samedi 26 mai 2012

Bubu de Montparnasse

Philippe © Grasset 2005
Bubu de Montparnasse, c’est un peu un ménage à trois. Il y a d’abord Berthe Méténier, 20 ans, fleuriste devenue fille publique après s’être mis à la colle avec Maurice Bélu, dit Bubu. Maurice « la choisit belle et vierge, puis il en fait son plaisir, puis il en fait son métier ». Maurice le souteneur, celui qui « prend les femmes dans sa main et les façonne ». Le dernier personnage du trio, c’est Pierre Hardy, jeune provincial monté à Paris. Un micheton qui s’amourache de Berthe, cette « trotteuse » rencontré sur le boulevard Sébastopol.


Quand Berthe attrape la vérole, elle finit à l’hôpital. Avec sa protégée sur la touche, les temps sont durs pour Maurice. Il monte un braquage mais les choses tournent mal et il est arrêté. Après l’hôpital, Berthe repart sur le trottoir, à son compte. Dans les moments difficiles, elle se tourne vers Pierre, ce bon ami toujours prêt à l’aider. Avec lui, elle peut envisager un semblant d’avenir. Mais la mise en liberté conditionnelle de Bubu va mettre à bas ses derniers espoirs. Son « homme », bien décidé à la reprendre, va se rendre chez Pierre et elle n’aura pas d’autre choix que de le suivre.

Charles-Louis Philippe fait partie de ces grands écrivains français tombés dans l’oubli. Très modeste employé à la ville de Paris, de faible constitution, il mourra de la typhoïde à 35 ans. Admiré durant sa courte carrière par les plus grands noms de son époque, il fonda avec son ami André Gide la NRF en 1908. Bubu de Montparnasse date de 1901. Le style est très naïf et les répétitions nombreuses. Charles-Louis Philippe est un enfant du peuple. Il décrit comme personne la gueuserie des faubourgs, ces petites gens que le grand monde exècre. Il montre un respect absolu pour ses personnages. Beaucoup de tendresse aussi, sans pour autant chercher à les idéaliser. Bubu est vaniteux et grande gueule. Berthe, dont le double jeu permanent est avant tout une question de survie, a tout de la figure tragique. Et pierre, lui, « n’a pas assez de courage pour mériter le bonheur ».

Le Paris du début du XXème siècle est restitué sans fard. La violence, la pauvreté, les ravages de la syphilis, la condition des femmes publiques, rien n’est occulté. Berthe est un personnage féminin qui vous poursuivra longtemps. Cette oie blanche devenue prostituée par amour pour Maurice, va très vite comprendre que plus jamais elle ne pourra échapper à sa condition. Son homme la bat ? Elle l’accepte car « un homme est un gouvernement qui nous bat pour nous montrer qu’il est le maître, mais qui saurait nous défendre au moment du danger. » Et quand Maurice vient la rechercher en sortant de prison, c’est une sorte de lucidité qui prend le pas sur l’amertume : « Elle partait dans un monde ou la bienfaisance individuelle est sans force parce qu’il y a l’amour et l’argent, parce que ceux qui font mal sont implacables et parce que les filles publiques en sont marquées dès l’origine comme des bêtes passives que l’on mène au pré communal ».

Ni populaire ni populiste, Bubu de Montparnasse est un roman du peuple, tout simplement. Et c’est déjà beaucoup.

Bubu de Montparnasse, de Charles-Louis Philippe, Grasset, 2005. 125 pages. 7,20 euros.

jeudi 24 mai 2012

Mortelle Adèle

Tan et Miss Prickly © Tourbillon 2012 
Adèle, c’est un prénom qui rime avec « cruelle ». En gros, le prénom idéal pour le personnage imaginé par Tan et Miss Prickly. Parce que leur gamine, niveau cruauté, elle s’y connait. Opérer des poupées à cœur ouvert, enterrer le chat vivant ou le jeter par la fenêtre pour voir s’il retombe sur ses pattes, ça ne lui fait pas peur. Sa devise ? J’aime : personne / J’aime pas : tout le reste. Ses têtes de turcs préférées sont ses camarades de classes et surtout ses parents. Ne comptez pas sur elle pour obtenir le moindre compliment. Attendez-vous plutôt à entendre à tout moment une réflexion vacharde et bien sentie qui appuie là où ça fait mal.

Voila donc une nouvelle BD jeunesse qui dépote. Humour noir, cynisme et répartie mordante, Adèle est une petite terreur qui ne donne pas dans la tiédeur. Les gags, ultracourts, s’enchaînent de façon très nerveuses et les quelques strip verticaux de deux cases sont des modèles d’efficacité (voir exemples ci-dessous). Après, je dois bien reconnaître que je ne suis pas fan du dessin très passe-partout et des couleurs d’une grande fadeur. Mais bon, l’essentiel est ailleurs.   

J’aime bien les productions jeunesse politiquement incorrectes, surtout quand elle sont intelligemment troussées, comme c’est le cas ici. Et les enfants aussi sont preneurs, beaucoup plus qu’on ne le croit. Encore faut-il qu’ils aient la maturité suffisante pour comprendre l’ironie et l’acidité du propos. Dans le cas contraire, en prenant tout au premier degré, ils vont à l’évidence ne pas accrocher du tout !

Adèle, c’est en quelque sorte la petite sœur de Félicien Moutarde. Lui aussi s’y connaît en humour noir et en cynisme, je vous en avais parlé il y a quelque temps. Vous voila prévenus. Si vous cherchez des lectures « poil à gratter » pour surprendre vos enfants, ces deux références sont incontournables !  

Mortelle Adèle T1 : Tout ça finira mal de Tan et Miss Prickly. Tourbillon, 2012. 94 pages. 6,15 euros. Dès 9 ans.
Mortelle Adèle T2 : L’enfer, c’est les autres de Tan et Miss Prickly. Tourbillon, 2012. 94 pages. 6,15 euros. Dès 9 ans. 

Tan et Miss Prickly © Tourbillon 2012

Tan et Miss Prickly © Tourbillon 2012

Tan et Miss Prickly © Tourbillon 2012

mercredi 23 mai 2012

Fables scientifiques

Cunningham © çà et là 2012
Vous y croyez, vous, à l’homéopathie ? Et la chiropraxie, ça vous dit quelque chose ? Et le ROR (vaccin Rougeole, Oreillon, Rubéole) qui serait source d’autisme chez de nombreux enfants, fantasme ou réalité ? Dans d’autres domaines, nombreux sont ceux qui n’hésitent pas à remettre en cause la réalité du réchauffement climatique ou l’évolution des espèces.

Darryl Cunningham déconstruit un à un les arguments pseudo-scientifiques avancés par les tenants du sensationnalisme, les corporatistes et autres conspirationnistes. Défendre la science contre les mensonges, les mythes et autres théories fumeuses avancées sans aucune rationalité, tel est le combat de cet artiste anglais inclassable.
    
Le journalisme d’investigation en bande dessinée, ce n’est certes pas une nouveauté. Mais Darryl Cunningham a choisi un angle d’attaque original. Ce recueil d’articles tient peut-être davantage de la BD documentaire. Au cœur de son argumentation, l’esprit critique érigé en processus de réflexion incontournable et une évidence indiscutable : la science avance en fonction des preuves. Pour chaque chapitre, l’auteur étaye son propos de  témoignages, de recherches approfondies et de nombreuses sources puisées dans des publications scientifiques renommées. Pour autant, l’ensemble reste très digeste et compréhensible par tous, même les moins férus de science (j’en suis la meilleure preuve !).

Sans rentrer dans des querelles de chapelle, Cunningham s’appuie uniquement sur le processus scientifique, cette méthode permettant d’organiser le savoir sous forme d’explications fiables, vérifiables et surtout résistant à l’épreuve du temps. Refusant de se poser en donneur de leçon omniscient, il concède dans la postface : « J’ai pris des positions assez tranchées dans les chapitres de ce livre, mais j’aime à penser  que je serais assez fort pour changer d’avis sur chacun de ces sujets si des preuves se présentaient. C’est une porte qui doit rester ouverte en permanence. » C’est ce qui pour moi crédibilise l’ensemble de sa démarche.

N’en déplaise aux sceptiques, aux tenants des médecines parallèles et autres créationnistes, la lecture de ce plaidoyer pro-science apparaît comme un brillant exercice de vulgarisation où se conjuguent rigueur, humour et une indéniable inventivité graphique.   

Un grand merci aux éditions ça et là et à Libfly pour la découverte.


Fables scientifiques de Darryl Cunningham. Éditions Çà et là, 2012. 158 pages. 18 euros.

Cunningham © çà et là 2012




lundi 21 mai 2012

L’inquiétude d’être au monde

de Toledo © Verdier 2012
Avec ce court recueil, Camille de Toledo oscille entre la poésie et l’aphorisme. Certains préfèreront sans doute parler de pensées. Une succession de petits textes de quelques lignes, avec pour fil conducteur l’inquiétude engendrée par le mouvement perpétuel de ce siècle neuf : « plus rien ne demeure. Tout bouge et flue. Paysages ! Villes ! Enfants ! ». L’inquiétude d’être au monde tient donc dans le vacillement général des choses. Doit-on pour autant se raccrocher aux souvenirs, aux racines ? Certes pas. L’auteur a dressé contre ces mots un barrage éternel. Racines, origine, terre, pays, nation, autant de fictions qui ne servent qu’à nous donner l’illusion d’être quelque part.

Camille de Toledo appelle à résister contre ceux qu’ils nomment les « promettants », ceux qui nous vendent des solutions provisoires censées nous délivrer du risque, du mal, de la peur et de la mort. La révolution est là. Mettre à bas l’orgueil, « accepter de n’être qu’une espèce parmi les espèces, c’est-à-dire accepter son décentrement. » Les figures tutélaires convoquées pour légitimer le discours me parlent particulièrement. D’un coté Césaire et son Cahier d’un retour au pays natal et de l’autre Stieg Dagerman et son besoin de consolation impossible à rassasier. D’un coté l’universalité, l’exil perpétuel de Césaire et de l’autre « les chants trompeurs de la consolation contre lesquels Stig Dagerman nous mettait en garde. »

Naviguant sans cesse entre l’abattement, la colère et l’exhortation, l’écrivain n’endosse jamais le rôle du donneur de leçon. L’exercice, un brin désuet, est le signe d’une longue fréquentation de la littérature. Toujours brefs et fulgurants, souvent brillants, d’une extrême lucidité, ces paragraphes au lyrisme contenu sont à lire à voix haute pour mettre en valeur la musicalité de l’écriture. Une belle réussite.

Un grand merci à Olivia Michel et aux éditions Verdier pour la découverte.

L’avis de Mango.

L’inquiétude d’être au monde, de Camille de Toledo, Verdier, 2012. 60 pages. 6,30 euros.

samedi 19 mai 2012

L’armoire des robes oubliées

Pulkkinen © Albin Michel 2012
Elsa se meurt. Entourée de sa famille, elle veut profiter de quelques derniers instants heureux, dire adieu dignement aux jolies choses qui furent le sel son existence. Lorsque sa petite fille Anna sort d’un placard une vieille robe ayant appartenu à une certaine Eeva, c’est un secret de famille enfoui depuis des décennies qui refait surface.

En enfilant la robe, Anna raconte l’histoire de sa propriétaire… En 1964, Elsa est une pédopsychiatre renommée qui voyage beaucoup. Son mari Martii est peintre et n’a pas le temps de s’occuper de leur fille. Eeva est donc engagée comme nurse. Au fil des semaines, elle va nouer une tendre complicité avec Martii. Leur relation va peu à peu devenir plus intime et tourmentée. Une liaison clandestine et passionnée qui se terminera de manière dramatique…

Mêlant habilement le présent et le passé, Riikka Pulkkinen dresse le portrait de trois générations de femmes. Symbole du secret d’un amour perdu, la robe est une sorte de trait d’union entre les protagonistes. Le propos se focalise souvent sur les rapports familiaux et aborde des questions existentielles que l’on se pose lorsque la mort s’annonce et que l’on se retourne sur le passé. Pour Elsa, une certitude : « L’enfant naît, sa mère apprend à le connaître, petit à petit, année après année. Et puis viennent d’autres gens sous l’influence desquels il devient un étranger. » En voyant Anna grandir, Martii constate qu’à « chaque époque il y a des gens, jeunes, qui se convainquent que ce qu’ils vivent n’est jamais arrivé à personne d’autres avant eux. Ils croient que leurs vies, leurs joies et leurs chagrins mêmes sont exceptionnels. Que leurs amours à eux sont plus forts que ceux des autres. Ils croient que jamais ne leur échoira de sentir le poids des jours. Et peut-être est-ce le cas. Les jeunes possèdent le monde entier et le dilapident sans tristesse, parce qu’ils sont impatients de gagner d’autres mondes, toujours nouveaux. » Et quand Eleonoora, la fille d’Elsa, pense à la disparition prochaine de sa mère, elle sent sous ses pieds un grande vide se creuser : « Je ne sais pas si je saurais exister sans mère, je ne sais pas si j’aurais le temps d’apprendre pendant ces quelques semaines qui nous restent, j’ai l’impression que ça me prendra le restant de mes jours. »

L’amour interdit, la maladie, la famille et la transmission, tels sont les thèmes abordés tout en finesse par l’auteur. L’écueil de la mièvrerie est écarté avec brio au profit de la sensibilité. La fin est très forte émotionnellement et l’on quitte à regret ses personnages campés avec une rare justesse.

Publié en janvier à 16 000 exemplaires, ce roman connaît, en grande partie grâce au soutien des libraires, un énorme succès puisque son tirage a atteint fin avril les 55 000 exemplaires. L’engouement est d’ailleurs international puisque le texte a été traduit dans douze pays, adapté au théâtre et qu’un film est aujourd’hui en tournage. De mon coté, ce n’est pas à proprement parler un coup de cœur. Il y a quelques longueurs et les dialogues, certes poétiques, sonnent parfois creux. Pour autant, je reconnais la qualité indéniable de l’écriture et j’ai passé un agréable moment de lecture. Sans doute pas un chef d’œuvre mais un roman très abouti.

L’armoire des robes oubliées, de Riikka Pulkkinen, Albin Michel, 2012. 398 pages. 20,90 euros.

vendredi 18 mai 2012

Les années n°9

Au sommaire de ce numéro 9, une nouvelle de Michel Debray, un nouveau type de balade littéraire inauguré par Eléonore Lelong, des portraits de Claude Lecerf et d’Hubert Mingarelli, une critique mitigée de l’ouvrage Histoires vraies en Picardie, une production poétique indignée d’Axodom Guillerm et une intervention érudite du professeur Hernandez autour du chiffre 9. De mon coté, je vous parle du polar de Manchette adapté par Tardi, Ô dingos, Ô châteaux.


Si vous souhaitez recevoir chaque nouveau numéro par mèl, il vous suffit de me laisser vos coordonnées dans la rubrique Contact.


Téléchargez le n°9



Rendez-vous le 30 mai pour le n°10.

mercredi 16 mai 2012

Anuki 2 / Hugo et Cagoule : l'art de la BD sans texte

Dauvillier Lizano Sénégas Maupomé © La Gouttière 2012 
Après les poules, les castors ! Anuki le petit indien est de retour. Attiré par de succulentes baies rouges, il tente de cacher sa découverte aux copains mais ces derniers ne vont pas le laisser se régaler tout seul. Sacrée bagarre en perspective ! Et les castors me direz-vous ? Et bien disons qu’il vaut mieux éviter de les embêter si l’on ne veut pas subir leurs foudres…

Pour le petit Hugo et son chat Cagoule, la balade au jardin se transforme en jeu de cache-cache. Avec un peu d’imagination, ils vont tour à tour dresser le portrait de l’autre avec quelques éléments recueillis dans la nature. Le Land Art, çà vous dit quelque chose ?

Encore deux albums délicieux qui viennent enrichir le catalogue des éditions de la Gouttières. Deux albums sans texte très différents l’un de l’autre, tant au niveau du fond que de la forme.

Anuki, pour sa seconde aventure, reste un indien facétieux et gaffeur. Prêt à tout pour parvenir à ses fins, il n’hésite pas à prendre des risques quitte à se retrouver dans des situations très périlleuses. Courageux et jamais à court d’idée, c’est un gamin moderne et plein de vie. A noter que comme dans le premier volume, l’histoire se termine sur une note d’altruisme bienvenue. Aux pinceaux, Stéphane Sénégas se lance dans un découpage toujours aussi pêchu. Très peu de décor, toute l’attention du lecteur se focalise sur l’enchaînement des mouvements. L’ensemble est facile à suivre et certains passages sont très drôles.

Hugo et Cagoule semble s’adresser à un public plus jeune. Loïc Dauvillier e Marc Lizano ont privilégié la tendresse, la douceur et un soupçon de poésie. Les cases sont beaucoup plus grandes, le cheminement des deux protagonistes est très linéaire, ce qui facilite la compréhension. La construction de l’album en miroir (deux situations identiques se réproduisent avec un personnage différent) donne un effet de répétition qui éclaircit le sens de l’histoire.

Pourquoi faire lire une BD sans texte aux enfants me direz-vous ? Tout simplement parce que cela participe à la construction de leur identité de lecteur. Par exemple, si tous peuvent décrire une image, bien peu comprennent le sens de la succession des images sans texte. N’oubliez jamais que voir n’est pas lire. Le travail intellectuel demandé à l’enfant lorsqu’il lit un tel album est d’une grande complexité. Il lui faut en effet identifier puis mettre en relation les indices prélevés, appréhender le ou les temps de l’album, structurer l’espace du livre et s’y repérer, connaître le code de l’image et interpréter son rapport spécifique au sens pour construire la logique du récit. Vous avez dit complexe ? Bien sûr, lorsqu’il a l’ouvrage sous les yeux, le petit bout ne se pose pas toutes ces questions. Mais à l’usage, que constate-t-on ? Souvent, il doute de son interprétation car l’absence de texte est source de polysémie. D’où l’importance de la lecture active et répétée qui permet, grâce au questionnement et au décodage, de résoudre les problèmes de sens.

Ces deux nouveaux albums sont parfaits pour faire découvrir aux plus petits les charmes de la BD sans texte. En s’identifiant aux personnages (rien de plus simple dans le cas d’Anuki et d’Hugo) ils vont se projeter dans les différentes situations et pouvoir ouvrir les voies de l’abstraction et de la compréhension. Tout ça pour dire que si vous mettez ces albums entre les mains de vos chères têtes blondes, vous allez à coup sûr faire des heureux. Chez moi en tout cas, l’enthousiasme a fait plaisir à voir !

Anuki T2 : La révolte des castors  de Stéphane Sénégas et Frédéric Maupomé. La Gouttière, 2012. 40 pages. 9,70 euros.

Hugo et Cagoule  de Marc Lizano, Loïc Dauvillier. La Gouttière, 2012. 40 pages. 9,70 euros.

Sénégas et Maupomé © La Gouttière 2012 

Dauvillier et Lizano © La Gouttière 2012 



lundi 14 mai 2012

Locke and Key 3 : La couronne des ombres

Hill et Rodriguez © Milady 2012
Dans la famille Locke, le père a été tué par un psychopathe, la mère a viré alcoolique, la grande sœur n’est pas loin de la dépression, le grand frère est devenu malgré lui le chef de la tribu et le petit dernier passe son temps à trouver des clés dans le manoir familial. Des clés étranges qui permettent par exemple d’ouvrir les cranes pour fouiller dans les souvenirs ou encore de redonner vie à une terrifiante armée ténébreuse…

C’est tout le sel de cette série : décrire le quotidien d’une famille au bord du précipice suite à la mort tragique du père en incluant des éléments fantastiques et paranormaux pouvant faire basculer une situation banale dans l’horreur la plus complète. L’alchimie est difficile à trouver pour ne pas tomber dans le grotesque propre aux films de série Z par exemple. Par chance, Joe Hill n’est pas né de la dernière pluie. Ce romancier habile sait y faire pour installer une ambiance, varier le rythme d’un récit et mener le lecteur par le bout du nez. Et heureusement pour lui, il a trouvé en Gabriel Rodriguez un acolyte à la hauteur de son talent. Il y a notamment dans ce troisième volume quelques chapitres d’anthologie où la maestria graphique du dessinateur s’exprime dans toute sa splendeur (je pense entre autres aux événements se déroulant dans la grotte et bien sûr à l’épisode relatant le réveil de l’armée des ombres). Le seul problème finalement reste pour moi ces couleurs assistées par ordinateur que je trouve fades et sans intérêt.

Locke and Key est bien la série phare annoncée. Scénario millimétré à la mécanique implacable, dessin virtuose et ambiance envoutante, il n’y a rien à jeter. Ces personnages attachants et les mystères innombrables du manoir et de ses clés donnent à ce comics un potentiel quasi infini. Reste aux auteurs à ne pas tomber dans la facilité et à maintenir encore longtemps un tel niveau d’excellence. Mais pour l’instant, difficile d’y trouver à redire, Locke and Key est tout simplement machiavélique.


Les avis de Yvan,  Archessia, Phooka et Wilhelmina

Locke and Key T3 : La couronne des ombres de Joe Hill et Gabriel Rodriguez. Milady Graphics, 2012. 150 pages. 14,90 euros.

Hill et Rodriguez © Milady 2012

Un grand merci à Babelio et aux éditions Milady !


Will Eisner Awards 2011 Meilleur scénariste

samedi 12 mai 2012

Un pedigree de Patrick Modiano

Modiano © Folio 2005
Avant de parler de son enfance, Modiano raconte ses parents. Une mère comédienne qui enchaînera les petits rôles et ne portera jamais la moindre attention à son fils. Un père toujours prêt à monter des affaires plus ou moins louches qui flirtera toute sa vie avec des représentants de la pègre et qui lui non plus ne sera pas d’une grande tendresse pour sa progéniture. « Mais je n’y peux rien, c’est le terreau – ou le fumier- dont je suis issu. » La jeunesse de Patrick Modiano n’est pas un long fleuve tranquille. Il enchaîne les pensionnats sordides et ne voit jamais ses parents, trop occupés par leurs carrières respectives. La perte de son frère est un moment aussi dramatique que traumatisant. Lorsqu’il retourne enfin vivre avec sa mère après avoir obtenu le bac, il connaît la misère la plus noire dans un appartement parisien miteux où le manque de moyens ne permet pas de payer le chauffage au cœur de l’hiver. Ce n’est qu’à 21 ans, en 1967, au moment où est publié son premier roman, que le jeune homme peut enfin prendre son envol et mener sa vie comme il l’entend : « J’avais pris le large avant que le ponton vermoulu ne s’écroule. Il était temps. »

Mon premier Modiano Un auteur important, il paraît. De ceux dont il faut surveiller chaque nouvelle publication. Je ne connais rien de son œuvre. Je sais juste que de nombreux auteurs contemporains le citent comme référence. Pourtant, à la lecture des premières pages de ce court texte, je m’interroge. Le style est sec, presque journalistique. Je me dis qu’il n’y a franchement pas de quoi s’emballer. Modiano survole 21 années à toute vitesse, ne s’arrêtant sur aucun événement marquant. Comme s’il ne voulait rien partager avec le lecteur. Du coup on découvre sa jeunesse à la façon d’un observateur peu concerné par ce qu’on lui raconte. Et puis, page 45, tout s’éclaire : « J’écris ces pages comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne. » On sent l’urgence, un élan qui pourrait facilement se briser : « Je vais continuer d’égrener ces années, sans nostalgie mais d’une voix précipitée. Ce n’est pas ma faute si les mots se bousculent. Il faut faire vite ou alors je n’en aurais plus le courage ». Finalement, Un pedigree relève presque du journal intime. Une introspection qui n’aurait à la limite pas besoin d’être partagée. Quelques pages pour purger un passé douloureux et dire : « voila, c’est fait, ne venez plus m’emmerder avec ma jeunesse, c’est juste un mauvais souvenir sans grand intérêt. »

Drôle de texte. Sans doute pas la meilleure façon de découvrir cet auteur. Il n’empêche que cet exercice de style ne m’a pas forcément déplu. Reste maintenant à trouver un roman de Modiano qui me montre toute l’étendue de son talent.

Un pedigree de Patrick Modiano, Folio, 2005. 126 pages. 5,95 euros.

jeudi 10 mai 2012

Laissez-les lire !

Patte © Gallimard 2012
Geneviève Patte est la fondatrice de La joie par les livres et de la bibliothèque de Clamart. Depuis les années 60, elle parcourt le monde pour exposer et partager son point de vue sur la lecture et les bibliothèques pour enfants. « Donner à la lecture un visage irrésistible », tel doit être pour elle le but de chaque adulte s’engageant à éveiller chez l’enfant le goût de lire.

Publié pour la 1ère fois à la fin des années 70, son ouvrage Laissez-les lire, devenu un classique pour la majorité des bibliothécaires jeunesse, est aujourd’hui réédité dans une édition actualisée, revue et augmentée. Quel bonheur de replonger dans la prose vivifiante de cette passionnée !

Si le courage vous manque de parcourir les 340 pages de cet incontournable (c’est une honte mais je sais rester magnanime et je respecte les droits imprescriptibles du lecteur selon Pennac), contentez-vous de la seconde partie consacrée à la place de la lecture dans la vie de l’enfant. Tout y est : le rôle de la bibliothèque bien sûr, mais aussi l’entrée de l’enfant en littérature ou encore le choix des fictions, des albums ou de la poésie et la place à accorder aux documentaires. Passionnant également le chapitre consacré à l’importance de la mise en œuvre d’une lecture critique permettant à l’enfant de développer une compréhension fine des textes, de hiérarchiser ses lectures et de ne pas tout mettre sur un même plan. C’est dans ces mêmes pages que Geneviève Patte s’attarde sur les lectures « traumatisantes », un sujet qui m’intéresse particulièrement.  Pour elle, « Rien n’est plus difficile pour un adulte que d’affirmer que telle ou telle image, telle ou telle histoire va effrayer les enfants, les enfants en général. Souvent ce sont les adultes qui se bloquent sur leur propre frayeur. […] Chacun a sa lecture. Ne craignons pas trop vite de traumatiser les enfants. Le danger est bien plus dans ce qui est faux, mièvre et ennuyeux, que dans ce qui est trop fort dans sa vérité.» Un point de vue que je partage totalement et qui m’a déjà valu quelques ennuis avec certains parents…

Cette seconde partie intitulée « Dans la forêt des livres » relève pour moi, vous l’aurez compris, de la lecture indispensable pour peu que l’on s’intéresse de près ou de loin à la transmission du plaisir de lire chez l’enfant. Le reste de l’ouvrage, plus spécifiquement centré sur le rôle du bibliothécaire, m’a moins emballé mais les expériences relatées restent néanmoins particulièrement instructives.

Laissez-les lire ! est un manifeste qui m’avait beaucoup marqué lorsque je l’ai découvert il y a une quinzaine d’année en préparant le CAPES de doc. Aujourd’hui, je tiens modestement le rôle du « prescripteur / tentateur » auprès d’élèves de 9 à 12 ans pas spécialement intéressés par la lecture et je me rends compte que si l’investissement de l’adulte est sincère et passionné, une majorité d’enfants adhèrent aux lectures qu’on leur propose et se laissent au moins séduire au départ. Le rôle de la communauté éducative est important mais celui des parents l’est encore plus. Lorsqu’ils sont associés aux activités de lecture de leurs enfants, beaucoup découvrent que la littérature jeunesse est un vaste champ des possibles ou chacun doit pouvoir trouver le livre qui lui convient à partir du moment où il est bien conseillé. Geneviève Patte ne dit rien d’autre.  Je reconnais que son discours peut parfois sembler un peu daté et je regrette l’absence d’une réflexion profonde sur l’avènement du numérique mais je reste malgré tout sous le charme de son argumentation.

Une bien belle réédition, donc. Indispensable si la question de la transmission du goût de lire chez l’enfant vous intéresse.


Laissez-les lire ! de Geneviève Patte. Gallimard jeunesse, 2012. 348 pages. 20 euros. 

mercredi 9 mai 2012

Daytripper : au jour le jour

Moon et Bà © Urban Comics 2012
A 32 ans, Bràs de Oliva Domingos a en charge la rubrique nécrologique d’un journal de Sao Paulo. A 21 ans, il a traversé le Salvador avec Jorge, son meilleur ami. Sept ans plus tard, il a vécu son premier véritable chagrin d’amour. Il lui faudra attendre le début de la quarantaine pour connaître les joies de la paternité. C’est à cette même époque qu’il est devenu un célèbre écrivain. Entre temps, il aura perdu Jorge et aura dû affronter une vie de famille chaotique. Enfin, à 76 ans, au crépuscule de sa vie, Bràs méditera sur les dernières lignes écrites à son attention par son propre père : « Quand tu accepteras qu’un jour tu mourras, tu profiteras vraiment de la vie. »

Une préface de Cyril Pedrosa et une postface de Craig Thompson. Déjà, ça sent bon. Petit conseil, il faut se lancer dans ce roman graphique ambitieux sans à priori. Se laisser prendre par la main et découvrir les mille et une vies de ce personnage qui pourrait tout à fait être vous ou moi.

Les frères jumeaux Fabio Moon et Gabriel Bà ont tricoté un canevas imparable. Attention, la narration est complexe, exigeante. La construction éclatée, les nombreux flashbacks, les périodes de la vie de Bràs présentées de façon non chronologique, tout cela demande beaucoup de concentration pour ne pas perdre le fil. Mais vos efforts seront récompensés au final tant cet album est de qualité.

L’amour, la mort, la famille, l’amitié, la carrière, tous ces sujets sont abordés au fil des pages à travers le destin de Bràs. Ça ressemble à une vie, quoi. Le ton est juste, touchant sans jamais tomber dans le pathos. Réfléchir à l’avenir, se retourner sur son passé et profiter du moment présent, voila le triptyque défendu par les auteurs.

Dans sa postface, Craig Thompson parle de puissance narrative. On referme en effet l’album en se disant que l’ensemble du récit, malgré sa construction complexe, est parfaitement maîtrisé. Le trait est simple et expressif. Un encrage épais qui rappelle les comics et un découpage audacieux alliant efficacité et lisibilité. Seul regret, la présence de la couleur qui pour moi n’apporte rien. J’aurais préféré des planches en noir et blanc mais c’est vraiment mon seul tout petit bémol.

Daytripper est un album qui se mérite. Pas question de le lire à la va vite. Il faut être en mesure de recevoir avec la plus grande attention cette lumineuse parabole sur le sens de la vie. Sans conteste pour moi la plus belle pépite dénichée depuis le début de l’année 2012.


Daytripper : au jour le jour de Fabio Moon et Gabriel Bà. Urban Comics, 2012. 256 pages. 22.50 euros.

L'avis de Lunch

Moon et Bà © Urban Comics 2012

 




Will Eisner 2011 du meilleur récit complet

vendredi 4 mai 2012

Les années n°8

Un numéro 8 consacré en grande partie à la culture et à la littérature Grecque contemporaine. Au sommaire, un portrait du poète Yannis Ritsos, un focus sur la tradition musicale du « Rébétiko » et sur celle du « Karaghiozis » (théâtre d’ombres) ainsi qu’une présentation du Colosse de Maroussi, un livre d’Henri Miller datant de 1941.

Dans le reste de la revue, retrouvez les rubriques habituelles avec une nouvelle de Nathalie Mercier, un portrait du poète haïtien Anthony Phelps, une critique élogieuse de l’ouvrage de Sylvain Tesson « Dans les forêts de Sibérie » (je vous invite à relire la note de lecture assassine concernant ce même ouvrage publié dans le premier numéro de la revue) et la chronique d’un professeur Hernandez très en forme. De mon coté, je vous parle d’Une Métamorphose iranienne, une BD de Mana Neyestani.

Si vous souhaitez recevoir chaque nouveau numéro par mèl, il vous suffit de me laisser vos coordonnées dans la rubrique Contact.

Téléchargez le n°8

Rendez-vous le 15 mai pour le n°9.

mercredi 2 mai 2012

Durango : l'intégrale

Swolfs © Soleil 2012
Durango est un héros de papier de ma jeunesse (de mon adolescence plus précisément). Avec lui, j’ai chevauché les plaines du Wyoming et de l’Utah, j’ai erré dans le désert d’Arizona, j’ai franchi les portes de saloon cradingues empestant la fumée et la sueur, j’ai descendu un nombre incalculable de salopards et j’ai couché avec quelques femmes de petite vertu. Archétype du cow-boy solitaire, Durango est un « nettoyeur ». C’est le gars que l’on appelle en toute dernière extrémité quand il n’y a plus moyen de faire autrement. Parce que l’on sait qu’avec lui dans les parages, les cadavres vont s’amonceler. Attention, Durango n’est pas un tueur à gage. Il ne défouraille qu’en état de légitime défense. Avec son chapeau, sa longue veste, son colt allemand, sa barbe de trois jours et ses magnifiques yeux verts, Durango est une icône. Un cow-boy taciturne et froid comme une lame dont j’ai lu et relu les aventures des dizaines de fois.

En ce printemps 2012, les éditions Soleil ont la bonne idée de publier une intégrale consacrée au héros de Swolfs. L’occasion de (re)découvrir les quatre premiers volumes d’une saga devenue mythique pour beaucoup de lecteurs. Dans le tome 1, en plein hiver, Durango va venger la mort de son frère. Dans le second, il viendra en aide à un village incapable de se défendre face à une horde de bandits sans pitié. Dans le troisième, pris au piège d’une diabolique machination et accusé à tort de meurtre, il va défendre son innocence à sa manière, c'est-à-dire dans un bain de sang. Enfin, dans le quatrième, il va s’associer à un mexicain trafiquant d’armes pour échapper à des chasseurs de prime.

Fortement inspirée des westerns spaghettis à la Sergio Leone, Durango est une œuvre violente, sans concession. Un hommage au genre d’une redoutable efficacité avec une intrigue souvent minimaliste et linéaire dont le seul but est de mettre en scène de sanglantes fusillades très chorégraphiées. Bien sûr, on peut considérer que Swolfs n’a rien inventé. Le raccourci avec Blueberry notamment semble à première vue évident. Et pourtant. A l’époque de Blueberry, la censure faisait rage et la violence devait rester très modérée. Dans Durango, les barrières sont tombées. Le sang gicle, les cadavres sont montrés en gros plan et les filles faciles sont nues.

Il faut par ailleurs reconnaître que le charme de la série tient pour beaucoup dans le trait de Swolfs. Quels réalisme, quel souffle, quelle maîtrise du découpage ! La fluidité des scènes d’action est à montrer dans les écoles de dessin. Du grand art !

Bon vous aurez compris que je ne suis pas objectif parce que je suis fan. On a bien le droit de temps en temps de se laisser aller à vanter les mérites d’une série que l’on adore sans forcément trouver les arguments les plus convaincants de la terre. Je dis juste ça en passant, au cas où une personne découvrant ce billet franchisse le pas et soit déçue par sa lecture. C’est une éventualité dont je n’assumerais pas la responsabilité, je vous préviens !!


Durango, intégrale T1 de Yves Swolfs. Soleil, 2012. 194 pages. 29.95 euros.


Swolfs © Soleil 2012



vendredi 27 avril 2012

Seuls 7 : Les terres basses

Vehlmann et Gazzotti
© Dupuis 2012
Tadam ! Je vous avais déjà fait le coup il y a quelques temps avec Ernest et Rebecca. En tant qu’abonné au magazine Spirou, je reçois mon exemplaire une semaine à l’avance. Et dans le numéro daté du 2 mai, c’est le grand retour de Seuls !
A la fin du sixième volume, une partie de la ville s’est enfoncée. Les enfants sont maintenant prisonniers de la zone rouge et doivent à tout prix trouver un moyen d’escalader la falaise de gravats qui les entoure….
Onze planches seulement dans cette première livraison, la prépublication de l’ensemble de l’album devant s’étaler sur six semaines. Bon je ne vais pas spolier plus que ça mais disons que ça démarre sur les chapeaux de roue : la tension entre Saul et Dodji est encore très palpable, une créature étrange apparaît et la série prend quelques airs de Walking dead…
  
Toujours aussi bien foutue, quoi. Vivement donc le 1er juin et la sortie officielle de l’album. D’ici là je vais guetter avec impatience mon Spirou chaque semaine dans la boîte aux lettres.

Seuls T7 : Les terres basses  de Fabien Vehlmann et Bruno Gazzotti. Dupuis, 2012. 46 pages. 10.60 euros. 

Vehlmann et Gazzotti © Dupuis 2012

jeudi 26 avril 2012

Clandestin de Philip Caputo

Caputo © Le Cherche Midi 2012
Gill Castle a perdu sa femme dans les attentats du 11 septembre. Incapable de surmonter sa peine, ce financier New Yorkais aux revenus très confortables décide de tout plaquer pour partir s’installer sur le ranch de son cousin Blaine, au fin fond de l’Arizona. A quelques kilomètres à peine de la frontière mexicaine, Castle tente de se reconstruire dans la solitude et l’isolement. Mais le jour où il sauve d’une mort certaine un mexicain ayant franchi la frontière clandestinement, il ne se doute pas que cette rencontre va changer sa vie…

Des années que je n’avais pas lu un tel pavé ! Je suis plutôt un adepte des écritures minuscules, des recueils de nouvelles et des courts romans. J’aime les auteurs capables de dire beaucoup en peu de mots, ceux qui vous installent une ambiance avec un minimum de moyens. Là pour le coup, c’est tout le contraire. Clandestin est un roman ambitieux, ample, très construit, où plusieurs histoires s’entremêlent allègrement. Le propos de Caputo pousse à la réflexion. Dans cette Amérique violente où la frontière mexicaine ressemble de plus en plus à une ligne de front, il est temps de s’interroger. Sur la condition des migrants, sur la position défendue par les propriétaires terriens américains, sur les motivations purement financières des passeurs et des narcotrafiquants, sur le rôle ambigu joué par la police… Beaucoup de questions qui n’appellent au final aucune prise de position franchement tranchée. « Certains de ces immigrants ont des histoires qui font passer Les raisins de la colère pour une comédie », déclare l’un des personnages. Castle porte également un regard plein d’humanité sur le clandestin qu’il vient de sauver : « Miguel était une victime-née […] Il y avait en lui quelque chose de doux, de triste, de malheureux, qui éveillait des sentiments de tendresse […] en même temps que ça invitait, presque inexorablement, la cruauté aveugle du monde à s’abattre sur lui. » Mais quand ces mêmes clandestins saccagent vos terres, votre perception évolue rapidement : « Je comprends les mexicains. […] Ils n’ont qu’à ramper sous une clôture ou escalader un mur pour gagner dix dollars de l’heure en passant le balai chez Wal-Mart (contre dix dollars par jour chez eux). Y a pas photo. Je ferais pareil. Mais on m’a découpé mes clôtures. Et il y a deux ans Mc Intyre a attrapé un clandestin qui essayait de piquer ma camionnette. Je suis désolée pour ces gens, mais en même temps il me font vraiment chier, et je crois que je ne devrais pas avoir de scrupules. » C’est cette ambivalence des sentiments qui fait à mes yeux tout le sel du récit. Non, ce n’est pas tout blanc ou tout noir, ce n’est pas si simple.

Le point de vue tout en finesse pousse le lecteur à la réflexion mais au final Clandestin reste avant tout un roman plein de souffle, une saga familiale aux nombreux rebondissements qui se lit d’une traite. A recommander sans réserve !         

Clandestin de Philip Caputo, Le Cherche Midi, 2012. 732 pages. 22,00 euros.

L'avis de Kathel

L'avis de Clara

L'avis de Keisha

mercredi 25 avril 2012

L’homme qui marche

Taniguchi © Casterman 2012
L’homme qui marche, c’est l’histoire d’un homme… qui marche. Il marche en promenant son chien, il marche en rentrant du bureau, il marche sous la pluie, il marche quand il fait nuit, il marche dans la ville après une tempête, bref, il marche tout le temps. Quoi d’autre me direz-vous ? Et bien rien, strictement rien. Il marche, un point c’est tout.
  
Pourquoi j’adore ce manga ? Parce qu’il ne s’y passe rien justement. C’est le registre de Taniguchi que je préfère, celui de l’intime et du contemplatif, de la solitude et de l’oisiveté. Marcher sans but, se perdre dans une flânerie où le chemin compte plus que la destination, c’est une attitude qui me parle. Je suis moi-même un gros marcheur. Pas de voiture, pas de transport en commun. Je marche pour aller ou pour revenir du boulot quel que soit le temps. J’adore marcher dans le froid glacial ou sous le soleil radieux de l’été. Même marcher sous la pluie ne me déplait pas. Alors oui, ce personnage de marcheur solitaire me plait. J’aime sa simplicité, le coté méditatif de sa marche, son sens de l’observation, le fait qu’il prenne son temps, qu’il ne se balade pas avec des écouteurs sur les oreilles ou les yeux rivés à l’écran de son smartphone. 

Le trait du mangaka est pour beaucoup dans le charme qui se dégage de ce titre. Les décors sont magnifiques de précision, les perspectives, nombreuses, sont d’une grande minutie. L’attention portée aux expressions du visage est également à signaler. Tout est dit dans ce port de tête légèrement incliné vers le haut, ce regard pétillant du marcheur attentif à l’environnement qui l’entoure.

Grâce à cette réédition somptueuse célébrant les 10 ans de la collection Écritures de Casterman, ce volume entre enfin sur les rayonnages de ma bibliothèque. L’objet en lui-même est magnifique : un tirage limité à 3000 exemplaires avec couverture imprimée sur papier métallique, tranche-fil, signet et bord des pages dorées (je vous avais parlé de cette opération anniversaire ici). Petit bémol tout de même pour les collectionneurs obsédés par l’état parfait des BD qu’ils achètent (ce n’est pas mon cas mais ils sont plus nombreux qu’on ne le croit) : la couverture métallique est tellement fragile qu’elle marque au moindre petit coup. Chez mon libraire, aucun exemplaire n’était exempt de défaut (trace de frottement ou léger enfoncement). Bon courage, donc si vous vous lancer dans la quête d’un volume à l’état absolument impeccable ! Si vous êtes moins pointilleux et que cet inclassable manga vous tente, laissez vous embarquer, vous ne devriez pas le regretter.        
  

L’homme qui marche, de Jirô Taniguchi. Édition spéciale, Caterman 2012. 155 pages. 18.50 euros.  


Taniguchi © Casterman 2012






mardi 24 avril 2012

Ma vie précaire d’Elise Fontenaille

Fontenaille © Calmann-lévy 2012
« Lorsque j’étais enfant, je voulais être pauvre et écrivain ». Comme quoi, les rêves d’enfance se réalisent parfois. Elise, double littéraire de l’auteur, ne peut plus payer son loyer. Elle décide donc se débarrasser de tout ce qui se trouve dans son logement avant de le quitter et elle commence par les livres. Ne souhaitant pas les vendre, elle les descend en bas de chez elle et les offre aux passants : « Donner mes livres, c’était comme offrir un mari qu’on ne regarde plus à une femme qui le désire… ». Après les livres, ce sera au tour de la vaisselle, des vêtements et des meubles. Au final, il ne restera plus rien. « A ma grande surprise, moi qui ne suis pas d’un naturel généreux, loin de là – plutôt d’un égoïsme total et décomplexé : après moi le déluge -, je me découvrais heureuse de donner, de tout donner. » En rendant les clés de son appartement, Élise sait qu’elle entame une période de précarité et de nomadisme. Des amis lui prêtent une maison à St Nazaire. Un atelier d’écriture l’emmène pour quelques temps en Guyane. Le retour à Paris est difficile, la marchande de sommeil qui lui loue une chambre de bonne insalubre est un odieux personnage. Après quelques détours en Corse et dans le Tarn elle trouve enfin un vrai studio dans ses modestes moyens en face de l’hôpital Saint-Louis. L’écrivain nomade se sédentarise et semble retrouver un certain équilibre…

J’aime bien Élise Fontenaille. Je vous en ai parlé ici et ici. Ma vie précaire tient presque du journal intime. Difficile de démêler le vrai du faux mais il semble bien que la plupart des événements relatés se sont vraiment déroulés. Les premiers chapitres sont excellents, de l’installation de sa « bibliothèque sauvage » en bas de chez elle à son voyage en Guyane, les anecdotes sont savoureuses et traitées sans pathos. Le problème, c’est que par la suite, l’empilement des saynètes et des portraits plutôt fades a sérieusement entamé mon intérêt pour le texte. Le pire, (pour moi) ce sont tous ces chapitres où elle s’attarde sur ses nombreuses conquêtes, le plus souvent des jeunes gens d’origines exotiques qui ne font que défiler dans sa vie (et dans son lit) les uns après les autres. Du récit léger et émouvant on passe à cette autofiction pure et dure que je ne supporte pas. Franchement, les nombreux succès de la narratrice sur les sites de rencontres m’ont laissés totalement de marbre.

Au final, ce roman autofictionnel m’est apparu bancal. Des débuts franchement réussis et une fin laborieuse, limite pénible. Heureusement qu’il n’y avait pas 50 pages de plus, je crois que j’aurais abandonné en route. Une relative déception donc, qui ne m’empêchera cependant pas de m’intéresser aux futures publications de cette auteure attachante.

Ma vie précaire, d’Élise Fontenaille. Calmann-lévy, 2012. 206 pages. 15,50 euros. 

samedi 21 avril 2012

Comment enseigner l'histoire à un ado dégénéré en repoussant les assauts d'une nymphomane alcoolique

Sharpe © Belfond 2012
Au secours, Wilt revient ! Pour ceux qui ne le connaissent pas, Henry Wilt est professeur à l’université britannique de Fenland. Il a en charge l’enseignement des techniques de la communication, une matière qui n’attire que des élèves de piètre qualité. Malgré son statut, le salaire du professeur ne suffit pas à faire bouillir la marmite. Il faut dire que sa femme, Eva, a souhaité inscrire leurs quadruplées dans une école privée dont les frais de scolarités sont exorbitants. En plus, les quatre gamines sont ingérables et rendent folles les responsables de l’établissement qui n’ont qu’une envie, les virer. Jamais avare de fausses bonnes idées, Eva pense avoir trouvé une solution aux problèmes financiers du ménage : pendant les vacances d’été, son mari va donner des cours particuliers à Edward Gadsley, un gosse de riches décervelé dont la mère pense qu’il peut intégrer la prestigieuse faculté de Cambridge grâce à une solide remise à niveau. Problème, Edward est un crétin fini, sa mère une nymphomane alcoolique et son beau-père un richissime aristocrate imbuvable. Wilt le sait, il va s’embarquer dans une sacrée galère. Mais il ne se doute pas du cauchemar qui l’attend dans le manoir des Gadsley…

Pour le cinquième épisode des aventures de son loser préféré, Tom Sharpe frappe fort. Son petit prof sans envergure, toujours affublé d’une femme tenant plus du dragon que de la tendre épouse et de quadruplées aussi odieuses que douées pour inventer les pires catastrophes, se fourre une fois de plus dans un inextricable guêpier. En anglais, Wilt signifie « dégonflé ». Un qualificatif parfait pour un antihéros dont le courage n’est certes pas la qualité première.

L’humour en littérature est un exercice des plus difficiles. Sharpe est passé maître en la matière, c’est indéniable. Franchement, je me suis régalé. Les aventures de Wilt sont à la fois rocambolesques et désopilantes. Les personnages semblent tous complètement cintrés, pervers, grossiers et abrutis. De l’humour, donc mais de l’humour très vache et une plume trempée dans l’acide qui dresse un impitoyable portrait d’aristos dégénérés. Un roman déjanté mais qui reste pétri de finesse, humour anglais oblige. So british !


Comment enseigner l'histoire à un ado dégénéré en repoussant les assauts d'une nymphomane alcoolique
, de Tom Sharpe. Belfond, 2012. 276 pages. 19 euros.

vendredi 20 avril 2012

Jamestown

Hittinger © The Hoochie Coochie 2007
Décembre 1606. Trois navires quittèrent Londres avec pour mission d’établir une colonie en Amérique du Nord. Trois cents hommes en tout, espérant que cette aventure leur permettrait de faire fortune rapidement. Parmi eux, le capitaine John Smith, un officier expérimenté ayant notamment prouvé sa bravoure en méditerranée. Après quelques escales aux Antilles, les navires remontèrent toujours plus vers le nord. C’est finalement le 24 mai 1607, sur les cotes de la Virginie que fut officiellement fondée la colonie de Jamestown, baptisée ainsi en l’honneur du roi James. Jusqu’à son retour forcé en Grande Bretagne à l’automne 1609, John Smith fut un des membres les plus importants de la communauté. Aujourd’hui encore, il reste considéré comme un héraut de la colonisation anglaise en Amérique du Nord.

Le projet de Chrisopher Hittinger était au départ assez simple. Son but ? Raconter l’aventure de Smith et de ses camarades en respectant au maximum la réalité historique, loin de toutes les versions romancées proposées habituellement. Certes, Smtih a rencontré Pocahnontas. Il se pourrait même qu’elle lui ait sauvé la vie. Mais point d’histoire d’amour entre eux, on n’est pas chez Disney !

L’histoire de Jamestown, c’est celle d’une installation éprouvante pour des hommes pas du tout préparés à affronter un tel environnement. Il y a d’abord eu la difficile cohabitation avec les indiens, ponctuée d’épisodes très violents. Puis survinrent les dissensions internes, la maladie, la faim, la rudesse du climat… Pour couronner le tout, un incendie ravagea la ville.

L’auteur insiste sur les luttes intestines qui ont gravement mis en danger la cohésion du groupe et sur l’attitude ambiguë des colons vis-à-vis des autochtones. Smith, notamment, n’hésitait pas à utiliser la force si nécessaire et il savait par ailleurs faire preuve de bonne volonté lorsque cela s’avérait utile, surtout quand il avait besoin de indiens pour se procurer de la nourriture. Vous avez-dit opportuniste ?

La vraie originalité de l’album réside dans le style très particulier de l’auteur, fortement influencé par l’œuvre d’Edward Gorey, un illustrateur américain proche des surréalistes. L’éditeur qualifie à juste titre ce style « d’allégorique ». Plutôt que de proposer un trait ultra-réaliste, Hittinger donne à chaque personnage une forme très particulière (voir extrait ci-dessous). Rajouter à cela une absence totale de dialogues (les événements sont uniquement relatés dans des récitatifs), un découpage se limitant à des doubles illustrations pleine page ainsi qu’une utilisation du noir et blanc plutôt anxiogène et vous vous retrouvez avec une sorte d’OVNI inclassable d’un point de vue graphique.

Je ne suis d’ordinaire pas fan de la BD underground, je préfère de loin le classicisme aux expérimentations parfois incontrôlables. Je me suis donc surpris à éprouver un réel plaisir à la lecture de cet album. Sans doute parce que le sujet m’a beaucoup intéressé mais aussi parce que, malgré les apparences, il se dégage du dessin une surprenante cohérence.

Un grand merci à Libfly et à The Hoochie Coochie pour la découverte.


Jamestown, de Chritopher Hittinger, Éditions The Hoochie CoochieAlbin, 2007. 232 pages. 20 euros.



Hittinger © The Hoochie Coochie 2007


Hittinger © The Hoochie Coochie 2007

jeudi 19 avril 2012

Les schtroumpfs 30 : Les schtroumpfs de l’ordre

Peyo et Culliford © Le Lombard 2012
Ceux qui passent régulièrement par ici connaissent ma passion pour les schtroumpfs. J’en ai déjà parlé ici, , , , et . Comme chaque année dès que le printemps arrive, je file chez mon libraire acheter le nouvel album. Pour le 30ème volume, Thierry Culliford, le fils de Peyo, a choisi de faire rentrer les forces de l’ordre dans le village des schtroumpfs.

Lassé de devoir régler les petites querelles quotidiennes qui empoisonnent la vie de la communauté, le grand schtroumpf décide de rédiger un livre des lois. Tous les habitants sont invités à participer à la création de ce « code schtroumpf de bonne conduite ». Chacun voyant midi à sa porte, les petits hommes bleus transforment le code en une longue liste d’interdictions : pour le schtroumpf jardinier, il faudrait interdire la traversée de son champ. Pour le pêcheur, il faudrait interdire de « schtroumpfer n’importe quoi dans la rivière » alors que pour le paresseux, il faudrait interdire de faire du bruit pendant sa sieste. Au final, le code schtroumpf s’apparente à une longue liste d’interdits. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres et l’application du code s’avère bien plus délicate que sa rédaction. D’où la décision de créer des « schtroumpfs de l’ordre » chargés de faire appliquer les lois...

Comme d’habitude depuis maintenant quelques albums, Culliford s’amuse à brocarder les travers de notre société en les appliquant à l’univers des schtroumpfs. Après les superstitions, le tourisme de masse et le machisme, place au « tout sécuritaire ». Rien de bien original au fond même si le traitement humoristique de la question rend la lecture plutôt légère. Sans évidemment exprimer une quelconque position politique, le scénariste égratigne à la fois la police et les schtroumpfs lambda, décrits comme râleurs, égoïstes et procéduriers. Une simple transposition des travers humains qui se révèle au final assez fade.

Pour valider mon impression mitigée, j’ai donné l’album à un juge aussi impartial qu’impitoyable, ma fille de 9 ans. Elle a eu une attitude que je trouve assez saine quand je lui propose une lecture, à savoir qu’elle est toujours partante pour se lancer sans à priori mais qu’elle parvient très rapidement à se forger un avis. En fait, il n’y a que deux solutions : ou bien le livre lui plaît et elle le dévore, ou bien elle n’accroche pas et elle l’abandonne comme une vieille chaussette pour passer au suivant. C’est assez radical et je ne doute pas qu’en grandissant elle saura faire preuve de plus de mesure mais pour l’instant son attitude face à la lecture me convient. Bref tout ça pour vous dire que ces « schtroumpfs de l’ordre » n’ont pas fait long feu. A peine 20 pages avant qu’elle ne revienne vers moi en prononçant la sentence définitive : « Tiens, je te le rends, j’aime pas. » Je ne fais pas partie (loin de là !) de ceux qui pensent que la vérité sort de la bouche des enfants mais pour le coup je ne suis pas loin d’être d’accord avec elle : le 30ème album des schtroumpfs est un petit cru qui tombe dans une coupable facilité et n’apporte strictement rien de nouveau à la série.

Mais bon, je ne suis pas rancunier et je serais fidèle au rendez-vous l’année prochaine pour découvrir la nouvelle aventure des petits hommes bleus.

Les schtroumpfs T30 : Les schtroumpfs de l’ordre de Culliford, Jost et De Coninck. Le Lombard, 2012. 48 pages. 10,60 euros.


Peyo et Culliford © Le Lombard 2012