dimanche 16 décembre 2018

Konbini - Sayaka Murata

A 36 ans, Keiko est caissière dans un Konbini (une supérette ouverte 24h/24). Une situation particulière qui la place en marge des femmes de son âge tant cet emploi précaire, qu’elle occupe depuis dix-huit ans, est en général réservé aux étudiants ou aux jeunes sans qualification. Mais Keiko se fiche du regard des autres, elle se fiche d’avoir un job sous payé et d’être encore célibataire, de vivre dans un minuscule studio et d’être une travailleuse pauvre même si ses parents  et sa sœur ne comprennent pas son manque d’ambition et ne cessent de lui mettre la pression.

Le jour où Shiara, trente-cinq ans, célibataire lui aussi, est engagé dans la supérette, Keiko ne se doute pas qu’elle va trouver un allié de poids. Rapidement renvoyé à cause de son comportement, le jeune homme s’installe chez elle et lui propose de faire semblant d’être son petit ami afin d’éviter le jugement permanent de la société sur sa situation. Pas forcément l’idée du siècle, surtout quand Shiara révèle sa vraie nature de grosse feignasse ne cherchant qu’à être entretenu…

Un court roman d’inspiration autobiographique qui a connu un succès phénoménal au Japon, remportant notamment le prix Akutagawa, équivalent de notre Goncourt. Les raisons de ce succès sont sans doute à chercher dans le fait que Syaka Murata dénonce, à travers Keiko le poids d’une société obnubilée par la réussite et l’ascension sociale qui s’empresse de juger les comportements « marginaux » sans chercher à les comprendre. Shiara n’a pas d’ambition démesurée, elle se contente du peu que l’on veut bien lui offrir, certaine d’avoir trouvé sa place « dans la mécanique du monde ».

Pour autant elle est consciente de son décalage par rapport à la norme. Un décalage qui, aux yeux des autres, s’apparente à une maladie. Il lui arrive même de se persuader qu’un changement d’attitude est nécessaire : « Dans ce monde régit par la normalité, tout intrus se voit discrètement éliminé. Tout être non conforme doit être écarté. Voilà pourquoi je dois guérir. Autrement je serai éliminée par les personnes normales. »

Un roman étrange et des personnages qui le sont tout autant. Je ne peux pas dire que j’ai été séduit par Keiko, par son coté mollasson, lymphatique, résigné. Encore moins par Shiara, sorte de parasite toxique au discours franchement limite. Mais au final j’ai pris plaisir à découvrir leur différence, à suivre leur cheminement, leurs réflexions, leur rapport difficile aux autres. Et à être une nouvelle fois fasciné par le fonctionnement d’une société japonaise qui ne cessera jamais de me surprendre.

Konbini de Sayaka Murata (traduit du japonais par Mathilde Tamae-Bouhon). Denoël, 2018. 125 pages. 16,50 euros. 






mercredi 12 décembre 2018

Le prince de l’ennui - Stéphane Heurteau

Le comte Dracula, s’ennuyant à mourir dans son lugubre château des Carpates, engage l’écrivain-voyageur Étienne Hauterue afin de le divertir. Ce dernier, prenant la suite d’illustres conteurs tels que Jules Verne, Théophile Gautier, Stevenson, Maupassant, Lovecraft ou Edgar Allan Poe, se voit promettre l’immortalité si l’histoire qu’il raconte séduit le vampire. Pour ce faire, Étienne décide de relater sa traversée de la Grande-Bretagne et les étranges rencontres qui ont marqué son périple.

Un carnet de voyage aux accents victoriens qui ravira les amateurs de dépaysement à la sauce anglaise. De Plymouth à Londres en passant par Liverpool, le pays de Galles et les Higlands écossais, Étienne nous entraîne sur ses pas et nous fait découvrir les charmes infinis d’une terre de légende. En chemin il croisera la route du hollandais volant, longera les côtes de Cornouailles, découvrira les châteaux gallois et les champs de menhir du Cheshire, s’entretiendra avec Beatrix Potter et Pierre Lapin, se perdra dans une forêt où plane l’ombre du roi Arthur. Il visitera des cimetières, rencontrera le sataniste Aleister Crowley, apercevra quelques fantômes et s’émerveillera devant le ballet des nuages traversant le ciel d’Écosse.

Suffisant pour contenter Dracula ? Ne comptez pas sur moi pour vous le dire. En ce qui me concerne j’ai été totalement séduit par ce bel album entièrement réalisé à l’aquarelle dans des gammes chromatiques navigant sans cesse entre rêve et réalité. Une ambiance So british pleine de charme qui offre un voyage hors du temps et du quotidien particulièrement bienvenu par les temps qui courent.

Le prince de l’ennui de Stéphane Heurteau. Éditions du Long Bec, 2018. 192 pages. 27,00 euros.

mardi 11 décembre 2018

Mille et une miettes - Thomas Scotto et Madeleine Peirera

« Daoud, Peut-être que je vais mettre les pieds dans le plat mais c'est pas rien que tu sois chez nous. Maman demande pas mais, moi, j'aimerais vraiment savoir d'où tu viens. T'es pas chinois, t'es pas indien, on est d'accord mais tu as toute une histoire que j'imagine même pas. Plein d'histoires par où t'es passé. Une famille ? Des copains ? Une amoureuse ? Un pays ? »

La première fois que Daoud a dormi chez Mila, elle n’était pas là. Comme chaque week-end, elle était à trois rues de l’appartement de sa mère, chez son père. Quand elle l’a vu dans le couloir, elle a eu tellement peur qu’elle a « hurlé pendant une éternité, le dos contre la porte de l’entrée. Bloquée. Piégée ». Heureusement sa maman est arrivée pour la calmer. Et lui expliquer que Daoud était accueilli clandestinement chez eux pour quelques temps, histoire de le protéger, de lui éviter la rue surtout. Et de finaliser son dossier de mineur isolé pour s’assurer qu’il puisse rester en France…

Un texte forcément engagé qui dit l’entraide et la fraternité. Un texte qui montre le point de vue d’une jeune fille de 12 ans se construisant un début de conscience politique et débordant d’empathie pour ce garçon venu d’ailleurs dont elle ne sait rien.

Pas simple pour Mila d’affronter le regard des camarades de classe venant à la maison et s’interrogeant sur la présence de cet « étranger ». Pas simple de défiler pour la première fois dans une manif pour les sans-papiers encadrée par les CRS. Pas simple de laisser Daoud sortir seul en se demandant si on va le revoir, s’il ne va pas se finir par se faire arrêter. Pas simple de ne pas lui demander de raconter son histoire, son passé et son douloureux exil parce qu’on sait qu’il n’est pas encore prêt à en parler.

Il touchant ce texte. Plein d’incompréhension, de colère et de dignité face à la situation tragique des migrants. C’est aussi un bel hommage aux hommes et aux femmes qui luttent chaque jour pour leur venir en aide. Une leçon d’humanité, en toute simplicité.

Mille et une miettes de thomas Scotto (illustrations de Madeleine Peirera). Éditions du Pourquoi pas ?, 2018. 80 pages. 9,50 euros. A partir de 11 ans.









dimanche 9 décembre 2018

L’Herbe de fer - William Kennedy

Il a voulu noyer sa lâcheté dans la bouteille mais n’y est pas parvenu. Ancien joueur de baseball devenu clochard, Francis Phelan erre dans les rues d’Albany. Il vivote, trouve un petit boulot au cimetière, gagne quelques dollars en accompagnant un chiffonnier dans sa tournée. Il fréquente les foyers, côtoie les laissés pour compte de la grande dépression. En cette fin du mois d’octobre 1938, alors que la toussaint approche à grand pas, Francis croise les fantômes de ceux qu’il a fait souffrir. A commencé par son nourrisson de fils dont il a causé la mort en le laissant tomber sur le carrelage vingt ans plus tôt alors qu’il changeait sa couche. Accompagné de Rudy le simple d’esprit et d’Helen, avec qui il a une relation compliquée, Francis tente de reprendre le dessus en sachant que la rechute le guette à chaque coin de rue.

Un grand roman américain dont j’ignorais jusqu’alors l’existence, lauréat du National Book Award 1983 et du prix Pulitzer 1984, adapté au cinéma en 1987 avec Jack Nicholson et Meryl Streep dans les rôles principaux, rien que ça !

Un grand roman de la grande dépression mêlant le réalisme crasse du quotidien des clochards et les apparitions spectrales des âmes blessées par le comportement de Francis. Le résultat est surprenant, à la fois drôle, sordide, poétique, cruel. La misère est dépeinte dans toute sa dureté, sans lyrisme ou apitoiement malvenus, et la galerie de personnages secondaires incroyablement marquante.

Francis n’est pas un héros. Ce n’est pas non plus un salaud, juste un homme traînant avec lui son passé, ses erreurs, ses lâchetés, et surtout sa culpabilité. C’est à cause d’elle que les fantômes lui apparaissent mais c’est aussi grâce à elle qu’il reste debout : « Au plus profond de lui-même, là où il pouvait pressentir une vérité qui échappait aux formules, il se disait : ma culpabilité est tout ce qui me reste. Si je perds cela, alors tout ce que j'aurais pu être, tout ce que j'aurais pu faire aura été en vain. »

Une quête de pardon et d’impossible rédemption d’une beauté crépusculaire dont l’infinie tristesse m’a brisé le cœur. J’ai évidemment adoré.

L’Herbe de fer de William Kennedy (traduit de l’anglais par Marie-Claire Pasquier). Belfond, 2018. 280 pages. 18,00 euros.





mercredi 5 décembre 2018

Bionique - Koren Shadmi

Victor, lycéen geek, timide et tête de turc, est fou amoureux de la belle Patricia qui l’ignore totalement. Renversée par une voiture, cette dernière revient en cours après une longue convalescence métamorphosée : désormais mi-femme, mi-robot, Patricia n’est plus du tout la même, tant moralement que physiquement. Soudain plus accessible aux yeux du jeune homme, elle se révèle imprévisible et encore plus dangereusement désirable…

Le précédent album de Koren Shadmi m’avait emballé. C’est donc avec plaisir et impatience que je me suis lancé dans ce pavé mélangeant SF et récit d’initiation. Le résultat est surprenant, ne cherchant pas à naviguer d’un genre à l’autre mais créant au contraire une alchimie aussi improbable que séduisante entre les aspects futuristes et la relation amoureuse difficile et ultra-réaliste de Victor et Patricia.

Un roman graphique d’une belle densité. Koren Shadmi prend le temps de développer les interactions entre les deux ados, de l’ignorance à l’attirance, de la douceur à la douleur, des illusions à la dure réalité. Les personnages sont extrêmement fouillés, les caractères s’expriment dans toute leur complexité et les rôles secondaires ne sont pas là pour donner dans la figuration. Victor, au départ touchant de naïveté, mis à mal, balloté, manquant de confiance en lui et ne possédant les codes propres au jeu de la séduction, s’affirme peu à peu, certes maladroitement, mais avec une persévérance qui finit par forcer l’admiration.

Incroyable de constater à quel point cette banale amourette d’ados m’a passionné. Évidemment, ceux qui ont lu Le voyageur savent que Shadmi n’est pas du genre à céder aux tentations du feel-good gnangnan. La conclusion m’a certes paru un peu abrupte mais j’ai aimé retrouver la noirceur et le pessimisme qui caractérisent son univers. Les histoires d’amour finissent mal en général et cette impossible histoire d’amour en particulier ne pouvait pas déroger à la règle.

Bionique de Koren Shadmi (traduit de l’anglais par Bérengère Orieux). Ici Même, 2018. 180 pages. 26,00 euros.

mardi 4 décembre 2018

Mercredi c’est papi ! - Emmanuel Bourdier et Laurent Simon

Pour Simon chaque mercredi, c’est l’enfer ! L’enfer de devoir aller chez papi et mamie où il n’y a ni télé ni internet, juste « trois BD un peu moisies et rien que des champs de maïs autour de la maison ». Le mercredi Simon s’ennuie, les heures s’écoulent au ralenti, rien ne se passe. Jusqu’au jour où dans le jardin, Simon, une loupe à la main, demande à son grand-père quel était son métier avant de devenir papi. A partir de ce moment, chaque mercredi va devenir un enchantement, chaque mercredi papi va raconter une histoire sur sa vie d’avant. Et Simon va découvrir que « papi, c’est un peu comme un super jeu vidéo dans lequel tu ne sais jamais ce qui va se passer quand tu appuies sur start. »

Papi est aux fraises (« Etre aux fraises, c’est perdre la boule, avoir des courants d’air entre les deux oreilles, yoyoter du citron ») mais papi en a sous la pédale quand il s’agit de parler de ses histoires du passé. Et tant pis si tout est inventé, l’essentiel est ailleurs, papi fait rêver et est un remède magique contre l’ennui.

Un petit roman malicieux au ton léger et à l’humour piquant.  Une ode au pouvoir de l’imaginaire et à l’art de conter des histoires doublé d’un tendre hommage aux grands-parents qui, souvent, sont un phare pour leurs petits-enfants.

Mercredi c’est papi ! d’Emmanuel Bourdier et Laurent Simon. Flammarion jeunesse, 2018. 92 pages. 11,00 euros. A partir de 7-8 ans.












vendredi 30 novembre 2018

Neuf histoires et un poème - Raymond Carver

Que ça fait du bien de relire Carver ! Quand rien ne t’enthousiasme vraiment et que tu regardes les bouquins qui t’attendent sur leurs étagères avec autant d’envie qu’un gamin devant une poêlée de choux de Bruxelles, tu te dis qu’il est temps de revenir aux fondamentaux. Et chez moi Carver fait partie des fondamentaux, au même titre que Bukowski, Selby, Fante ou Calaferte. Des gars que tu fréquentes depuis longtemps, que tu retrouves régulièrement avec plaisir et qui ne te décevront jamais.

Avec Carver la messe est dite d’emblée, on crie au génie ou on fuit : des nouvelles, une écriture minimaliste, des petites gens, des petites vies à la dérive, des petits rien du tout. Pas de chute, pas de grandiloquence, pas d’effet de manche, pas d’esbroufe, pas de larmes. Juste des micro-événements, des douleurs qui affleurent, des moments où l’on est sur le point de basculer. Ici un couple qui jalouse ses voisins, ici un homme qui met sa femme au régime, ici un autre homme qui va voir ailleurs si l’herbe est plus verte, ici un vendeur d’aspirateurs en pleine démonstration, ici de vieux souvenirs amers, ici une partie de pêche continuée malgré ce cadavre dans la rivière, ici l’enfant est mort, ici il faut se débarrasser du chien…

Carver déroule sa partition sur un rythme bien lui, sans accélération ni gros coup de frein. C’est fluide, ça coule tout seul, c’est la mise en scène d’un quotidien sans lumière, de vies à deux qui s’effritent, d’une misère affective sans misérabilisme. C’est fluide et petit à petit l’émotion surgit, on ne sait jamais vraiment pourquoi. Mais c’est là, au creux du ventre, ça vrille, ça monte, et ça s’arrête toujours avant d’en faire trop.

Neuf histoires et un poème qui ont inspiré le film Short Cuts de Robert Altman. Neuf histoires et un poème pour un bal des médiocres loin de toute flamboyance dont l’inclassable beauté vous touche sans que vous sachiez vraiment pourquoi. « C’est pas grand-chose, mais ça fait du bien ». C’est le titre d’une des nouvelles de ce recueil et c’est l’effet que me fait Carver depuis que l’on m’a mis un jour un de ses livres entre les mains.

Neuf histoires et un poème de Raymond Carver. L’Olivier, 2018. 175 pages. 12,90 euros.




mercredi 28 novembre 2018

New York trilogie : intégrale - Will Eisner

Enfin ! Enfin Delcourt réédite la fameuse trilogie new-yorkaise de Will Eisner. La précédente édition datait de 2011 et elle était depuis longtemps introuvable, autant dire qu’il était plus que temps de publier à nouveau cet incontournable de l’un des plus grands maîtres de la BD mondiale.

Le premier titre, La Ville, n'est pas à proprement parler un roman graphique. Il s'agit plutôt d'une série de « photographies » bâties autour d'éléments clés qui constituent sa vision d'une grande cité : les grilles d'aération, les perrons, le métro, les déchets, le bruit, les bouches d'incendie, les égouts, les murs, les fenêtres... Eisner y décline en une succession de saynètes brèves, souvent sans texte, des petites fictions censées selon lui représenter l'essence même de New-York telle que ses propres habitants la conçoivent.

Avec L'immeuble, l'auteur convoque les esprits de quatre personnes ayant vécu dans un immeuble aujourd'hui détruit. Il raconte ces vies « fantomatiques » dont le destin est resté intimement lié au lieu qu'elles ont habité.



Les trois nouvelles qui composent Les gens, dernier tome de la trilogie, sonnent comme un constat sombre et désespéré : aujourd'hui plus que jamais, la ville est peuplée de gens invisibles. Un univers kafkaïen où le rythme de vie frénétique des citoyens ne laisse aucune place aux existences individuelles.

Avec cette trilogie le lecteur prend une vraie leçon de BD ! Un trait souple et doux d'une grande expressivité, un noir et blanc maîtrisé avec pour seule couleur une encre diluée qui offre différents tons de gris du plus bel effet. Et surtout un modèle de mise en scène, de cadrage et de découpage où Eisner exprime sa maîtrise de l'ellipse et du rythme. Mais au-delà des qualités purement techniques de cette trilogie, il y a dans les différentes histoires une force narrative saisissante. Pour ceux qui ne connaîtraient pas encore le travail de celui que beaucoup considèrent comme le créateur du roman graphique, cette intégrale est la porte d’entrée parfaite, bien plus que Le Complot par exemple.

New York trilogie : intégrale de Will Eisner (traduit de l'anglais par Anne Capuron). Delcourt, 2018. 425 pages. 34,95 euros.






mardi 27 novembre 2018

Le journal de Gurty T5 : Vacances chez Tête de Fesses - Bertrand Santini

Rien ne va plus pour Gurty ! Obligée de passer une semaine chez les voisins de son maître avec son amie Fleur, la petite chienne va vivre son pire cauchemar : devoir cohabiter avec un chat ! Et pas n’importe quel chat puisque la maison de la famille Caboufigues abrite son ennemi juré Tête de Fesses. Cerise sur le gâteau, monsieur et madame Caboufigues sont les heureux parents de Donovan et Cassidy, des jumeaux « aussi tarés l’un que l’autre ». Autant dire que pour Gurty et Fleur l’épreuve s’annonce difficile à surmonter.

Gurty chez son pire ennemi, l’idée de départ est machiavélique, elle se révèle au final hilarante.  Ça part dans tous les sens, les événements ne se déroulent jamais comme prévu, les bonnes intentions tournent toujours à la catastrophe et la plus bête des bêtes n’est pas forcément celle que l’on croit. Dans le monde de Gurty les italiennes s’empiffrent de chocolat, les hérissons ont des problèmes de prononciation, les écureuils sont des escrocs, les peluches vaudou sont cachées au grenier et les moutons suivent le troupeau.

Comme d’habitude le premier chapitre donne le ton avec, une fois de plus, une histoire de caca pour lancer les hostilités. Facile me direz-vous ? Que nenni ! Le pipi/caca dans un roman jeunesse, c’est tout un art. Du moins tant que l’on s’ingénue à l’amener sans les grosses ficelles d’une vulgarité indigeste. Mais pour éviter que sa série ne tourne en rond Bertrand Santini innove. Dans ce cinquième tome, en plus du journal intime de Gurty, on plonge avec délectation dans les pages pleines de fiel de celui de Tête de fesses. Et entre les lignes les adultes découvriront quelques piques envoyées aux prédicateurs toujours prompts à hurler au blasphème et à endoctriner les âmes innocentes en leur promettant monts et merveilles (contre un paquet de gâteaux en l’occurrence…).
 
Je ne vais pas être objectif parce qu’avec Gurty c’est gagné d’avance me concernant. Avec le temps, j’ai fini par m’attacher à cette petite boule de poils et à ses comparses qui ne brillent certes pas par leur sagacité mais dont les aventures sont le meilleur remède antimorosité que je connaisse.

Le journal de Gurty T5 : Vacances chez Tête de Fesses de Bertrand Santini. Sarbacane, 2017. 180 pages. 10,90 euros. A partir de 8 ans.









samedi 24 novembre 2018

Darktown - Thomas Mullen

Atlanta, 1948. Depuis trois mois, Lucius Boggs et Tommy Smith sont les premiers policiers noirs de la ville. Des policiers pas comme les autres, cantonnés aux quartiers de leur communauté, obligés de patrouiller à pied, ne pouvant appréhender un contrevenant blanc, interdits de séjour au commissariat central de la ville, leurs bureaux relégués dans le sous-sol d’un immeuble insalubre. Des policiers ayant conscience de leur statut de pionniers et de la nécessité de se montrer exemplaires, mais sachant aussi qu’ils se promènent avec une cible accrochée dans le dos et que le premier conducteur blanc qui leur foncera dessus et les laissera sur le carreau sera acquitté en plaidant le simple accident.

Au mieux dénigrés, au pire haïs par leurs collègues blancs, Lucius et Tommy savent rester à leur place. Sauf le jour où une jeune métisse est retrouvée morte dans un terrain vague. Se rappelant l’avoir vue quelques jours plus tôt assise dans la voiture d’un homme s’étant montré particulièrement agressif avec eux, les deux policiers décident d’élucider le meurtre, même si le règlement leur interdit de mener des investigations et bien que leur supérieur semble pressé de classer l’affaire. Une enquête officieuse qui va mettre en danger leur carrière et surtout leur vie.

Un roman qui éclaire un pan méconnu de l’histoire américaine et ne peut que mettre en colère. Impossible de ne pas rester insensible au traitement réservé à ces policiers humiliés pour leur couleur de peau. Au-delà de leur propre cas, on découvre au fil des pages les comportements innommables d’une population  blanche n’ayant finalement jamais tiré un trait définitif sur l’esclavage. Comme chez Ray Celestin (Carnaval et Mascarade), l’enquête vaut moins que le contexte dans lequel elle se déroule (selon moi du moins) et tout l’intérêt tient dans les aspects politiques et historiques que Thomas Mullen insère à merveille dans son récit.

Premier tome d’une série dont le second est sorti l’an dernier aux Etats-Unis, Darktown est l’archétype du roman policier moderne, très documenté et solidement charpenté, reposant sur un duo de héros récurrents que les lecteurs ont plaisir à retrouver. Aussi efficace que révoltant.

Darktown de Thomas Mullen (traduit de l’anglais par Anne-Marie Carrière). Rivages, 2018. 425 pages. 22,00 euros.