lundi 13 juillet 2015

Les Quiquoi et l’étrange maison qui n’en finit pas de grandir - Laurent Rivelaygue et Olivier Tallec

Olive dessine le pignon et la porte d’une maison. Pétole ouvre la porte et les Quiquoi pénètrent dans une grand espace chichement décorée. De pièces en couloirs, les amis arrivent jusqu’à l’antre du « monstre monstrueux »…

Un bonheur de retrouver les Quiquoi dans une bande dessinée ! Leur livre-jeu drôlissime m’avait déjà conquis, je les trouve encore en meilleure forme dans cette histoire farfelue à souhait. Une porte dessinée et c’est tout un univers qui s’ouvre, un univers sans limite, sans logique, un univers dont on peut sans cesse repousser les frontières. Dépassé par sa création, Olive découvre le pouvoir de son crayon (et de sa gomme, très importante la gomme !). Les enfants adorent les Quiquoi car il y en a forcément un qui leur ressemble : Olive l’artiste, Pétole la tête brûlée, Pamela l’indécise, Boulard le râleur, Raoul le trouillard et Mixo l’intello, chacun apporte sa pierre à l’édifice et l’hétérogénéité de ce groupe de copains fait tout le sel du récit.

Dans cet album, l’imagination prend le pouvoir accompagnée d’un humour plus fin qu’il n’y paraît à première vue. Les dialogues sont savoureux, les Quiquoi n’ayant pas leur langue dans leur poche. Graphiquement, c’est aussi épuré que dynamique, « la patte » Tallec, reconnaissable au premier coup d’œil, offre des trognes d’une rare expressivité.

L’incursion de ses gamins drôles et facétieux dans l’univers de la BD ne sera sans doute pas qu’un coup d’essai puisque l’éditeur présente cette « étrange maison qui n’en finit pas de grandir » comme un premier épisode. Le premier d’une longue série, c’est tout ce que je souhaite.

Les Quiquoi et l’étrange maison qui n’en finit pas de grandir de Laurent Rivelaygue et Olivier Tallec. Actes sud junior, 2015. 32 pages. 12,00 euros. A partir de 5 ans.

samedi 11 juillet 2015

Finir la guerre - Michel Serfati

« La masse lourde du cadavre pendait au bout de la corde, chargée d’un silence définitif, bras et jambes immenses. A coté de la chaise renversée, sous les pieds nus, gonflés et noirâtres, les deux pantoufles et une flaque. Alex s’immobilisa sur le pas de la porte, pétrifié devant cette scène incompréhensible. Il ne vit pas tout de suite le visage, le corps faisait face à la fenêtre, mais il sentit l’âcreté de la pisse, mêlée à une odeur de renfermé, non, une odeur de merde qui giflait, il étouffa un cri. A pas feutrés, comme pour ne pas réveiller le défunt, il avança et le contourna à distance prudente… »

Je ne sais pas vous mais moi, quand un premier roman commence avec un tel paragraphe, ça me botte ! Alex trouve son père pendu. Pour ce prof de lycée strasbourgeois divorcé à la vie déjà bien triste, le coup est rude. Ce suicide est pour lui un mystère. Son père, il ne l’a jamais vraiment compris : « Les rires ne perçaient qu’exceptionnellement la carapace sombre chez cet homme courbé de toujours, secret, rarement brutal, le plus souvent taciturne, un homme aimant mais à sa manière, rêche et bourrue ». Aucune véritable complicité entre eux, Alex gardant en grandissant bien peu de considération pour celui qu’il appelait « le vieux ».

Mais une lettre découverte dans les papiers du défunt pousse son fils à partir pour l’Algérie. Il retrouve sur place Kahina, l’auteure de la lettre, une femme de son âge lui révélant le lien qui unissait leurs pères respectifs depuis la guerre. En racontant leur rencontre au cœur d’un conflit d’une violence indicible, elle transforme en héros cet homme qu’Alex prenait pour un taiseux sans intérêt. Les choses ne sont pour autant pas si simples et au fil de son enquête sur le passé algérien de son géniteur, Alex va voir ses nouvelles certitudes vaciller…

Un premier roman absolument remarquable, dressant les ponts entre l’Algérie de l’indépendance et celle d’aujourd’hui, sans mettre un voile sur les problèmes actuels ni nier la beauté qui se dégage de cette terre et de ses habitants. Sombre et lumineux comme le pays qu’il découvre, le cheminement intérieur d’Alex est semé d’embûches mais reste chargé d’espoir. Le texte est magnifique, il interroge sur la lâcheté, l’amitié, la trahison, sur la frontière ténue entre héros et bourreaux, sur l’idée de résistance, de responsabilité individuelle face à la soumission aux ordres de l’autorité « légitime ». Il dit aussi magnifiquement l’Alger d’aujourd’hui, ses ruelles sales écrasées de chaleur, sa jeunesse désœuvrée mais pas abattue, le goût du partage de sa population. C’est beau, très fort, lucide et sans jugement de valeur.

Même si, comme le dit Kahina, « nous ne sommes pas coupables des actes de nos pères », nous portons en nous l’histoire de nos parents, qu’on le veuille ou non, et nous la subissons toujours plus ou moins. L’important finalement étant de ne jamais juger sans savoir. Plus facile à dire qu’à faire, Alex y parviendra, se libérant enfin de la chape de plomb qu’il sentait peser sur ses épaules depuis l’enfance et amorçant enfin une métamorphose aussi salvatrice qu'indispensable.

Finir la guerre de Michel Serfati. Phébus, 2015. 137 pages. 15,00 euros.















vendredi 10 juillet 2015

Bulles et blues - Charlotte Bousquet et Stéphanie Rubini

Soan et Chloé vivent ensemble au sein de leur famille recomposée depuis qu’ils ont huit ans. Tout les opposait à priori et pourtant ils ont développé au fil du temps une complicité incroyable : « Soan et moi, on est si proches que je me dis parfois qu’on est deux âmes sœurs ».  Sauf que depuis peu, Soan semble mettre de la distance entre eux, il trouve Chloé trop exubérante, trop encombrante. La jeune fille n’arrive pas à saisir les raisons réelles de ce changement de comportement. Elle confie ses peines, ses interrogations et ses craintes à son journal intime. Plus son incompréhension grandit, plus la souffrance lui pèse…

Après Rouge Tagada et Mots rumeurs, mots cutter, Charlotte Bousquet et Stéphanie Rubini continuent de développer leurs réflexions pleines de finesse sur les affres de l’adolescence. Ici, l’histoire de Chloé rejoint celle de Léa, héroïne malheureuse de l’album précédent, harcelée à cause d’une photo d’elle dénudée diffusée sur les réseaux sociaux. On retrouve l’univers graphique aux couleurs acidulées qui fait le charme de la série et la sensibilité à fleur de peau de collégiennes criantes de réalisme. Sans oublier des personnages secondaires toujours très travaillés (avec une mention particulière pour la documentaliste d’une irrésistible gentillesse).

Pour autant, ce volume est un cran en dessous des précédents. Le scénario semble moins abouti, plus fouillis, tout va trop vite et surtout la fin n’apporte aucune réponse aux soucis de Chloé et Léa. Il est très frustrant de les laisser en plan toutes les deux, à moins qu’un quatrième tome viennent conclure « proprement » l’ensemble. Si tel est le cas, je m’y plongerais avec plaisir car je garde beaucoup de tendresse pour l’univers adolescent dépeint par les auteurs.

Bulles et blues de Charlotte Bousquet et Stéphanie Rubini. Gulf Stream, 2015. 72 pages. 15,00 euros.


L'avis de Moka


jeudi 9 juillet 2015

Coal Creek - Alex Miller

Queensland, années 50. Depuis la mort de son père, Bobby Blue a dû arrêter de parcourir le bush à cheval à la recherche de taureaux sauvages. Avec son paternel et son meilleur copain, le bagarreur Ben Tobin, il passait ses journées en pleine nature, bivouaquant devant un feu de camp le soir venu avant de s’endormir à la belle étoile. Une jeunesse libre et tumultueuse dont il s’est amendé en entrant dans la police. Son nouveau chef, Daniel Collins, arrive d’une grande ville côtière avec sa femme et ses deux filles, dont la belle Irie âgée de 13 ans et avec laquelle Bobby va nouer une profonde complicité. Esprit étroit manipulé par sa femme, Daniel ne cherche pas à s’imprégner des mœurs et coutumes locales, il se considère avant tout comme un homme civilisé face à des rustres mal embouchés. Le jour où les policiers sont appelés à Coal Creek pour arrêter Ben qui aurait frappé sa petite amie, Bobby se retrouve pris au piège entre la loyauté qu'il doit à son supérieur et l'inébranlable amitié qui le lie à celui qu’il connaît et apprécie depuis l’enfance.

J’ai eu du mal au départ. Le rythme est assez lent, il y a pas mal de digressions, de retours en arrière pas forcément passionnants, de réflexions un peu cucul. La caricature est poussée à l’extrême entre les blancs-becs de la côte pensant tout savoir et prenant tout le monde de haut, et les cul-terreux du bush, authentiques cow-boys australiens à l’ancienne, amoureux d’un environnement sauvage que les premiers nommés ne pourront jamais comprendre. Et puis je n’aime pas du tout ce procédé consistant à annoncer l’air de rien des événements à venir, du genre « si j’avais su alors que... » ou « je ne pouvais pas me douter à ce moment là que... ». J’ai toujours l’impression que l’auteur essaie de relancer notre attention avec ces tics d’écriture et je vois cela comme un aveu de faiblesse, comme s’il nous disait, « bon, là, tu t'ennuies un peu, mais ne te sauve pas, tu vas voir, des choses géniales vont arriver ! ».

En gros, j’ai peiné, me demandant même si j’allais aller jusqu’au bout. Mais au moment où la tragédie se déploie (dans les 75 dernières pages), où les faits s’enchaînent sans temps mort, cela devient excellent. C’est douloureux, plein d’émotion contenue et surtout on va à l’essentiel. Rien que pour ça je ne regrette pas d’avoir découvert cet auteur dont j’avais beaucoup entendu parler au moment de la sortie en France de son premier roman il y a deux ou trois ans (« Lovesong »). Et puis je fréquente trop peu la littérature australienne, c’est un plaisir de m’y plonger de temps en temps.

Coal Creek d’Alex Miller. Phébus, 2015. 245 pages. 20,00 euros.





mercredi 8 juillet 2015

Les nouvelles enquêtes de Ric Hochet T1 - Zidrou et Van Liemt

Ric Hochet est un héros de ma jeunesse. Bon, ses premiers faits d’armes datent de 1963 (soit bien avant ma naissance !) mais je l’ai découvert dans  les années 80 lorsque ses albums étaient prépubliés dans le journal de Tintin. C’est donc avec beaucoup de curiosité que je me suis plongé dans cette nouvelle aventure imaginée par Zidrou. Un Zidrou touche à tout qui s’est lancé depuis peu dans la résurrection de classiques de la BD franco-belge avec plus ou moins de bonheur (sa reprise de « Chlorophylle » par exemple ne m’avait pas entièrement convaincu). Ici, je l’ai senti bien plus à l’aise avec l’univers du journaliste-enquêteur et le résultat est plutôt bon.

Le scénariste connaît la série par cœur et il s’est à l’évidence beaucoup amusé à mettre en scène ses protagonistes les plus emblématiques. Ric bien sûr mais aussi l’incontournable inspecteur Bourdon, la jolie Nadine et le Caméléon, qui fut le tout premier criminel à croiser la route de notre héros blondinet dans l’album « Traquenard au Havre ». Une histoire de double maléfique, une situation inextricable dont personne ne pourra (à première vue) sortir vivant, des rebondissements en pagaille, beaucoup de clins d’œil au passé et un dynamitage en règle de l’image lisse qui caractérisait les personnages des BD à papa, Zidrou jongle sans cesse entre classicisme et modernité. Son irrévérence le pousse à se moquer de la célèbre tenue de Ric, cette affreuse veste noire et blanche dont il ne se sépare jamais, à faire de Nadine une jeune fille qui n’a pas froid aux yeux ou encore à offrir à l’inspecteur Bourdon un passé peu reluisant, quitte à égratigner l’image exemplaire de l’inspecteur. Le tout sans forcer le trait, avec un naturel qui emporte d’emblée l’adhésion du lecteur.

Niveau dessin, Van Liemt n’est pas Tibet, c’est incontestable, et même s’il a bien fait de ne pas chercher à le copier coûte que coûte, le résultat n’est franchement pas folichon.

Au final, une reprise plus que correcte. Le dépoussiérage, parfois tonitruant, pourra faire hurler les puristes, mais personnellement j’ai passé un bon moment et je suis ravi de savoir qu’au moins deux autres nouvelles enquêtes de Ric Hochet sont en préparation.

Les nouvelles enquêtes de Ric Hochet T1 de Zidrou et Van Liemt. Le Lombard, 2015. 56 pages. 12,00 euros.




mardi 7 juillet 2015

Le premier mardi c'est permis (38) : Porno Graphique

Un cadeau de Noukette. On se connaît suffisamment maintenant pour s’offrir ce genre de bouquin sans ambiguïté ni arrière pensée. Bon, d’habitude, elle et moi parlons de littérature jeunesse le mardi. Mais en matière de lecture(s), c’est comme dans la vie, il faut varier les plaisirs.

Franchement au début j’ai craint le pire. Les trois premières nouvelles de ce recueil graphique ne m’ont pas titillé la moindre seconde. Aucun intérêt, voila ce que je me suis dit, inquiet d’avoir à enchaîner encore près de 100 pages du même acabit. Arrive alors l'histoire ayant pour titre « Deux rythmes » et là, les choses s’accélèrent, la température monte clairement de quelques degrés. Une femme et un homme en pleine action. On ne voit que le bas de son visage à elle chuchotant à l’oreille de son partenaire. Elle le guide, l’encourage de la voix en toute sensualité, sans aucune vulgarité. J’avoue, ça m’a donné chaud…  Rebelote juste après avec ce dessinateur en train de croquer (avec son stylo !) la vulve de sa chérie. Elle se laisse faire, la situation l’excite à tel point qu’elle commence à se masturber. Là encore, c’est très caliente ! Le reste est à l’avenant, avec notamment un trio qui fera fantasmer bien des hommes…

Incroyable de constater à quel point Nacho Casanova parvient à créer une atmosphère aussi torride en jouant uniquement sur la suggestion. Car les gros plans utilisés ici de manière quasi systématique n’ont paradoxalement rien de pornographiques. En se focalisant sur une partie du corps, il laisse l’imagination du lecteur faire le reste et embrasser mentalement l’ensemble de la scène. C’est vraiment fort !

Mauvaise idée de lire cet album en pleine canicule. Moi qui rêvais ces derniers jours de faire chambre à part tellement se retrouver à deux dans le même lit par cette chaleur me devenait pénible, je me suis infligé avec cette lecture une poussée de fièvre plutôt malvenue. Mais bon, comme je suis généreux, j’ai partagé cette lecture avec madame. Pas question d’être le seul à avoir chaud. Et ne comptez pas sur moi pour vous donner des détails supplémentaires, la suite des événements ne regarde que nous.

Merci Noukette !


Porno Graphique de Nacho Casanova. Diabolo éditions, 2013. 125 pages. 14,00 euros.





lundi 6 juillet 2015

Marcelin Comète se balade dans le cosmos - Marc Lizano et Elodie Shanta

Marcelin et son chien Mikado se réveillent dans une maison vide. Papa et maman sont au travail et mamie n’est pas encore arrivée. Profitant de la situation, le garçon s’amuse comme un petit fou jusqu’au moment où un grand bruit se fait entendre dans le jardin : un vaisseau spatial vient de s’y écraser avec à son bord un petit Robot prénommé Ulysse. Remettant la fusée sur pied, Ulysse invite Marcelin et Mikado à se joindre à lui pour faire un tour dans l’espace, vers l’infini et au-delà !


Marc Lizano m’avait enchanté avec « L’enfant cachée » et « La petite famille », je le retrouve ici dans un registre totalement différent, s’adressant à de plus jeunes lecteurs, comme il l’avait déjà fait avec « Hugo et Cagoule ». Marcelin est un gamin de son temps, impatient (il se plaint du temps de trajet trop long dans l’espace) et prompt à s’ennuyer dès qu’il n’a rien à faire. Mais c’est aussi un gamin comme tous les autres, à l’imaginaire sans limite, qui vit les événements sans distance, capable de s’inventer une vie et une aventure inoubliable en un clin d’œil. Sur ce point, il rappelle d’ailleurs fortement le facétieux Myrmidon.

Un voyage farfelu qui fait rêver et une fin qui appelle une suite, m’est avis que l’on retrouvera Marcelin à l’avenir. Cet album constitue une première approche de la BD idéale pour les primo lecteurs (dessin aussi naïf qu’expressif, nombre de pages raisonnable, lettrage parfaitement lisible et découpage simple permettant de ne jamais perdre le fil). Une jolie découverte qui ravira les enfants dès cinq ans.


Marcelin Comète se balade dans le cosmos de Marc Lizano et Elodie Shanta. Des ronds dans l’eau, 2015. 32 pages. 10,00 euros. A partir de 5-6 ans.






samedi 4 juillet 2015

Changer la vie - Antoine Audouard

Changer la vie, c’est un regard nostalgique jeté par-dessus l’épaule vers une jeunesse pleine de promesses dont aucune ne semble avoir été tenue. Antoine raconte ses vingt ans sous la France de Mitterand. 81, le grand chambardement politique et social, l’été du départ vers New-York  pour le narrateur. Accompagné de son meilleur ami François, il débarque à Manhattan sous une chaleur suffocante, invité par une riche Texane qui va lui prêter un appart et accessoirement devenir son amante d’un soir. Antoine est embauché pour recueillir les souvenirs d’une résistante, son patron pensant qu’avec ce témoignage de première main, il tiendra un best seller pouvant sauver sa maison d’édition du naufrage. Antoine rencontre beaucoup de monde, il navigue dans l’undergound culturel d’une ville fiévreuse qui ne dort jamais. Un été inoubliable, de ceux qui vous marquent à vie.

Franchement, j’ai trouvé l’exercice futile, un peu vain, sans grand intérêt. Antoine Audouard évite l’écueil du pénible « c’était mieux avant », il adopte un ton léger et emprunt d’une autodérision bienvenue mais cela n’a pas suffit pour que j’y trouve mon compte. Trop anecdotique, trop en surface, trop de digressions, de parenthèses, de notes en bas de pages… Trop de choses pour un arrière goût final de « pas assez », c’est le comble.

Cette histoire d’illusions et de déceptions interroge sur l’écart permanent entre nos rêves de jeunesse et notre réalité d’adulte, avec tout ce que cela comporte de renoncements et de compromissions. Déjà-vu, déjà-lu, je sais pertinemment qu’il ne m’en restera pas grand-chose d’ici peu.

Changer la vie d’Antoine Audouard. Gallimard, 2015. 200 pages. 18,00 euros.

Les avis de CanelJostein, Léa Touch Book, Nadael, Sharon et Sylire




vendredi 3 juillet 2015

Cry Father - Benjamin Whitmer

« La vie est un sandwich à la merde dans lequel on finit tous par être forcés de croquer »

Outch ! Après Pike, Benjamin Whitmer en remet une couche et nous montre une Amérique en perdition. Ses personnages se laissent submerger par la tristesse, ils baissent les bras, sachant le combat perdu d’avance. Aucun espoir dans ce roman, même si les figures féminines apportent une petite note de sagesse, elles ne se font pas d’illusions, disons juste qu’elles sont peut-être un poil plus combatives que leurs hommes. Des hommes qui ont eux depuis longtemps baissé les bras, trouvant leur salut dans une fuite en avant semée d’embûches et d’excès en tout genre.

Depuis le décès de son jeune fils suite à une erreur médicale, Patterson Wells sillonne les zones sinistrées par les ouragans et autres catastrophes naturelles afin de déblayer les décombres et de remettre en état les réseaux électriques. A la fin de chaque saison, il retourne avec son chien dans la cabane en bois qu’il a construit de ses propres mains, au fin fond des forêts du Colorado. Il survit en ermite, enchaînant les cuites en attendant le prochain lever de soleil. Le jour où il rencontre Junior, dealer, bagarreur et grand consommateur de cocaïne, Patterson sait qu’il noue une relation avec le diable. Une relation toxique qui va l’entraîner toujours plus près d’un précipice l’attirant comme un aimant.

Cry father, c’est l’Amérique dont personne n’a rien à cirer. Bienvenue chez les camés, les paumés, les sans grades. Bienvenue dans un monde régit par une violence qui surgit sans crier gare. Mettre une raclée ou prendre une branlée, tel est le quotidien de Patterson et Junior. Un duo à la dérive, ayant parfaitement conscience de filer droit sur les récifs, mais ne faisant rien pour résister au courant. La haine d’un monde dans lequel ils n’ont pas leur place chevillée au corps, ces deux-là avancent de concert vers l’inéluctable et le lecteur, pas dupe, sait très bien que les choses vont mal tourner…

Cry father, c’est une noirceur totale, brutale, sans aucun brin de lumière. L’écriture, âpre et concise, se fait parfois lyrique tandis que chaque dialogue est d’un réalisme criant. Il y a quelque chose de profondément immoral dans ce texte abrasif. Il y a aussi tout ce que j’aime dans la littérature américaine d’aujourd’hui.

Cry Father de Benjamin Whitmer. Gallmeister, 2015. 315 pages. 16,50 euros.


Les avis d'Alex et Marie-Claude











mercredi 1 juillet 2015

Maus T1 et T2 - Art Spiegelman

Deux ans, peut-être plus, que Mo’ a eu la gentillesse de m’offrir ces deux albums. Deux ans au moins qu’ils prenaient la poussière sur mes étagères. Difficile d’expliquer pourquoi, disons que certains livres semblent parfois trop grands pour nous, et c’est ce qui m'est arrivé avec Maus. Mais ce week-end j’ai pris le taureau par les cornes, j’ai cessé d’avoir peur et je me suis lancé. Je me demande bien maintenant comment je vais être capable d’en parler…

Maus, c’est l’histoire de Vladek Spiegelman, soldat juif polonais fait prisonnier de guerre par les allemands en 39, qui réussit par miracle à retourner dans sa ville de Sosnowiec et y retrouve sa femme avant de connaître avec elle un long calvaire : traque, confinement dans le ghetto, rafles et déportations auxquelles ils parviennent à échapper sur le fil. Pensant trouver une porte de sortie en Hongrie, ils sont arrêtés dans le train suite à une dénonciation et transférés à Auschwitz,  où, comme l’annonce le titre du tome deux, « c’est là que les ennuis ont commencé ».

Art Spiegelman a recueilli le témoignage de son père. Il dit l’horreur, la perte absolue de liberté et d’espoir, les coups, les privations, la faim, la certitude de ne pas ressortir vivant des camps. Il dit l’amour qui aide à tenir, la malice, l’opportunisme et surtout la chance et le hasard qui ont permis la survie du couple. Ce premier niveau du récit aurait suffi à faire de Maus une œuvre poignante, mais l’auteur va plus loin, et c’est ce qui fait toute la différence. Le fils relate les moments passés avec son père lorsqu’il enregistre son histoire. Il dresse le portrait « au présent » et sans complaisance d’un vieil homme malade, tyrannique, raciste, empêtré dans des querelles sans fin avec sa seconde épouse et d’une avarice sordide le faisant ressembler à la caricature du juif que se plaisent à entretenir les antisémites.

Cette description à première vue ambiguë met mal à l’aise le dessinateur lui-même, mais elle donne une dimension supplémentaire et une profondeur incroyable au propos. Maus restitue à la fois la parole du père et le travail du fils. A un moment, la compagne d’Art déclare : « D’une certaine manière, il n’a pas survécu. » Et c’est exactement ça je crois, tant l’évocation de la Shoah permet de découvrir les racines tragiques de la personnalité difficile du père et témoigne de l’impact psychologique de l’holocauste sur les survivants et leur descendance. Art précise d’emblée qu’il s’entend mal avec son géniteur, il se montre rongé par la mauvaise conscience d’être né après guerre, après la disparition en 1943 de Richieu, son « frère-fantôme ». Son père et lui souffrent de stigmates ayant marqué à jamais leur famille (stigmates encore plus profonds depuis le suicide de la mère en 1968).

Graphiquement, sobriété et économie de moyens dominent. La métaphore animale délivre d’un réalisme pesant et renforce l’expressivité dans la mesure où victimes (souris) et bourreaux (chats) sont immédiatement identifiables.

Maus est un chef d’œuvre qui dépasse largement les frontières de la BD. Ni dénonciation explicite, ni réflexion sur l’Histoire (même si l’horreur du génocide occupe une place centrale), c’est surtout et avant tout la retranscription fidèle d’une expérience et d’une mémoire individuelle. Mais c’est également une façon aussi unique qu’exceptionnelle de dessiner l’indicible.

Maus T1 et T2 d’Art Spiegelman. Flammarion, 1987 et 2001. 160 et 135 pages. 15 euros chaque volume.

L'avis de Moka


Et parce que Mo’ est la générosité incarnée, elle m’a aussi offert MetaMaus, une somme publiée vingt-cinq ans après Maus et dans laquelle Spiegelman revient sur son travail et explore les questions cruciales qu’il soulève : Pourquoi des souris, pourquoi la BD, pourquoi ses relations conflictuelles avec son père ? Il parle également de son propre voyage à Auschwitz, du complexe d’infériorité qui l’a miné toute sa vie. Surtout, il décrit avec minutie son processus créatif, illustré d’un incomparable matériel iconographique (carnets personnels, photos, croquis, etc). En bonus, un DVD, les enregistrements de son père et de nombreux documents historiques sur lesquels il s’est appuyé tout au long de la réalisation des albums. Riche et passionnant, cet ouvrage a été pour moi un complément indispensable à la lecture de Maus.

« Ma vie professionnelle a consisté pour l’essentiel à trouver la chose la plus dure que j’étais capable de faire […]. Quand j’ai eu trente ans, j’ai cherché un défi qui soit à la hauteur, et Maus répondait à ce critère. Il m’était difficile de devoir penser à mon passé, et il m’était difficile de devoir être en présence de mon père, métaphoriquement mais aussi concrètement. Donc tous ces éléments m’ont conduit à m’attaquer à une histoire trop importante pour que je la comprenne. »

MetaMaus : un nouveau regard sur Maus, un classique des temps modernes. Flammarion, 2012. 300 pages + 1 DVD. 30,00 euros.