Maël et Kris © Futuropolis 2012 |
Vous connaissez peut-être mon habitude consistant à n’attaquer une série que lorsque tous les tomes qui la composent sont parus. Une sale manie, certes, mais dans le cas présent, ce fut vraiment une bonne chose. Ici, seule la lecture intégrale des quatre albums permet de comprendre le projet des auteurs. Difficile en effet de saisir les tenants et les aboutissants de l’intrigue sans avoir toutes les cartes en main. Et comme il faut attendre la seconde moitié du quatrième tome pour que l’enquête progresse de manière définitive, j’ai bien fait de patienter.
A quoi bon faire une BD sur la première guerre mondiale après Tardi ? Une telle entreprise a un sens si l'on aborde la question avec un point de vue différent. Chez Tardi, les hommes sont des victimes, ils ont été forcés de partir au combat. Kris ne voit pas les choses de façon aussi réductrice. Il veut comprendre pourquoi beaucoup ont agi de leur plein gré, par patriotisme. Surtout, il cherche à savoir comment ces hommes venus d’horizons différents ont tenu des années dans les tranchées et ont pu s’étriper comme des chiens enragés avec des gars qui ne leur avaient rien fait. Son propos insiste également sur la solidarité qui leur a permis de supporter l’enfer, qui les a poussés à risquer leur peau pour des types qu’ils connaissaient à peine, à faire pour eux des choses qu’ils ne feraient pas pour leur propre famille.
Notre mère la guerre vous prend aux tripes. La crudité du conflit est montrée dans toute son horreur. La dernière case du premier tome m’a par exemple laissé au bord des larmes (et pourtant il en faut beaucoup pour m’émouvoir, je peux regarder Bambi sans ciller, c’est dire !). Kris gratte jusqu’à l’os pour démontrer que chacun possède en temps de guerre un potentiel de cruauté et de destruction absolument sans limite. Une sorte d’inhumanité qui reste envers et contre tout le propre de l’homme… On pourra sans doute reprocher à cette série son coté trop bavard. Personnellement, je pense au contraire que cette abondance de mots donne à l’ensemble un aspect littéraire remarquable.
Niveau dessin, on est dans le haut de gamme. Maël parvient à dessiner l’indicible. Son trait puissant restitue la laideur et l’étrange beauté de la guerre. Il joue des cadrages plus ou moins serrés pour décrire la souffrance sans sombrer dans le romantisme ou le film d’horreur. Les planches, réalisées en couleurs directes, sont magnifiques. Toutes sont traversées par différents tons de gris. Cette absence de luminosité renforce le coté crépusculaire de l’ensemble.
Il suffit de lire le texte de Tim O’brien extrait de son ouvrage A propos du courage en appendice de ce tome 4 pour comprendre toute la philosophie de cette série : « Une histoire de guerre véridique n’est jamais morale. Elle n’est pas instructive, elle n’encourage pas la vertu, elle ne suggère pas de comportement humaniste idéal, elle n’empêche pas les hommes de continuer à faire ce que les hommes ont toujours fait. Si une histoire de guerre vous paraît morale, n’y croyez pas. Si, à la fin d’une histoire de guerre, vous vous sentez ragaillardi, ou si vous avez l’impression qu’une parcelle de rectitude a été sauvée d’un immense gaspillage, c’est que vous êtes la victime d’un très vieux et horrible mensonge. La rectitude n’existe pas. La vertu non plus. La première règle, me semble-t-il, est qu’on peut juger de la véracité d’une histoire de guerre d’après son degré d’allégeance absolue et inconditionnelle à l’obscénité et au mal. »
Point de salut, point d’espoir, point de lumière. Après trois complaintes, il est temps de conclure le récit par une dernière prière, un requiem pour le repos des âmes. Tout simplement sublime.
Notre mère la guerre T4 : Requiem de Kriss et Maël. Futuropolis, 2012. 64 pages. 16,25 euros.
Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Mo' (il y avait longtemps !). Filez vite découvrir son avis.
Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Mo' (il y avait longtemps !). Filez vite découvrir son avis.
Maël et Kris © Futuropolis 2012 |
les dessins sont attirants...
RépondreSupprimerIls sont superbes en effet.
SupprimerCette BD semble vraiment très bien ! En revanche, je vais attendre d'avoir un peu de coeur à l'ouvrage pour la lire car la période de la Grande Guerre, quand c'est bien décrit, c'est toujours une épreuve... Je viens tout juste de terminer 14 de Jean Echenoz... Décidément, on en a pas terminé avec ce conflit atroce !
RépondreSupprimerLe Echenoz est dans ma PAL, une lecture à venir très bientôt. En même temps, avec le 11 novembre qui arrive, ce sont des lectures de saison^^
SupprimerUne BD qui prend aux tripes ? Voilà qui est intéressant ! Même s'il faut attendre la seconde moitié du quatrième tome !^^
RépondreSupprimerIl faut attendre la seconde moitié du quatrième tome pour que l'enquête avance de manière définitive mais l'histoire te prendra aux tripes bien avant !
SupprimerJ'ai apprécié la réflexion impulsée par cette série. La qualité du scénario de Kris est réelle. Dès le premier tome, on le ressent pourtant, il y avait dans ce tome un décalage entre ce que je ressentais comme latent et le fait que l’enquête prend beaucoup de place. Cela m'avait déstabilisée à l'époque. Mais à chaque tome, le message a davantage de force. Quant au travail de Maël, quelle claque graphique !! Lunch m'avait conseillé un autre album de cet auteur. Je crois qu'il est temps maintenant que je le lise :)
RépondreSupprimerMerci pour ce partage et les échanges qu'on a eu ;)
C'est ton cheminement entre chaque album qui m'a convaincu de me lancer dans la série. J'aime quand le point de vue du lecteur change d'un tome à l'autre, c'est souvent le signe que l'on tient un scénario de qualité.
SupprimerEn tout cas c'est à toi que je dois le plaisir d'avoir découvert cette série. Merci encore pour cette enrichissante lecture commune.
J'ai lu ce requiem, et je suis bien dans le dur pour écrire quelque chose dessus, tellement je suis resté sans voix en fin d'ouvrage... Et puis c'est un exercice qui n'est pas donné à tout le monde que de publier un article sur le dernier volume ...
RépondreSupprimerSublime et merci.
Je vais aller lire chez Mo' :)
J'espère quand même pouvoir te lire à propos de ce titre j'aimerais beaucoup savoir ce que tu en as pensé.
SupprimerMo' et toi m'avez convaincu. Merci pour cette belle présentation.
RépondreSupprimerCe fut un plaisir de partager cette lecture avec elle^^
SupprimerJ'aime beaucoup Kris et les dessins de Maël ont l'air somptueux... mais ça m'a tout de même l'air bien plombant tout ça ! Après Blast, je vais avoir du mal à m'en remettre !!
RépondreSupprimerPeut-être pas à enchaîner tout de suite après Blast, sauf si tu veux te voir prescrire quelques anti-dépresseurs...
SupprimerIl est sur ma pile à lire avec le tome 3 de Blast... de bons moments de lecture en perspective...
RépondreSupprimerEn même temps, il n'est plus temps de se lancer dans des lectures légères au bord de la plage^^
SupprimerDu moment que cette série est terminée et que Mo' et toi êtes d'accord pour nous la conseiller, je la mets dès à présent à mon programme de lectures de BD, quitte à proposer son achat à ma bibliothèque, s'il le faut
RépondreSupprimerAh oui, si ta bibli ne possède pas la série il faut absolument que tu leur suggères de l'acquérir !
SupprimerJusqu'à présent je ne jurais aussi que par Tardi pour cette période, je le travaille aussi d'ailleurs avec mes élèves. Mais le point de vue opposé m'interpelle et, j'imagine, pousse à la réflexion. C'est très intéressant en même temps que courageux de la part de l'auteur de s'être lancé dans une telle entreprise.J'aime la disposition du texte sur les pages, ça change et donne corps au récit. bref, je note
RépondreSupprimerL'extrait que je montre n'est pas caratéristique de ce qui se passe dans le reste de la BD. Sur les autres pages, les bulles sont disposées de manière classique. Sinon oui, ça peut-être intéressant de chercher les différences entre le propos de Kris et celui de Tardi.
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