je suis certain que beaucoup de lecteurs vont adorer mais pour moi ce fut une découverte des plus éprouvantes.  
A se demander pourquoi je me laisse parfois tenté par des titres tellement éloignés de mes goûts. Sans doute mon coté sado-maso…


















samedi 6 octobre 2012

Certaines n’avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka (rentrée littéraire 2012)

Otsuka © Phébus 2012
« Sur le bateau, nous étions dans l’ensemble des jeunes filles accomplies, persuadées que nous ferions de bonnes épouses. Nous savions coudre et cuisiner. Servir le thé, disposer des fleurs et rester assise sans bouger sur nos grands pieds pendant des heures en ne disant absolument rien d’important ».

Ces jeunes filles sont japonaises. Le bateau a quitté le pays du soleil levant pour traverser l’océan pacifique et se rendre à San Francisco. Là-bas les attendent des maris qu’elles n’ont vu qu’en photo. En ce début de XXème siècle, elles n’ont pas d’autre choix que d’abandonner leur famille et la misère pour espérer une vie meilleure.

« Sur le bateau nous ne pouvions imaginer qu’en voyant notre mari pour la première fois, nous n’aurions aucun idée de qui il était. Que ces hommes massés aux casquettes en tricot, aux manteaux noirs miteux, qui nous attendaient sur le quai, ne ressemblaient en rien aux beaux jeunes gens des photographies. Que les portraits envoyés dans les enveloppes dataient de vingt ans. Que les lettres qu’ils nous avaient adressées avaient été rédigées par d’autres, des professionnels à la belle écriture dont le métier consistait à raconter des mensonges pour ravir le cœur. [...] Nous voila en Amérique, nous dirions-nous, il n’y a pas à s’inquiéter. Et nous aurions tort. »

Quand vient la première nuit, chacune doit subir les assauts de son inconnu de mari. Difficile de parler d’une nuit de noces. Appelons plutôt cela un viol... Puis commence la dure vie de l’expatriée. Les japonais n’ont droit qu’aux corvées. Les exilées vont travailler dans les champs pour une bouchée de pain. Plus tard, quelques unes seront employées comme femme de ménage chez de riches blancs. Entre temps, beaucoup auront eu des enfants qui, en grandissant, renieront leurs origines, ne parleront plus la langue et auront honte de leurs parents. Enfin, ce sera la guerre. Pearl Harbour. L’ère du soupçon, la crainte de voir en chaque japonais un espion à la solde d’Hirohito. L’Amérique finira par les interner dans des camps disséminés dans différents États...

Julie Otsuka raconte l’histoire de ces femmes. Une douleur sourde, une violence insoutenable. Optant pour un mode narratif pluriel, elle créé une voix collective disant : « nous tous, témoins de l’horreur commune ». Cette entité qui s’exprime est une incantation, un chant, une prière chuchotée proche de l’élégie. Le « nous » rassemble des milliers de femmes aux destins similaires. De ce chœur sacré s’élève une triste mélopée. Pourtant, et c’est là que réside le talent de l’auteur, l’écriture, exempte de toute sensiblerie, reste délicate et sans complaisance. Le style épuré donne davantage de puissance au témoignage de cette entité collective. Un roman impressionnant qui vous sonne et vous laisse groggy comme un uppercut à la pointe du menton.

Certaines n’avaient jamais vu la mer, de Julie Otsuka. Phébus, 2012. 140 pages. 15 euros.

L'avis de Kathel

L'avis de Canel

L'avis de Philisine Cave





vendredi 5 octobre 2012

Mais qui veut la peau des ours nains ? d’Émile Bravo

Bravo © Seuil jeunesse 2012
Presque quatre ans après leur dernier album, revoilà enfin les ours nains d’Émile Bravo. Un vrai bonheur de retrouver ces plantigrades ne cessant de croiser au fil de leurs aventures les plus célèbres personnages de conte. Après Boucle d’or, les trois petits cochons, le chat botté, le joueur de flûte de Hamelin, le petit chaperon rouge, Hansel et Gretel, Blanche neige et le petit poucet, c’est cette fois au tour de Peau d’âne, Peau d’ours (personnage peu connu d’un conte des frères Grimm), Barbe Bleu et des musiciens de Brême d’entrer dans la danse.

L’histoire, toujours aussi farfelue, démarre avec le départ de Blanche Neige de la maison des ours. Impossible pour elle de continuer à faire la bonniche pour ces fainéants qui passent tout leur temps devant la télé (représenter Blanche Neige en femme d’intérieur avec sa blouse à fleurs, ses bigoudis et son plumeau à la main, il fallait oser !). La télé donc, qui ne fait que montrer les dangers du monde extérieur, a rendu les sept ours paranos. Pris de panique, ces derniers se barricadent dans leur chaumière. Et quand Peau d’âne vient frapper à leur porte, ils la prennent pour un mort vivant...

Adossant son intrigue aux contes pour enfants afin de mieux les détourner, Bravo ne donne pas forcément dans l’innovation. Si sa recette fonctionne à merveille, c’est surtout parce que le bonhomme possède un sacré talent. Le double niveau de lecture est évident pour les plus grands. Les autres se régaleront du décalage entre l’univers en apparence idyllique de la forêt peuplée de jolis petits animaux et la stupidité des ours qui, au fil de leurs albums, ne cessent de se montrer imprévoyants, lâches, peureux, individualistes et d’une confondante naïveté. Ces oursons crétins impayables, tellement éloignés des héros sans peur et sans reproche que l’on a l’habitude de voir dans les contes, ne pourront que faire sourire.

Franchement, si vous souhaitez faire découvrir la BD aux 5-6 ans, cette série est idéale. Il y a d’abord l’académisme du trait. Une ligne claire d’une imparable lisibilité. Ensuite, le découpage simple (maximum 4 cases par planches) et le rythme trépidant constitue une véritable leçon de narration dessinée pour les débutants. Enfin, le petit format à l’italienne permet une prise en main idéale et évite de se retrouver avec un ouvrage encombrant qu’il faut porter à bout de bras à chaque fois qu’on souhaite le (re)lire.

Bref, chaque album des ours nains est un parfait outil d’initiation à la bande dessinée, notamment pour la compréhension du rapport texte/image. Sans compter que la qualité de l’écriture et l’humour omniprésent régaleront à coups sûrs petits et grands. Testé et approuvé à la maison, ce nouvel (et dernier ?) album à déjà fait l’unanimité. Un gros coup de cœur !


Mais qui veut la peau des ours nains ? d’Émile Bravo, Seuil Jeunesse 2012. 38 pages. 12 euros. A partir de 5-6 ans.

L'avis de Canel


Bravo © Seuil jeunesse 2012

Bravo © Seuil jeunesse 2012

mercredi 3 octobre 2012

L’enfance d’Alan d’Emmanuel Guibert


Guibert © L'association 2012
Après avoir relaté le quotidien de son ami américain Alan Ingram Cope dans La guerre d’Alan, Emmanuel Guibert récidive en s’attachant cette fois-ci à son enfance. De sa naissance en 1925 à la mort de sa mère en 1936, ce sont les onze premières années de sa vie qui sont ici retranscrites. Une enfance heureuse dans une famille modeste venue s’installer en Californie du sud. D’imposants chapitres sont consacrés aux grands-parents et l’album se clôture sur la figure de cette mère trop tôt disparue et de la répercussion que ce décès aura sur le petit Alan. Entre ces moments familiaux plus ou moins douloureux, quelques scènes de la vie ordinaire dans cette Amérique des années 30 frappée de plein fouet par la crise.

Le récit retrace plus ou moins fidèlement les confessions faites par Alan à Emmanuel Guibert. Des heures passées à écouter et enregistrer les propos de cet ami avec lequel le dessinateur aimait se retrouver tous les soirs dans son jardin de l’île de Ré. Alan est décédé en 1999 mais aujourd’hui encore, Guibert se souvient de ces moments de bonheur comme si c’était hier : "Chaque fois que je plonge la main dans ce vivier pour en retirer les éléments d’un livre, cette main rencontre un milieu accueillant, qui a la consistance et le parfum qu’avait l’air à ce moment-là" (interview Casemate, octobre 2012).

Deux difficultés majeures sont à contourner lorsque l’on se lance dans un tel projet. D’abord, il faut parvenir à trier, découper, monter et illustrer un témoignage qui, à la base, ne peut tenir en 160 pages. Ensuite, il faut éviter de tomber dans la mièvrerie d’un hommage trop solennel et trop gratuitement nostalgique. Inutile de vous dire que Guibert efface ces deux obstacles avec brio. Son découpage alternant les cases blanches ultra dépouillées et les vignettes aux décors somptueux créé une parfaite alchimie. L’énorme travail de documentation permet par ailleurs de s’immerger totalement dans cette Californie des années 30 au charme rétro. D’autre part, la « voix » d’Alan traverse l’album avec une sobriété et une justesse qui éloigne ce récit du ton plaintif de l’élégie.
Un ouvrage magnifique qui, au-delà de l’histoire particulière d’un homme, touche incontestablement à l’universel.

Qui est Alan ? France Culture lui a consacré un portrait en fin d'année dernière : http://www.franceculture.fr/emission-l-atelier-de-la-creation-portrait-d%E2%80%99alan-ingram-cope-2011-11-29

L’enfance d’Alan  d’Emmanuel Guibert. L’Association, 2012. 160 pages. 19 euros. 

Guibert © L'association 2012





Grand Prix de la Critique 2013



mardi 2 octobre 2012

Le premier mardi c'est permis (10) : Petite table, sois mise ! d'Anne Serre

Serre © Verdier 2012 
« Notre famille a toujours détesté et repoussé la haine, peut-être grâce à ces liens charnels qui nous unissaient. Je ne voudrais pas, ici, sembler faire l’apologie des liens sexuels en famille : je sais trop combien le sujet est délicat. Mais puisque j’ai résolu de raconter ma vie en tentant d’exprimer le plus exactement possible ce que j’éprouvais dans cette situation déréglée et pourtant si réglée qui était la nôtre, nul ne me convaincra de m’arracher les cheveux, de couvrir ma tête de cendres, de pleurer, puisqu’au fond de moi nul ne pleure, mais au contraire rit et demande à danser. »

Dans cette drôle de famille, les trois filles et leurs parents s’envoient en l’air. En couple, en trio ou tous ensembles. Il y a même quelques amis de passage qui n’hésitent pas à se joindre à eux. Le père se déguise en femme, la mère se promène nue dans la maison et passe ses journées à se brosser la toison devant la glace en attendant que son amant vienne la culbuter sur la table du salon. Les filles « s’explorent la motte » et s’extasient devant les attributs de leur géniteur : « Le sexe de papa faisait nos délices. Nous n’étions jamais rassasiées de sa vue, de son toucher. »

Je me plaignais il y a quelque temps de l’insupportable lecture des écrits pédophiliques de Pierre Louÿs. Pourquoi alors me replonger dans un texte où l’inceste a la part belle ? Maso le gars ? Il y a sans doute un peu de cela mais surtout, Anne Serre procède avec beaucoup plus de finesse. Loin des descriptions cliniques et scabreuses de Louÿs, elle propose un conte pour adultes avertis (qui a dit pervertis ?) où la naïveté le dispute à l’innocence.

Loin du fait divers glauque, elle tricote son récit en s’appuyant sur les excès que permet le conte. Si les parents ont tout d’un couple d’ogre et d’ogresse, jamais leurs enfants ne les considèrent ainsi. La sobriété du ton et la bonne humeur de la narratrice (la plus jeune des sœurs) laisse à penser que tout va de soi dans cette famille pour le moins particulière. Surtout, dans la seconde partie du texte, cette même narratrice, qui a quitté la maison à 15 ans et est devenue adulte, replonge dans ses souvenirs d’enfance sans douleur. Ce passé lui apparaît comme un songe, une étape marquante et importante qui lui a permis de se construire. Avec une belle lucidité, elle retrouve le moment du basculement, lors d’ébats en plein champ avec un amant de passage alors qu’elle n’était encore qu’une gamine : « pour la première fois, quelque chose naquit en moi. Non pas l’amour, j’en étais bien loin encore [...] mais un début d’amour, un début d’espérance, un début de douleur pour quelque chose de plus haut, de plus fin, de plus mystérieux que le plaisir familial qui n’était ni haut, ni fin, ni mystérieux, mais qui n’étais pas son contraire non plus. Qui était large, doux, glacial et puissant. » Sortie du rêve de l’enfance, la jeune fille va, en toute sérénité, pouvoir devenir une femme.

Un texte inclassable et troublant, sans doute l’une des plus grandes étrangetés de cette rentrée littéraire.

Pour info, Petite table, sois mise ! fait partie des premières sélections de quatre prix d’automne : le Fémina, le prix de Flore, le prix Wepler et le prix Sade (j’avoue que celui-là, je ne le connais pas du tout !).


Petite table, sois mise ! d’Anne Serre. Verdier, 2012. 60 pages. 6,80 euros.



Rendez-vous chez Stéphie pour découvrir d'autres lectures inavoubales






Ce billet signe ma seconde participation au défi cent pages
de La Part Manquante 
 

dimanche 30 septembre 2012

Le sermon sur la chute de Rome (rentrée littéraire 2012)

Ferrari © Actes sud 2012 
Mathieu et Libero, deux amis corses exilés à Paris pour suivre des études de philosophie à l’université, décident de tout plaquer et rentrent sur l’île de beauté pour reprendre le bar du village de leur enfance. L’endroit ne désemplit pas et devient un lieu festif où l’insouciance et la joie de vivre semblent régner en maître. Malheureusement, même dans ce « meilleur des mondes possibles », la bassesse de l’âme humaine va reprendre ses droits et tout engloutir…

Au-delà des mésaventures de jeunes écervelés emportés par leur triomphe commercial, Jérôme Ferrari relate la saga en accéléré d’une famille corse sur trois générations. De Marcel le grand-père à Mathieu son petit-fils, c’est une histoire placée sous le signe de la destruction qui est offerte au lecteur.

Sans forfanterie, l’auteur du sublime Où j’ai laissé mon âme entend élever la littérature face à la bêtise. Cette dernière est ici représentée par le troquet des deux amis. Pour eux, il importe de protéger leur paradis de tout contact avec l’esprit, d’ériger un monde dans lequel la pensée n’a plus sa place : « Mathieu et Libero étaient les seuls démiurges de ce petit monde. Le démiurge n’est pas le Dieu créateur. Il ne sait même pas qu’il construit un monde, il fait une œuvre d’homme, pierre après pierre, et bientôt, sa création lui échappe et le dépasse et s’il ne la détruit pas, c’est elle qui le détruit. »

Le sermon sur la chute de Rome montre l’effondrement des rêves les plus fous et des faux espoirs, cet effondrement qui sonne le glas des désirs insatisfaits, des croyances creuses et décevantes. En filigrane, le message est clair : point de salut dans le cynisme commercial qui ne pourra, à terme, qu’entraîner ceux qui le glorifient vers le pourrissement.

Comme toujours chez Ferrari, la langue est superbe, à la fois poétique et abrupte, et l’écriture, oscillant sans cesse entre un lyrisme maîtrisé et un vocabulaire des plus crus, reste d’une incroyable fluidité.

Cette réflexion sur la disparition d’un monde n’a rien d’une lamentation et encore moins d’une quelconque leçon de morale. Ce texte magnifique est surtout empreint de pessimisme et d’une bonne dose d’humour noir. Assurément pour moi le roman français de l’année.

Le sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari. Actes Sud, 2012. 202 pages. 19 euros.


vendredi 28 septembre 2012

Pépito de Luciano Bottaro

Pépito naît en Italie en 1952. Il arrive en France dès 1954 dans une revue éponyme. Pépito est un corsaire, capitaine du navire La cacahuète. A ses cotés se trouvent ses fidèles compagnons Ventempoupe, Crochette, La merluche ou encore Bec-de-Fer, son perroquet anthropomorphisé. Les histoires de Pépito se déroulent sur l’archipel de Las Ananas, une possession du roi Alonzo XXXIV dirigée par son excellence ventripotente et omnipotente Hernandez de La Banane. Ce gouverneur aussi arrogant qu’égoïste est le pire ennemi de Pépito.

Avec Pépito, les enfants des années cinquante découvraient un univers joyeux et farfelu où farces, quiproquos et déguisements rythmaient de nombreux épisodes dignes de la commedia dell’arte. Humour au premier degré, péripéties nombreuses et invraisemblables, récit progressant à vitesse grand V jusqu’à la défaite annoncée (et humiliante) du gouverneur, les éléments se répétaient à chaque épisode pour le plaisir des petits lecteurs. Pour les plus grands, la figure d’Hernandez de La Banane est une évidente moquerie des dictatures et des nombreux tyrans d’opérette conjuguant insondable bêtise et naïveté crasse à laquelle s’oppose l’esprit libertaire du corsaire Pépito et de ses amis.

Au niveau graphique, Bottaro excelle dans la représentation de personnages caricaturaux aux bras courts et aux mains démesurées possédant souvent un gros nez, des yeux surdimensionnés et une énorme moustache. Les décors sont simplifiés à l’extrême et très répétitifs. Seule compte la lisibilité. Ayant publié des milliers de pages pour Disney en Italie, le dessinateur allie clarté et fluidité des mouvements dans un découpage se résumant souvent à deux cases par bande.

Luciano Bottaro à créé une œuvre considérable. Son travail aura notamment influencé des dessinateurs comme Florence Cestac et François Corteggiani. Malheureusement pour lui, son talent ne sera jamais reconnu à sa juste valeur. Pire encore, ses éditeurs vont le spolier de ses droits d’auteurs et vendre le personnage de Pépito à un groupe alimentaire (le petit gâteau au chocolat, ça vous dit quelque chose ?) qui prétendra par la suite empêcher Bottaro de continuer à le dessiner. Jusqu’à sa mort en 2006, le papa du petit corsaire continuera malgré tout à publier de nombreuses pages sans jamais se laisser gagner par le découragement. Un grand coup de chapeau aux éditions Cornélius qui lui rendent l’hommage qu’il mérite en proposant ce copieux volume regroupant quelques uns des meilleurs épisodes de la série. Voila un monument de la bande dessinée populaire du siècle dernier remis sous le feu des projecteurs pour le plus grand bonheur de nombreux lecteurs nostalgiques.

Pépito T1  de Luciano Bottaro. Cornélius, 2012. 252 pages. 25,50 euros.    






Une nouvelle contribution au challenge il viaggio de Nathalie