Le récit croise trois époques. Le présent d’Ari, sa jeunesse dans les années 80 et le début du vingtième siècle, lorsque ses grands parents Oddur et Margret se sont rencontrés. Le Ari d’aujourd’hui est seul depuis une séparation douloureuse avec sa femme. Il ne voit plus ses enfants et se démène dans une solitude pesante. Le jeune adulte qu’il était à 16-17 ans, maladivement timide avec les filles, a beaucoup souffert des moqueries des collègues qu’il fréquentait alors dans l’usine de poissons où il gagna ses premiers salaires. Quand à ses grands-parents, ils incarnaient une famille typique de pêcheurs à l’aube de la modernisation du pays.
C’est un fait, je dois reconnaître que ce roman n’atteint pas les sommets du fabuleux « La tristesse des anges », qui restera pour moi un chef d’œuvre absolu. Peut-être parce qu’il y a ici trop de passages ancrés dans la réalité actuelle de l’Islande, ses problèmes socio-économiques et la corruption de sa classe politique. Peut-être aussi à cause de la personnalité d’Ari qui, malgré ses nombreuses interrogations existentielles, n’est jamais parvenu à attirer ma sympathie. En fait, j’ai largement préféré les chapitres concernant Oddur et Margret, y retrouvant, comme dans La lettre à Helga, l’ambiance envoûtante d’un pays encore loin de toute forme de modernité. Et puis comment ne pas craquer devant leur première fois : « Elle lui dit : si je dénoue mes cheveux, alors tu sauras que je suis nue sous ma robe, alors tu sauras que je t’aime. Il parvient tout juste à hocher la tête. Attend, parfaitement immobile. Puis elle libère ses cheveux. »
Mais en dehors de ces quelques bémols, c’est un livre que j’ai envie de défendre, parce qu’il est beau, qu’il parle de la condition humaine et s’adresse donc, à un degré ou un autre, à chacun de nous. Parce que Stefansson dit la vie, la mort, l’amour, le désir ou l’art comme personne. Parce qu’il aime montrer des personnages perdus et en quête de sens. Parce qu’il allie une certaine forme de poésie avec un réalisme parfois cru et d’une banalité confondante, dans une prose à la grâce fabuleuse. Parce que son Islande est âpre, rude, balayée par les vents, aussi hostile que fascinante. Parce que ses réflexions sur le temps qui passe et lamine tout sur son chemin me bouleversent profondément. Parce que la traduction d’Éric Boury est une fois de plus d’une qualité exceptionnelle et tout simplement parce que cette chronique familiale est pour moi un grand livre, ni plus ni moins.
D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds de Jon Kalman Stefansson. Gallimard, 2015. 442 pages. 22,50 euros.
Extraits :
« Nous avons tant de choses : Dieu, les prières, les techniques, les sciences, chaque jour apparaissent de nouvelles découvertes, téléphones portables toujours plus puissants, puis voila qu’une mort survient et nous n’avons plus rien, nous tendons la main, cherchant Dieu à tâtons, nos doigts se referment sur le vide de la déception, la tasse de cet homme, la brosse où subsistent quelques cheveux de cette femme, et nous conservons tout cela comme une consolation, comme une amulette, comme une larme, comme ce qui jamais ne reviendra. Que peut-on en dire, rien sans doute, la vie est incompréhensible, et injuste, mais nous la vivons tout de même, incapables de faire autrement, elle est la seule chose que nous ayons avec certitude, à la fois trésor et insignifiance. »
« Le plus douloureux dans la vie est sans doute de n'avoir pas assez aimé, je ne suis pas certain que celui qui s'en rend coupable puisse se le pardonner. »
« Il est étrange, pour ne pas dire rudement surprenant, de constater qu'il existe des mâles qui se croient à la hauteur de leur rôle et dignes d'être considérés comme des hommes à part entière alors même qu'ils ne se sont jamais mesurés à la mer. [...] Qu'un homme puisse traverser l'existence sans vouloir affronter l'océan, mesurer sa force à celle de la mer, se rencontrer lui-même face à des vagues noirâtres hautes comme des montagnes, perdu dans les hurlement des tempêtes, quand l'air expulse des rugissements comme s'il portait en son sein la fin du monde ou la fureur divine, et que le bateau, malgré toutes ses tonnes et la puissance de son moteur, n'est qu'une minable planche, que la vie n'est plus rien, eh bien, celui qui n'a pas connu ça ignore qui il est vraiment et jamais il ne sera plus de la moitié d'un homme. »
J'aime beaucoup ce titre: poétique à souhait !
RépondreSupprimerIl est magnifique ce titre !
SupprimerJe vais essayé de lire islandais pour l'épisode de "L'Europe des écrivains" consacré à l'Islande (lectures communes prévues : tu es le bienvenu !). Ça n'est pas gagné. Je crois que c'est cet auteur qui a écrit un roman qui débute par un homme et son petit fils qui partent à la pêche en mer : ennui total, abandon au bout de quelques dizaines de pages...
RépondreSupprimerJe ne suis pas bien d'accord d'ailleurs avec : "il parle de la condition humaine et s’adresse donc forcément à chacun de nous" : ça dépend en fait de la façon dont on nous parle... je crois... tu peux trouver ça très touchant et moi rester de marbre, et vice versa. Et puisqu'il s'agit d'émotion (et plus de littérature), ça dépend aussi du vécu de chacun.
Je suis carrément d'accord avec le fait que l'on puisse rester de marbre face à ces vérités universelles distillées tout au long du roman. Je pense même qu'elles peuvent agacer grandement. Mais cela n'a pas été le cas avec moi ;)
SupprimerAaaaaaaaaaaaah je l'ai vu hier sur une table de librairie, je ne l'ai pas acheté parce que j'ai voulu... "être raisonnable". :s
RépondreSupprimerBon, la prochaine fois, je craque !
Merci pour cette chronique qui tombe à pic ! :D
Je serais ravi de savoir ce que tu en penses.
SupprimerJe suis archi-déçue, dégoûtée, blasée, écoeurée.... Autant l'histoire d'Oddur et Margrete m'a de suite emballée, leur fils Oddur m'a clairement rappelé le poète Bardur de Entre ciel et terre. Mais alors la vie d'Ari aussi bien aujourd'hui que dans sa jeunesse m'est totalement passé au-dessus de la tête, et alors la fin... J'ai l'impression que ce n'est plus le même auteur tellement j'ai détesté. C'était tellement prévisible que je ne croyais pas Stefansson capable de faire ça.... Désolée pour ce commentaire sans doute agressif (ça n'a rien de personnel), je viens tout juste de finir le roman, j'en attendais beaucoup et je suis vraiment très très déçue et en colère, frustrée comme c'est pas permis... ! :(
SupprimerTon commentaire me plus rire qu'autre chose, il est tellement naturel et sincère, j'adore !
SupprimerFranchement je n'ai eu aucune sympathie pour Ari et la partie concernant son présent surtout n'est pas à la hauteur du reste. Mais je ne veux retenir que l'histoire de ses grands-parents qui touche parfois au sublime et m'a rappelé les meilleurs moments de la trilogie.
Certes, mais ce n'est qu'un tiers du livre... Stefansson nous a habitué à mieux tout de même :(
SupprimerOui, il nous a habitué à mieux, ce n'est pas moi qui dirais le contraire.
SupprimerTu ferais lire n'importe que titre à n'importe qui, tu m'épates ;)
RépondreSupprimerC'est le plus beau compliment que tu pouvais me faire ;)
SupprimerErf encore une merveille !
RépondreSupprimerVais crouler sous les lectures, sans un sou en poche mouarf ;-) la rentrée litéraire, quelle folie mais quelle belle folie ;-)
C'est vrai qu'elle a tout d'un tourbillon sans fin la rentrée cette année !
SupprimerHonnêtement je ne me serais pas tournée vers ce roman, mais tu en parles superbement bien ... j'hésite du coup. C'est malin.
RépondreSupprimerSi ça ne tenait qu'à moi, je te dirais de ne pas hésiter une seconde ;)
Supprimerje vais immédiatement me procurer "le chef d’œuvre absolu" , et ensuite celui là car j'aime beaucoup les passages que tu cites
RépondreSupprimerAh oui, la tristesse des anges a été pour moi une découverte incroyable !
SupprimerJe suis encore "Entre ciel et terre", le premier de la trilogie, j'aime beaucoup mais mes conditions de lecture de cet été n'ont pas été franchement favorables, je mise beaucoup sur "La tristesse des anges."..celui-ci on verra plus tard ! ;)
RépondreSupprimerTu peux te "contenter" de la tristesse des anges, c'est pour moi LA lecture incontournable si on veut découvrir cet auteur.
SupprimerJ'aime bien le titre. J'essaierai "La lettre à Helga" déjà que j'ai dans ma liseuse. ;)
RépondreSupprimerUn grand moment de lecture "La lettre à Helga", même si j'en connais qui ont détesté...
SupprimerForcément, tu es plus que convaincant... Vilain ! ;-)
RépondreSupprimerTu sais bien qu'entre l'Islande et moi, c'est une grande histoire ;)
SupprimerJ'aime beaucoup le passage que tu as écris. Je ne connaissais pas l'auteur et je me lancerai bien.
RépondreSupprimerFranchement, ça ne coûte rien de te lancer ;)
SupprimerCe que tu en dis rend ce livre assez séduisant... et la couv est tellement belle !
RépondreSupprimerLa couv, le titre et le contenu... tout est beau !
SupprimerJ'aime quand tu parles de chef d'oeuvre absolu. Je lirai donc l'autre titre que tu mentionnes avant de découvrir celui-ci.
RépondreSupprimerIl existe en poche en plus ;)
SupprimerAhem... Non mais les extraits que tu as postés sur FB m'ont suffi pour me convaincre que je n'y trouverai pas mon compte. Certes, pris hors contexte, je pourrai me tromper mais j'ai encore d'affreux frissons qui me parcourent en y repensant. A voir au fil des avis, mais j'ai des doutes. ;-) Je rejoins aussi Sandrine sur le dernier paragraphe de son com'. Et je t'ai répondu sur mon blog sur la question des "vérités universelles ".;-)
RépondreSupprimerJe n'essaierai même pas de te faire changer d'avis, je sais la cause perdue d'avance. Mais je crois que l'on n'a pas fini de parler de vérités universelles toi et moi ;)
Supprimerj'ai visité Keflavik et son musée, et j'avais frémi en voyant la section consacrée à la pêche, les pêcheurs avaient une vie hallucinante de dureté et de dangerosité...ce souvenir de voyage me donne bien envie de lire ce roman du coup...
RépondreSupprimerSi tu es allée à Keflavik, c'est une lecture obligatoire, pas moyen de passer à coté !
SupprimerJ'aime beaucoup les citations !
RépondreSupprimerMoi aussi ;)
SupprimerPourquoi pas...même si je crains le côté âpre....j'ai bien envie de commencer par la tristesse non, que tu as l'air d'avoir quand même préféré....
RépondreSupprimerOui, j'ai préféré la tristesse, et je crois que rien de ce qu'il publiera maintenant ne pourra m'emballer davantage.
SupprimerDescription du roman intéressante, néanmoins je reste légèrement sur ma faim, ne sachant pas s'il s'agit d'un roman psychologique, d'une drame ou autre. En clair, trouverai-je mon compte avec ce roman ?
RépondreSupprimerLes extraits choisis montrent bien la puissance poétique de l'auteur et que dire du titre ? Il sort vraiment de l'ordinaire ! Certainement, un auteur à suivre...
C'est avant tout une chronique familiale. L'aspect psychologique et dramatique est bien présent mais c'est bien plus que ça en fait, d'où ma difficulté d'en parler clairement.
SupprimerJ'ai découvert l'auteur avec Entre ciel et terre et je me suis arrêtée là... bon, il faut que je me penche à nouveau sur cet auteur!
RépondreSupprimerC'est un auteur qui mériterait bien plus de reconnaissance selon moi.
SupprimerTu me donnes envie de repartir en Islande
RépondreSupprimerN'hésite pas, dépaysement garanti !
SupprimerJe veux absolument le lire celui-ci, j'en entends beaucoup parler !! ^^
RépondreSupprimerJ'espère qu'il trouvera l'écho médiatique qu'il mérite !
Supprimertu en parles bien et l'extrait donne envie de plonger dans cette plume
RépondreSupprimerMerci, j'ai vraiment essayer de rendre à ce roman l'hommage qu'il mérite.
SupprimerTu en parles si bien, ça donne envie. Surtout que j'ai été à Keflavik il y a 6 ans. De beaux souvenirs islandais. :)
RépondreSupprimerToi aussi tu es allée à Keflavik, mais c'est un haut lieu touristique alors ;)
SupprimerMême punition qu'Eva, tu ne vas pas pouvoir passer à coté !
Tu restes hyper convaincant, malgré les bémols !
RépondreSupprimerJ'avais envie d'être convaincant figure-toi ;)
SupprimerMalgré tout, tu m'as convaincu de lire ce livre et de découvrir l'auteur !
RépondreSupprimerToi quand tu as quelque chose dans la tête ... ;-)
C'est vrai que je suis assez têtu dans mon genre :)
SupprimerJ'aime l'Islande et quand ils parlent de nature, de la mer .. mais parfois j'ai du mal, comme dans La lettre à Helga avec les hommes ! Mais j'aime beaucoup les extraits ;-)
RépondreSupprimerJe me demande ce que tu en penserais, tiens ;)
SupprimerTu sais que les extraits ne me parlent pas trop... de plus j'avais commencé à sa sortie en poche "Entre ciel et terre" et je n'ai pas accroché, malgré quelques efforts (si, si !). Pourtant d'autres islandais trouvent grâce à mes yeux (La lettre à Helga, entre autres)
RépondreSupprimerJe ne sais pas si ça vaut la peine que tu retentes le coup. Franchement, je doute que tu y trouves ton compte.
SupprimerJ'avais adoré Entre ciel et terre, et les quelques extraits que tu cites me séduisent totalement. Je ne vais pas passer à côté.
RépondreSupprimerVoila un commentaire qui me fait très plaisir !
SupprimerC'est un des premiers que j'ai achetés de mes envies de cette rentrée littéraire !! J'ai envie de découvrir l'auteur depuis si longtemps mais je me suis dit : pourquoi ne pas commencer par celui ci ? Je ne l'ai pas encore lue mais je l'ai déjà beaucoup feuilletée et j'ai noté de nombreux passages, il a l'air magnifique ! Je mets ton billet dans vos billets les plus tentateurs (ainsi que celui sur le dernier de Jeanne Benameur qui est aussi sur ma liste, sans doute un de mes prochains craquages, et celui de Delivrances qui me tente aussi terriblement). Bel automne Jérôme et bonnes lectures à venir (mais je vois que tu as déjà bien entamé la rentrée littéraire contrairement à moi ;0) Là je suis en pleine lecture de La source d'Anne Marie Garat, comme d'habitude avec elle une lecture qui demande toute concentration ;0)
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