vendredi 31 août 2018

Dans la cage - Kevin Hardcastle

Daniel a bourlingué sur les rings clandestins de boxe et de free fight. Il était un combattant reconnu et admiré avant qu’une blessure à l’œil abrège sa carrière. Devenu père de famille, ce travailleur précaire peine à joindre les deux bouts. Pour améliorer l’ordinaire il rend quelques services musclés à Clayton, un caïd local qu’il connaît depuis l’enfance. Ne supportant plus les débordements de ce dernier, Daniel décide de couper les ponts. Une décision de bon sens qu’il va devoir payer au prix fort. Très, très fort… 

Pas la peine de tourner autour du pot, j’ai trouvé beaucoup de défauts à ce roman. Des personnages à la psychologie peu fouillée auxquels j’ai eu du mal à accorder mon attention. Une écriture sans relief, parfois confuse dans la description des nombreuses scènes d’action. Un final  survitaminé qu’on voit venir de loin avec ses gros sabots et qui n’a d’autre but que d’en mettre plein la vue (bon, pas aussi excessif et ridicule que celui de Brasier noir mais il faut dire aussi que ce dernier a mis la barre trop haute). Et surtout, surtout, une mise en scène de la violence proche de la complaisance, le plus souvent totalement gratuite. Pas pendant les combats dans la cage dont le réalisme participe naturellement à la dynamique de l’histoire mais plutôt pendant les passages relatant les exactions de Clayton et sa clique, qui croulent sous les détails sordides et n’apportent aucune valeur ajoutée au récit. Un seul aurait suffi pour faire comprendre au lecteur les atrocités dont ses gros durs étaient capables, pas la peine d’y revenir à de nombreuses reprises, si ce n’est pour pousser gratuitement le curseur de la cruauté toujours un peu plus loin.

C’est vraiment la sensation très dérangeante qui m’a accompagné tout au long de ce roman. Pourtant je suis plutôt bon public pour ce genre de tragédie « à l’américaine » d’une infinie noirceur mais là, rien à faire, je suis passé à côté.

Dans la cage de Kevin Hardcastle (traduit de l’anglais par Janique Jouin). 352 pages. 22,00 euros.





mercredi 29 août 2018

L’ange de l’histoire - Rabih Alameddine

Assis dans la salle d’attente des urgences psy, Jacob le poète repense aux différents moments de son existence : son enfance au Caire dans un bordel où sa mère « travaillait », le retour sur sa terre natale du Liban où son père le mettra en pension chez les bonnes sœurs. Le détour par Helsinki avant l’arrivée aux États-Unis. San Francisco, sa communauté gay, des fréquentations inoubliables et les ravages du sida…

La maladie a arraché à Jacob son amour, ses amis. Pendant qu’il attend de voir le psy, la Mort et le Diable discutent dans son salon. Le Malin lui parle, c’est la raison pour laquelle il veut se faire interner. Trop de solitude, trop de désespoir, trop besoin d’aide, Jacob n’en peut plus. 

On alterne entre les souvenirs du poète, les discussions menées par la mort et le diable au sujet de son âme et le présent de sa soirée dans la salle des urgences de l’hôpital où il souhaite se faire interner. Si Rabih Alameddine décrit avec justesse la communauté homosexuelle de San Francisco dévastée par le sida pendant les années 80, si le travail de mémoire de Jacob, fragmenté et douloureux, révèle une personnalité abîmée par la perte des êtres chers emportés par la maladie, je suis resté en dehors de ce texte. Seuls les chapitres parlant de l’enfance au Liban et au Caire sont touchants, le reste n’a fait que glisser sur moi comme l’eau sur les plumes d’un canard : aucun effet, aucune réaction.

Au final un roman un roman original à la construction ambitieuse mais un roman loin d’être inoubliable, en ce qui me concerne du moins. 

L’ange de l’histoire de Rabih Alameddine (traduit de l’anglais par Nicolas Richard). Les Escales, 2018. 390 pages. 21,90 euros.





mardi 28 août 2018

Ueno Park - Antoine Dole

Ayumi est une Hikikomori, une ado isolée qui n’a pas quitté sa chambre depuis deux ans, trois mois et vingt-neuf jours. Sora est adepte du travestissement. Fuko, condamnée par la leucémie, vit ses derniers instants dans un fauteuil roulant poussé par sa grande sœur. Natsuki est une escort girl pour vieux grigous libidineux. Haruto est venu à Tokyo avec sa mère après le tsunami de 2011. Daïsuké est un freeter, un jeune précaire vivant chez ses parents. Aïri, folle amoureuse d’une pop star, est persuadée que l’affection qu’elle porte à son idole est réciproque. A 16 ans, Nozomu est SDF. Ils sont huit adolescents isolés, à la marge. Ils ne se connaissent pas mais vont se retrouver le même jour dans un parc de Tokyo pour célébrer le Hanami (la fête des cerisiers en fleur).

Huit chapitres, huit voix, huit solitudes. Des fantômes que personnes ne voient mais qui, à leur façon, brisent les codes d’une société étouffante. Antoine Dole fait du Antoine Dole. C’est beau, ça gratte, ça vous sert les tripes. Et pour une fois c’est plus mélancolique que désespéré. Bien sûr il y a de la souffrance, une vraie douleur, mais il y a aussi dans le discours de chacun une surprenante lucidité doublée d’une réelle note d’espoir.

La symbolique de l’Hanami est évidemment très forte. Fête du renouveau par excellence, ce « moment de l’année où l’impossible se passe, et où des fleurs roses poussent sur des arbres à l’écorce noire » est pour tous les protagonistes l’occasion de se réinventer, de renaître, d’éclore. Ou, dans le cas de Fuko, de partir sereinement, apaisée.

J’ai apprécié de découvrir un Antoine moins sombre, moins « jusqu’auboutiste » que dans ses romans précédents. Certes, il ne ménage pas ses personnages, et c’est tant mieux, mais il leur ouvre aussi une fenêtre vers un avenir où le chemin à suivre ne mène pas chacun au bord d’un précipice sans fond. Un très beau texte, plein de lumière malgré les tourments. 

Ueno Park d’Antoine Dole. Actes sud junior, 2018. 128 pages. 13,50 euros. A partir de 14 ans.









dimanche 26 août 2018

Miss Sarajevo - Ingrid Thobois

Il y a une rare délicatesse dans l’écriture d’Ingrid Thobois. Sa langue d’une grande richesse ne donne jamais dans l’esbroufe et reste en permanence au service du récit sans se perdre dans un lyrisme de façade. Dans Miss Sarajevo, c’est avec beaucoup de sensibilité qu’elle dresse le portrait de Joaquim, un photographe de guerre ne s’étant jamais remis du suicide de sa sœur à l’adolescence. Au fil de chapitres alternant les époques, on le retrouve au moment du drame, puis quelques mois plus tard en 1993 au cœur de Sarajevo sous les bombes et enfin de nos jours, alors qu’il s’apprête à retourner dans sa ville natale de Rouen pour enterrer son père.

Un superbe texte qui touche à l’intime avec pudeur. Ma crainte initiale d’un mélo tire-larmes a vite été balayée par la finesse avec laquelle sont abordées les questions du deuil et du long chemin vers la résilience. En se rendant dans des pays en guerre, Joachim cherche à la fois à se confronter à la mort et à tirer un trait définitif sur une enfance sclérosée par un milieu bourgeois étouffant. Sa démarche allie la fuite en avant à une prise de risque aussi inconsidérée que volontaire.

Les épisodes se déroulant avant le suicide de la sœur montrent une figure paternelle froide et distante et une mère effacée qui, après la disparition de sa fille, va sombrer définitivement. Dans le train qui le ramène vers Rouen, Joaquim ouvre son douloureux coffre aux souvenirs. Lui le solitaire, l’âme endurcie par les horreurs vues à travers le monde, revient vers le lieu où le traumatisme à l’origine de tous ses maux s’est noué. Pensant rouvrir des plaies qu’il pensait avoir profondément enfouies, il va se frayer un chemin vers la lumière et l’apaisement.

Une plongée intérieure mélancolique tout en retenue d’une justesse bouleversante.     

Miss Sarajevo d’Ingrid Thobois. Buchet-Chastel, 2018. 225 pages. 16,00 euros.





mardi 21 août 2018

À l’étroit - Isabelle Vouin

« On n’en veut pas de leur vie. Qu’on nous fiche la paix. Qu’on arrête de nous changer de maison comme des sacs depuis dix ans. On n’avait rien demandé. Même pas de naître. Naître pour quoi ? Pour rester là ? Au milieu du bordel ? Avec nos doudous dans les mains ? Les regarder s’agiter ? Crier ? Être écartelés ? Vivre pour n’avoir que des morceaux de vie. Une moitié de maison ? Une moitié de Maman ? Un échantillon de papa ? Des débris ? Jamais plus rien d’entier ? Et une valise. Toujours la valise. Notre roulotte. On l’a fait, on la défait, on la refait. Les habits mal séchés, les miettes, les peaux de banane séchées, les bonbons collés, ça finit par puer. »

Le temps d’un voyage entre Agen et Toulouse, sur l’autoroute, Greg n’en peut plus. Coincé entre sa belle-mère et les bagages, avec également son père, ses trois demi-sœurs et son frère dans l’habitacle, il fulmine. Une colère dirigée contre cette vie de famille recomposée qui lui sort par les yeux, contre ces vacances à venir qu’il va détester, contre sa petite copine dont il attend désespérément le SMS lui annonçant qu’elle n’est pas enceinte. Une colère qui ne cesse de gonfler,  jusqu’au moment où…

Un petit roman sous forme de monologue intérieur. Greg n’est pas perdu dans ses pensées, il ne s’éparpille pas, il reste concentré sur la situation présente, ses causes, ses conséquences et ce ressentiment qui le ronge, le dévore. Tout lui semble injuste et insupportable. Certains de ses reproches sont légitimes, sa vision du statut d’enfant de divorcés en souffrance n’est pas discutable.
Mais il est aussi parfois excessif et j’ai souvent eu envie de le secouer pour lui faire comprendre qu’il n’était pas le nombril du monde et que sa rancœur pourrait être formulée avec un minimum de recul.

Après, c’est toute la force de ce texte d’exprimer le ressenti d’un ado de 17 ans de façon brute, sans filtre, réaliste. Les mots sont durs, la modération n’a pas sa place quand un gamin de cet âge s’emporte, même mentalement. Et j’ai beaucoup aimé le final inattendu qui coupe court à ses ruminations et lui permet de remettre son mal-être en perspective avec beaucoup de finesse.

Court et percutant, voilà un petit roman parfait pour ouvrir une nouvelle saison de pépites jeunesse que j’aurai une fois encore le plaisir de partager chaque mardi avec ma chère Noukette.

À l’étroit d’Isabelle Vouin. Talents hauts, 2018. 60 pages. 7,00 euros. A partir de 13 ans.









vendredi 13 juillet 2018

Ma chienne de vie - James Thurber

Vu le titre on pourrait penser à une autobiographie cradingue, poisseuse à souhait, de celles que j’apprécie particulièrement. Sauf que pas du tout. James Thurber, pilier du New Yorker, a publié ces textes accompagnés d’illustrations dans les pages du magazine américain au milieu des années 30. Et loin de donner dans la dramaturgie, il offre à voir avec légèreté et loufoquerie sa jeunesse au sein d’un foyer pour le moins atypique de l’Ohio. A l’évidence le trait est forcé pour faire rire le lecteur et l’autobiographie selon Thurber ne cherche pas l’exactitude la plus sincère. Chaque nouvelle du recueil se lit un peu comme un sketch et permet de découvrir la vie d’une famille américaine moyenne par le petit bout de la lorgnette.

L’effondrement du lit paternel, la voiture à bout de souffle, le grand-père se croyant encore en pleine guerre de sécession, le chien à l’agressivité incontrôlable,  le cousin persuadé qu’il va cesser de respirer en s’endormant chaque nuit, les employées de maison excentriques, les années à la fac ou son statut de soldat réformé, Thurber profite de chaque anecdote pour en rajouter des tonnes . Un humour exubérant pour l’époque, sans doute un peu daté aujourd’hui et qui n’a pas toujours bien vieilli mais cette réédition d’un grand classique de l’entre deux guerres permet de découvrir un écrivain trop peu connu dans nos contrées et un illustrateur dont le style aussi naïf que minimaliste a fortement inspiré des dessinateurs tels que Charles Schultz ou Sempé.

D’ailleurs les éditions Wombat profitent de la publication de cette « Chienne de vie » pour ressortir « La dernière fleur », un conte graphique écologiste et pacifique de 1939 traduit par Albert Camus en 1952.

Ma chienne de vie de James Thurber (traduit de l’anglais par Jeanne Guyon). Wombat, 2018. 155 pages. 15,00 euros.





La dernière fleur de James Thurber (traduit de l’anglais par Albert Camus). Wombat, 2018. 112 pages. 15,00 euros

vendredi 6 juillet 2018

Brasier noir - Greg Iles

Accusé d’avoir euthanasié une infirmière noire avec laquelle il travaillait dans les années 1960, le docteur Tom Cage refuse de répondre à la justice, se retranchant derrière le secret professionnel. Son fils, ancien procureur devenu maire de Natchez, Mississipi, va tenter par tous les moyens de l’innocenter. Pour y parvenir, il va devoir se plonger dans le passé d’une communauté meurtrie par les crimes du Ku klux klan. Se faisant, il va remuer des souvenirs que bien peu de monde en ville souhaite voir remonter à la surface.

Quelle déception, mais quelle déception !  Il avait pourtant tout pour me plaire ce monumental pavé. D’abord avec son sujet au cœur des préoccupations d’une Amérique dans l’incapacité de solder les épisodes nauséabonds d’un passé toujours très présent, ensuite avec son traitement que j’imaginais fouillé (vu le nombre de pages !) et enfin avec son ambiance brûlante magnifiée par des personnages et des décors caractéristiques du Sud profond. Tout s’annonçait donc bien et pourtant, patatras !

Premier écueil, j’avais beau savoir que j’avais dans les mains le volume inaugural d’une trilogie, je ne pensais pas pour autant que la conclusion me laisserait à ce point sur ma faim. C’est simple, j’ai eu l’impression d’avoir été abandonné au milieu du gué et pour ainsi dire pas plus avancé qu’au premier chapitre. Après plus de 1000 pages quand même !

Deuxième gros souci, la question raciale n’est absolument pas le nerf de la guerre pour les protagonistes. Du moins pour ceux menant les investigations. Le maire veut juste sauver son père, sa future femme cherche la gloire et un éventuel Pulitzer, le journaliste d’investigation œuvrant depuis des décennies pour la vérité le fait en souvenir de son enfance, l’agent du FBI veut venger la mort de l’un de ses confrères, etc. Tous sont blancs et aucun d’eux, à aucun moment, n’agit pour la communauté noire. Leurs actions pour connaître la vérité ne sont guidées que par une histoire ou des intérêts personnels, absolument pas par de quelconques convictions politiques. C’est du moins l’impression qu’ils donnent et c’est plutôt gênant.

Troisième problème, l’écriture (ou la traduction) est d’une grande platitude. C’est simple, il n’y a quasiment que des dialogues entrecoupés de descriptions au ton journalistique. C’est rythmé et bien mené mais littérairement, ça ne vole pas haut. Bien sûr le suspens ne cesse de croître, la tension monte et on se prend au jeu mais ce genre de page-turner d’une redoutable efficacité privilégie la forme au détriment du fond, ce qui est bien dommage. La scène finale, digne d’un film d’action, cherche à en mettre plein la vue mais je l’ai trouvée aussi inutile qu’excessive, pour ne pas dire ridicule.

Pas grand chose à sauver donc, de mon point de vue du moins. Qu’un sujet aussi sensible soit traité à la manière d’un thriller jouant davantage sur la corde du « divertissement » que sur l’aspect social et sociétale me pose un vrai problème. Je me passerai sans regret du second tome et pour ce qui est d’éclairer « avec maestria la question raciale qui continue de hanter les États-Unis » (dixit la 4ème de couv), je préfère retourner vers le fabuleux Ernest J. Gaines.

Brasier noir de Greg Iles (traduit de l’anglais par Aurélie Tronchet). Actes Sud, 2018. 1050 pages. 28,00 euros.








mardi 3 juillet 2018

Lise et les hirondelles - Sophie Adriansen

Paris, 16 juillet 1942. Lise, 13 ans, assiste impuissante à l’arrestation de sa famille. Se précipitant au commissariat, elle apostrophe le policier de garde et parvient, après avoir montré une détermination sans faille, à obtenir la libération de ses deux petits frères. De retour chez eux, les enfants sont recueillis par leurs voisins. Commence alors pour Lise une existence régit par la peur de tomber entre les mains de l’occupant et l’insupportable absence de ses parents, dont elle est sans nouvelles.

Après le magnifique Max et les poissons Sophie Adriansen revient une fois de plus sur le sort des enfants victimes de la rafle du Vel d’Hiv. Inspiré de l’histoire vraie d’Hélène Zajdman, Lise et les hirondelles dresse le portrait d’une enfant traversant les années de guerre entre espoir et douleur sans jamais s’appesantir sur son sort. Lise a conscience de la difficulté de la situation. Au cours de vacances près de la mer elle se rend compte que les français ne peuvent pas tous être dignes de confiance. De retour à Paris elle subit les nombreuses privations touchant une grande partie de la population. Au fil des mois Lise grandit, elle garde un œil maternel sur ses frères, découvre l’amour dans les bras de Roger, chemine bon an mal à an jusqu’à la libération, consciente que la guerre lui « a confisqué des années irrattrapables, perdues à jamais ».

Un texte simple, touchant et instructif. Une façon intelligente d’entretenir le devoir de mémoire en découvrant une histoire et un personnage féminin dont le courage et l’abnégation ne pourront que susciter chez les jeunes lecteurs une admiration sans borne. Forcément indispensable.

Lise et les hirondelles de Sophie Adriansen. Nathan, 2018. 235 pages. 14,95 euros. A partir de 12 ans.









vendredi 22 juin 2018

Smith et Wesson - Alessandro Baricco

Smith et Wesson. Un duo qui fait penser aux fameux marchands d’armes. Sauf que pas du tout. On parle ici de Tom Smith et Jerry Wesson, qui se rencontrent pour la première fois en 1902, au bord des chutes du Niagara. Le premier est météorologue amateur, le second récupère les cadavres de suicidés dans les tourbillons des rapides. A leur duo va venir se greffer la jeune Rachel, journaliste débutante débarquant de San Francisco pour leur proposer de l’aider à se jeter à l’eau dans le but d’en mettre plein la vue à son rédacteur en chef. Les deux hommes, d’abord réticents, vont finir par accepter et par tout mettre en œuvre pour que l’expérience inédite imaginée par Rachel soit couronnée de succès.

Baricco peut se permettre de faire ce qu’il veut. On dirait qu’il a eu envie de se lancer un défi avec cette pièce en deux actes.  Un défi consistant à écrire du théâtre qui se lirait comme un roman, à imaginer que l’on va faire couler sur scène des millions de litres d’eau, que le bruit sera tellement étourdissant que les acteurs devront hurler pour se faire entendre, que les décors seront aussi impressionnants que difficile à créer. Avouons-le, le lecteur se fiche un peu de cette machinerie folle. Il prend plaisir à découvrir cette histoire farfelue, il se délecte des savoureux dialogues, des passages proches de l’absurde, des personnages haut-en-couleur.  Et il lit le texte comme un roman, sans imaginer une seconde assister à une représentation théâtrale.

Clairement, ce n’est pas le texte le plus profond ni le plus puissant de Baricco. Je le vois surtout comme un divertissement, certes sans prétention, mais tout sauf bâclé. Après tout, il va de soi qu’un auteur aussi talentueux ne baisse jamais la garde, même quand il donne dans davantage de légèreté. 

Smith et Wesson d’Alessandro Baricco. Gallimard, 2018. 156 pages. 16,00 euros.



vendredi 15 juin 2018

Au bord de la terre gelée - Eowyn Ivey

1885. Le lieutenant-colonel Allen Forrester est chargé de mener une expédition de reconnaissance en Alaska, le long de la rivière Wolverine,  afin de cartographier le territoire et de recueillir des renseignements concernant les tribus indigènes. Accompagné des soldats Pruitt et Tillman, d’un trappeur et de guides indiens, le lieutenant a laissé au fort son épouse Sophie, sans savoir qu’elle est enceinte.
Le texte inclut cartes, dessins, photos de paysages et images d’objets de l’époque. L’histoire se découvre à la lecture, en parallèle, des carnets d’Allen, du journal intime de Sophie et des échanges épistolaires d’un de leurs descendants et d’un conservateur de musée. C’est un vrai récit d’aventure à l’ancienne qui mêle la grande aventure du lieutenant-colonel et l’aventure intime de Sophie. Le premier défriche une terre vierge de la présence de l’homme blanc, conscient que si sa mission se réalise, elle ouvrira la porte à une colonisation de masse où les indiens ont forcément tout à perdre. De son côté sa femme aspire à briser le carcan d’une société militaire patriarcale pour gagner une forme d’autonomie et de liberté à travers sa passion pour la photographie.

Franchement, je ne m’attendais pas à être autant sous le charme d’un tel roman. C’est une superbe histoire d’amour et un hymne à la beauté et à la dureté de la nature sauvage qui invite à la contemplation tout en dressant le portrait d’un couple soudé malgré l’éloignement. Il y a également une surprenante dimension fantastique, étroitement liée aux croyances autochtones. C’est ainsi que l’on voit un enfant naître dans le creux d’un épicéa, que l’on retrouve les soldats aux prises avec un monstre lacustre, que des femmes se métamorphosent en oies ou que des fantômes hantent la montagne chaque nuit. Ce mélange entre fantastique et réalité, entre prosaïsme des explorateurs et légendes indiennes ne sonne jamais faux et fonctionne au final à merveille (à mon grand étonnement !).
Un pavé très « romanesque » traversé par le souffle de l’épopée des pionniers de l’Amérique. Et une excellente surprise en ce qui me concerne tant, à la base, je ne suis pas un adepte de ce genre de récit.

Au bord de la terre gelée d’Eowyn Ivey (traduit de l’américain par Isabelle Chapman). 10/18, 2018. 540 pages. 19,90 euros.